Le patron des services extérieurs français (DGSE), Bernard Emié, a admis récemment que les groupes djihadistes menaçaient désormais la Côte d’Ivoire pour l’instant relativement épargnée par la violence terroriste
Une analyse de Lassina Diarra, chercheur sur Islamisme et terrorisme en Afrique de l’ouest, centre4s.
Géographiquement et humainement, la Côte d’Ivoire est largement un continuum de l’espace sahélo-saharien. Cette position induit une part de vulnérabilité, surtout que le pays a subi, plus d’une fois, les assauts d’assaillants venus d’ailleurs (Grand-Bassam mars 2016, Kafolo juin 2020) révélant, ainsi, la nature et la configuration exogène de la menace terroriste dans le pays. Cependant, la déclaration du directeur de la DGSE française du 1er février 2021 relativise ce postulat. Ce dernier a affirmé que nombreux États côtiers dont la Côte d’Ivoire font face à un important processus de dissémination des groupes terroristes.
Certes, la Côte d’Ivoire n’a pas encore atteint le degré ni l’intensité de l’omniprésence de la violence observée au Sahel, mais des actes et alertes concourent à justifier la crainte. La présente note a mobilisé la théorie de l’hégémonie culturelle selon Antonio Gramsci, la littérature sur l’Islam local comme cadre théorique pour analyser et cerner les velléités de glissement du champ de la piété à celui de la belligérance sociale, en Côte d’Ivoire, surtout dans un contexte de tensions politiques qui masque, ou rend moins sensible, la propension de convivialité sectaire de certaines personnes.
Déconstruction progressive du modèle traditionnel.
Jusqu’à une date récente, la littérature sur l’Islam ivoirien, figée dans une grille de lecture bienveillante[1], peine à prendre en compte l’évolution des actes et des discours d’intolérance. Depuis 2005, le pays s’achemine vers une communautarisation et une ghettoïsation des pratiques et usages réinventés, sous le coup d’une volonté de réislamisation.
Certes, pour l’heure, aucun acte concret de violence sacrée n’a été commis par des Ivoiriens fanatisés, mais le constat ne devrait occulter la hausse d’un activisme de la haine, qui s’exprime sans trop de pudeur, dans la sphère nationale du prosélytisme[2]. Il apparait utile, dès à présent, d’apprécier ses effets à court et à long terme, en rapport avec le processus d’émergence des réseaux extrémistes, du Sahara au Golfe de Guinée.
Dans des villes, le pacte social fondé sur un socle, un gage de respect des us et coutumes des autochtones se dissout à cause, entre autres facteurs, d’une poussée des idéologies salafistes. La rigueur puritaine du codex wahabo-salafiste s’en prend, non seulement aux obédiences soufies, mais à la notabilité traditionnelle, à sa culture et aux valeurs dont elle assure la reproduction.
Dans la ville de Ouangolodougou, au Nord de la Côte d’Ivoire et sur la frontière du Burkina, la réfutation de « l’égarement » trahit la simultanéité de l’apparition, en 2019, d’un groupuscule de motocyclistes armés. Devant témoins, leurs émissaires annonçaient une attaque contre la ville si les chefs coutumiers n’interdisaient ou n’abolissaient la célébration de la fête nommée Kroubi[3].
A Man en 2017, au nom de groupes islamistes rivaux, des jeunes fanatisés dévalisaient des mosquées ou en prenaient le contrôle.
Les récits de plusieurs de nos interlocuteurs lors de notre étude sur les facteurs de l’extrémisme violent à San-Pedro en 2017, révélaient la réalité d’un clivage qui rythme la vie des habitants d’un quartier à l’autre. La différence s’exprime au travers d’une terminologie de distinction nouvelle entre dar-al-kufr[4] et dar-al-islam[5]. Dans la même ville, en 2017, un imam, devant ses ouailles, expliquait et approuvait des actes terroristes dans la région et ailleurs avant d’être rappelé à l’ordre par ses coreligionnaires. A Man en 2017, la bastonnade à sang et la molestation des imams jugés apostats dévoilaient, soudain, auprès d’une opinion incrédule, combien le salafisme des villes de Labé et Kankan en Guinée voisine, débordait sur la Côte d’Ivoire, grâce à l’activisme d’une minorité.
