Le jeudi durant l’été est consacré aux grandes capitales africaines. Devenue un grand far west pour les investisseurs étrangers et deuxième plus grande ville d’Afrique de l’Ouest, Abidjann a perdu de sa splendeur d’antan
« Abidjan, la perle des lagunes », proclament les dépliants touristiques jaunis par les ans, que les anciens colons ou expatriés français regardent avec l’oeil mouillé. Les Français, ils étaient cinquante mille dans les années soixante, quand, au lendemain d’une indépendance de façade, Félix Houphouët Boigny, le premier président du pays, les laissa faire tranquillement leur tambouille dans les arrière-cuisines des ministères.
Molière, en perte de vitesse
Aujourd’hui, ils ne sont plus que quelques milliers après avoir succombé à une première vague, celle des Libanais, qui les ont supplanté dans de nombreux secteurs, notamment celui du cacao. Avec la mondialisation, ils sont menacés d’être totalement engloutis par de nouveaux arrivants, les Marocains, de plus en plus actifs dans le pays, mais aussi les Chinois, les Indiens, les Turcs et autres pays émergents. Car Abidjan, six millions d’habitants et deuxième plus grande ville d’Afrique de l’Ouest derrière Lagos, qui produit la moitié de la richesse de ce pays de loin le plus florissant des ex-colonies africaines, reste un far west pour beaucoup d’investisseurs étrangers.
La France est accrochée aux plaques des grands boulevards de la capitale économique ivoirienne: le VGE, l’avenue large comme une piste d’atterrissage sur le chemin de l’aéroport, le Mitterrand, celui de France, le pont de Gaulle, sans compter l’Angoulvant, le Terrasson de Fougères ou le Latrille, du nom d’anciens gouverneurs coloniaux.
Dans un pays qui compte une soixantaine d’ethnies et presque autant de langues locales, le Français reste la langue nationale mais dans ce secteur, les Ivoiriens font vraiment preuve d’esprit d’indépendance. Ils inventent sans cesse des mots, les détournent, les embellissent au risque de « trauma-choquer » les puristes. A Abidjan, ils ont carrément largué les amarres avec le nouchi, un parler argotique totalement hermétique aux non-initiés. A Abidjan, le Français, c’est gâté, deh, même si les « élites » s’efforcent de pratiquer parfaitement la langue de Molière.
Du « Toit d’Abidjan »
La lagune, elle, ce n’est plus une perle, mais une gigantesque poubelle à ciel ouvert. On y croise de tout, des bidons, des bouteilles, des plastiques, des carcasses de bagnoles, de frigos, des épaves de bateaux, des déchets chimiques et ménagers, un nombre incalculable de capotes anglaises, des caïmans égarés. Dans certains quartiers d’Abidjan, aux heures les plus sèches de l’année, elle dégage une épouvantable odeur. Depuis 2013, le gouvernement de Ouattara a entrepris de dépolluer la baie de Cocody, où dans les années 90, on pratiquait le ski nautique.
Témoin de cette splendeur passé, l’hôtel Ivoire, deux bâtiments dont une tour de 23 étages construit dans les années 60 en bordure de la baie. Le complexe vient d’être rénové et sa gestion a été confiée à Sofitel. On n’y danse plus jusqu’à l’aube comme dans les années 90. On n’y croise plus de mercenaires slaves désoeuvrés, d’’opposants politiques de pays de la sous-région, logés aux frais de la princesse. Sa patinoire, la seule au sud du Sahara, a fermé depuis belle lurette. Son casino, interdit aux Ivoiriens par Houphouët Boigny, son bowling, n’ont pas survécu.
Mais quand on grimpe au dernier étage au restaurant « Le Toit d’Abidjan », la vue n’a pas changé. En face, le Plateau, érigé sur un promontoire, qui fut dans les années 30 le quartier des colons et qui est aujourd’hui celui des affaires. Avec ses buildings, ses tours, ses immeubles, dont certains comme la Pyramide, tombent en ruines faute d’entretien. A la nuit tombante, rituel immuable, des milliers de chauve-souris qui squattent les grands arbres du quartier, s’envolent au dessus de la lagune pour effectuer leur footing nocturne. Au risque de réveiller les génies, qui, selon les Ebriés, premiers habitants de la lagune et toujours propriétaires de la plupart de ses rives, peuplent ces eaux saumâtres.
Et sentinelle en bordure du Plateau, empiétant même sur le boulevard Lagunaire que Ouattara a entrepris d’agrandir, l’ambassade de France, forteresse d’où on peut surveiller les deux ponts, l’Houphouët et le De Gaulle, qui mènent à l’aéroport, au port et au quartier militaire français. Le Café de Rome, situé en contrebas, n’a pas été épargné et vient d’être rasé. Le complexe était composé d’un casino, d’un hôtel, et d’une boîte de nuit où, certains soir d’élection de miss, on voyait Hamed Bakayoko, l’actuel homme fort du gouvernement Ouattara, alors ministre d’un gouvernement de réconciliation présidé par Gbagbo, se trémousser avec sa garde au milieu de ses « ennemis » politiques.