Dans les faits, presqu’aucun dignitaire musulman n’appelle à la violence ; d’autres, sous le couvert du culte, développent des discours en contradiction avec des valeurs d’une République laïque, du vivre-ensemble. Au prétexte de la liberté d’expression et de conscience, ils réclament, défendent et pratiquent le droit à l’intolérance confessionnelle. Le recours aux notions de théologie – telles que la limite de l’intelligence humaine face à l’ordre divin, la supériorité de la charia, l’eschatologie, le jugement dernier – débouche sur la reformulation des normes, « l’injonction de Dieu » devenant supérieure aux lois de l’État moderne. Des acteurs s’emploient, alors, à irriguer le corps social de ressentiment insurrectionnel, quand ils se servent des carences structurelles du gouvernement, pour en appeler à la justice de Dieu. En l’espèce, l’objectif consiste à préparer les consciences avant de poser les jalons d’une contestation future. I
l apparait, ici, important de rappeler le cas de l’imam Aguibou Touré interpellé, à Abidjan, en 2018, pour apologie du terrorisme et libéré sans procès au lendemain d’une médiation du Conseil supérieur des imams [6](Cosim).
Enjeux de la lutte contre l’extrémisme violent.
Dans le registre des pathologies sociales, de l’intrication du politique et du religieux et de l’intolérance confessionnelle, tous signes précurseurs du passage à l’acte, rien ne singularise la Côte d’Ivoire des États du champ sahélien. Depuis près de deux décennies, les acteurs politiques ont recomposé voire ressuscite, autour d’eux, des référents que la République en construction laborieuse et la mondialisation consumériste destinaient à l’extinction : tribu, ethnie, religiosité et clientélisme ont entrainé le pays dans un cycle inédit de brutalité. La faillite du politique révèle toute la vulnérabilité d’un environnement de l’atomisation et de l’anomie, où le contrat social ne tient, à présent, que par une alternance de négociation et d’affrontement.
Malgré, les efforts politico-sécuritaires et économiques depuis 2011, le pays endure des antagonismes qu’il peine à dépasser. L’échec de construction de l’État légal-rationnel de Max Weber a fait naître, chez quelques composantes de la communauté de destin, l’aspiration à un renouveau de l’identité, fondée sur l’exclusion de l’autre, voire son anéantissement. Le groupe Amanakamain[7], produit du chômage, de l’injustice et du désenchantement – représente une opportunité idéale de recrutement au profit de l’Internationale jihadiste.
D’une manière générale, la Côte d’Ivoire aborde la doctrine du terrorisme sous le prisme de la criminalité. A l’exception de quelques pistes de prévention, en l’occurrence l’acclimatation de la « mallette pédagogique[8] », l’approche dominante se militarise. D’importants investissements en équipements de guerre, formation, moyens de renseignement et la création de zones opérationnelles au nord témoignent d’une meilleure capacité de réaction à une agression. Agir sur la source et la cause lointaine de celle-ci fait toujours défaut. Il suffit de constater que le ministère de l’Education nationale dispose d’à peine un ou deux arabisants, pour éplucher et, le cas échéant contrôler et censurer les programmes des dizaines d’écoles islamiques dont le corps enseignant n’est soumis à aucune charte de déontologie ou de civisme.
L’absence de résilience de l’Islam quiétiste
D’une manière générale, l’islamisme pré-jihadiste prend de l’ampleur en Afrique de l’Ouest. Le phénomène, par sa tactique de diversion – variabilité du mode opératoire, hybridation des facteurs et acteurs – défie la sécurité conventionnelle.
Il est vrai, la Côte d’Ivoire ne dispute encore l’intégrité de son espace aux mouvements islamistes mais des signes, à la fois faibles, et forts continuent de justifier la crainte. Les acteurs du jihadisme inscrivent leurs actions dans une temporalité dormante, que ponctuent les provocations pour tester l’adversaire, la construction de réseaux et le déploiement dans les milieux de faible instruction, de pauvreté et de déracinement culturel. C’est en cela que l’engagement des volontaires pour la ‘’guerre sainte’’, au-delà des intérêts matériels, résulte d’une conviction, d’une foi éprouvée, souvent à l’épreuve d’une perte de repères et d’espoir en la vie d’ici-bas.
La nature du danger actuel dans le pays requiert une expertise pluridisciplinaire, pas uniquement de l’ordre de la sécurité opérationnelle. Elle doit prendre en compte les aspects géopolitiques, le rapport à l’économie et à l’espace, la surnatalité et la promiscuité de même que la mécanique d’insémination performante de l’endoctrinement.
Le substrat local de la misère confère le sceau du sacrifice à la promesse d’une éternité de bonheur post-mortem ; l’arabisation, type moyen – orient, du mode de vie, la valorisation du modèle de la cité de l’Islam pionnier et la révocation de l’universalisme, concourent à étayer et à conforter les vocations au martyre. Jusqu’ici, la tendance sociale s’accentue tandis que le discours et les attitudes personnelles se raidissent ; à cette évolution, les franges modérées et quiétistes du pays n’opposent guère d’objection significative.
Au Sahel, actuellement les initiatives de la communauté internationale, la France inclue, semblent être moins visibles par l’opinion publique, parce qu’elles s’appuient, en théorie et dans les faits sur une dynamique politico-sécuritaire prédatrice (corruption endémique) et actrice d’exactions qui, parfois, nourrissent et exacerbent les hostilités. Ce déficit de diagnostic, en amont au Sahel, doit être corrigé dans les États qui ne sont pas encore suffisamment affectés. Les initiatives surtout internationales doivent œuvrer à la construction d’un modèle d’État légal-rationnel, si l’on veut préserver la paix et la sécurité dans la sous-région.
[1] Marie MIRAN, Islam, histoire et modernité en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 2006, 548 pages.
[2] Lassina DIARRA, Le courant wahhabo-salafiste à San Pedro : du prosélytisme à la revendication de la chariaa, Centre stratégique de sécurité au Sahel-Sahara, septembre 2017.
[3] Une fête traditionnelle qui a lieu toutes les 27èmenuit du mois de Ramadan au cours de laquelle, les filles impubères, presque nues, sans soutien-gorge dansent et s’exhibent dans les rues. La célébration se déroule sous l’égide de la chefferie coutumière.
[4] Le vocable désigne la « cité de la mécréance », un lieu de vice et de perdition. Pour les islamistes, un tel espace incarne le « domaine de l’impureté, de la souillure ». Il est habité par « les ennemis de l’Islam ».
[5] Le terme spécifie le Bardo, ainsi rebaptisé foyer d’auto-valorisation morale, d’ostentation dans la piété et de revendication d’un ordre social davantage soumis au vouloir de Dieu.
[6] Entretien avec O. D, un imam le 23 juillet 2020 à Abidjan.
[7] Un terme en langue bambara qui signifie, « on n’est pas venus sur terre pour durer ». Le groupe se trouve à Bouaké au centre de la Côte d’Ivoire, ancien quartier général de la rébellion 2002. Ces d’individus en déshérence se constituent en association informelle. Quelques-uns se réfugient dans la dévotion compulsive et démonstrative ; nombreux savent manipuler des armes de guerres, souvenir de leur passé de rebelles.
[8] Elle vise à permettre aux agents des forces de défense et de sécurité de cerner, en amont, les signes faibles et forts de radicalisation. Concrètement, il s’agit d’une compilation d’éléments basiques de l’Islam et du terrorisme. Le contenu est diffusé aux officiers, représentants de l’État dans les régions et aux ministres du culte.