Du « Toit d’Abidjan », on ne voit pas Sebroko, un ancien hôtel reconverti en QG de l’ONU, où au plus fort de la crise ivoirienne, les fonctionnaires onusiens pouvaient vivre en totale autarcie, avec dans leur enceinte, gymnase, distributeur bancaire et hélicoptères pour les ravitailler. Mais, on devine au loin les fumées de la zone industrielle de Vridi avec la raffinerie de la S.I.R, l’abattoir de Port Bouët, où des milliers d’étrangers venus de pays voisins s’entassent dans des bidonvilles en bordure de mer. Ouattara a fait déguerpir les baraquements installés côté océan pour faire de la place à la future autoroute vers le Ghana voisin, dont le premier tronçon ira jusqu’à Grand Bassam.
Choucroute et climatiseurs
Nouveau venu dans le paysage, le troisième pont sur la lagune, construit par Bouygues et inauguré l’an passé après des dizaines d’années d’études et de tergiversations, entre les quartiers de la Riviéra et celui de Marcory, fief de la « libanaise connection ». Son échangeur aboutit sur le VGE non loin du carrefour Akwaba (bienvenue, en ivoirien) où se greffera l’autoroute. A gauche, le quartier populaire de Koumassi, à droite, la Zone 4, le quartier des Blancs avec Biétry. Et son boulevard de Marseille, ainsi baptisé parce qu’on y pratiquait la pétanque. Comme la Canebière, terrain de boules des expatriés où ont été érigés des immeubles de luxe dans un autre quartier d’Abidjan. C’est là, en Zone 4, que, dans des centres commerciaux climatisés comme celui de Cap Sud, les nostalgiques peuvent se ravitailler à prix d’or en cassoulet, camembert ou choucroute.
La nuit venue, les Blancs viennent s’encanailler dans des boîtes de nuit où des filles légères s’exhibent ou racolent au bord des rues. Ce sont les toutous, dénommées ainsi en souvenir des prostituées ghanéennes qui demandaient « two-two » en rétribution de leurs services, les tchoins ou encore les djandjous. Elles ont fleuri avec la crise, certaines n’hésitant pas à faire des centaines de kilomètres à l’intérieur du pays pour suivre les convois de militaires étrangers. A droite encore, Treichville, du nom d’un ancien gouverneur français, le quartier cosmopolite, véritable tour de Babel ouest africaine, avec son grand marché de Belleville. Et plus loin, le grand port autonome, dont Bolloré gère la lucrative partie conteneurs, une concession qui lui a été octroyée par Gbagbo.
Autour de l’hôtel Ivoire, c’est le quartier de Cocody, avec à quelques centaines de mètres, la résidence présidentielle, aujourd’hui inoccupée et fermée par des palissades après avoir été bombardée par l’armée française en avril 2011. Son coeur est occupée par de grandes résidences cossues, fermées par de hauts murs. Quand on en franchit l’entrée, on mesure rapidement l’état de grâce politique de son propriétaire à la climatisation des lieux. Si elle est panne, c’est qu’il n’est pas dans les petits papiers du pouvoir. Si on trouve des climatiseurs en marche dans les jardins (le cas s’est produit), c’est que le proprio est au faîte de sa gloire politique.
« Coupé-décalé »
En continuant à longer la lagune, on tombe sur la résidence de l’ambassadeur de France, immense propriété avec salon de plusieurs centaines de mètres carrés et parking grand comme un terrain de foot. Un mur mitoyen long de deux cent mètres la sépare de la bâtisse présidentielle. Plus loin encore, on tombe sur l’hôtel du Golf, où Ouattara avait établit durant la crise post électorale, son quartier général. A proximité, sa nouvelle villa (la précédente avait été brûlée et pillée en 2002) qui lui sert aussi de résidence présidentielle.
A mesure qu’on s’enfonce dans les quartiers nord de la ville, les Blancs disparaissent totalement. On entre dans en Afrique profonde. Abobo, et ses rues toujours défoncées où s’entassent des centaines de milliers de migrants venus de tous les pays voisins. Ce quartier précaire a poussé autour de la gare où convergent des nuées de Gbakas (petits bus) ou de woro-woro (taxis collectifs). Il y a aussi Adjamé avec ses innombrables boutiques, sa gare routière et son marché aux voleurs. Et Yopougon, la commune la plus grande et la plus peuplée, avec la centrale électrique d’Azito, ses zones industrielles et ses quartiers résidentiels qui voisinent avec des bidonvilles. C »est là qu »est né le coupé-décalé, cette musique qui a fait fureur sous Gbagbo.
Son fief se situait rue Princesse, dans des maquis qui déversaient sans interruption des tonnes de décibels. Ouattara les a fait raser. Mais, les maquis, ces bars restaurants à ciel ouvert, souvent constitués de bric et de broc, où on consomme poisson et poulet braisés, continuent à constituer l’identité d’Abidjan. Cette ville chaude et humide d’où monte une incessante rumeur, cette ville où on n’arrête jamais de faire la fête, sauf les soirs de couvre-feu qui furent nombreux ces dernières années, cette ville capable de colères dévastatrices, cette ville branchée sur le monde, où ses habitants même les plus pauvres ont un téléphone greffé à l’oreille et où les boutiques internet pullulent. Car comme dit la chanson, Abidjan, c’est gâté, mais c’est aussi technique.