Ibrahim Matwally Higazy est avocat et père de famille. Son fils ainé, Abdelmoneim, a disparu le 8 août 2013, durant la sanglante répression des sit-in des place Rabea Al-Adawiya et Nahda au Caire. Un véritable massacre qui avait fait plus de 1600 morts en trois jours. Depuis; l’avocat des disparus a été placé en détention où il subit des mauvais traitements à répétition
Rabha Attaf, grand reporter, auteur de « Place Tahrir, une révolution inachevée »
Depuis l’arrestation de son fils Abdelmoneim, Maitre Higazy avait pris son bâton de pèlerin pour le rechercher dans tous les recoins des sordides prisons d’Egypte. Finalement, en janvier 2016, il fondait l’Association Egyptienne des Familles de Disparus (AEFD). Il était en effet urgent de rendre visible cette terreur qui s’était abattue sur la société égyptienne au lendemain du coup d’Etat du maréchal Al-Sissi. Et en premier lieu de constituer les dossiers de plaintes destinées à alimenter le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées et involontaires, afin qu’une pression soit exercée régulièrement sur le pouvoir égyptien.
La tâche est énorme. En cette année 2016, pas un jour ne passe sans qu’une disparition ne lui soit signalée. A la fin décembre, il en dénombre 378! Surtout des jeunes, des étudiants, mais aussi des personnes connues pour leurs activités politiques, syndicales, ou de défense des droits humains. Tel son ami vétérinaire et co-fondateur de l’AEFD, le Dr Ahmed Chawky Amasha, enlevé à un barrage de police le 10 mars 2017, puis détenu au secret durant un mois dans le quartier général de la Sureté d’Etat de Abbassiya au Caire, où il a été salement torturé, avant d’être finalement inculpé pour « appartenance à groupe en violation de la loi » puis incarcéré à la prison de Tora (au Caire).
Il fallait aussi braver la peur qui se diffusait dans tous les pores de l’ensemble de la société civile. Alors, la toute nouvelle association est sortie de l’ombre, le 12 avril 2016, en organisant, juste avant le voyage officiel de François Hollande au Caire, un rassemblement devant l’ambassade de France avec la remise, en présence de nombreux journalistes de la presse internationale, d’une lettre destinée au président français François Hollande.
Une opération à l’époque réussie puisque ce dernier, lors de sa conférence de presse commune avec Al-Sissi, avait abordé la question des droits humains, et de l’édification d’un Etat de droit, comme condition d’une relation durable entre les deux pays, créant ainsi la surprise.
Douche froide en septembre 2017
Mais lors de la session annuelle de l’assemblée générale des Nations-Unies en 2017, le pouvoir égyptien reçoit une douche froide. Le Comité contre la torture y présente en effet son rapport annuel dans lequel il démontre que « la torture est une pratique systémique en Egypte », fondant ses affirmations sur une enquête menée suite aux centaines de plaintes déposée par la fondation Suisse Al-Karama for human rights, spécialisée dans la défense des droits humains dans le monde arabo-musulman.
Le 6 septembre 2017, l’ONG américaine Human Rights Watch rendait aussi public son rapport dans lequel elle ne mâche pas ses mots. « L’épidémie de torture pourrait constituer un crime contre l’humanité », affirme-t-elle, « l’Agence Nationale de Sécurité -qui dépend du ministère de l’Intérieur, ndlr- a un système en place pour former le personnel de l’ANS aux techniques de torture ».
Un vrai camouflet pour le président Al-Sissi qui devait se rendre à New-York ! La réaction des autorités égyptiennes ne s’est donc pas faite attendre. Le coupable ne peut être que l’avocat des disparus ! Alors, quand il s’est rendu à l’aéroport le 10 septembre 2017 pour s’embarquer à destination de Genève où il devait être reçu par le Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires, Me Ibrahim Matwally Higazy a été arrêté et emmené au quartier général de la Sûreté d’Etat, à Abbasiya, où il a subit tortures psychologiques et physiques durant deux jours, notamment à l’électricité. Puis, il a été déféré, le 12 septembre dernier, devant le procureur général du tribunal militaire pour être accusé d’avoir « fondé et dirigé une l’« Association des Familles de Disparus » pour discréditer l’Egypte et à nuire à ses intérêts à l’étranger!
Le combat d’une femme
En ce vendredi caniculaire de ce mois de juillet 2022, l’épouse de Me Ibrahim Matwally, Najat, attend depuis l’aube devant la prison de Tora, au Caire. Elle a un droit de visite très aléatoire, délivré au coup par coup, et ne l’a pas vu depuis deux mois.Elle est particulièrement inquiète et m’en fait part via les réseau sociaux :
« Je ne sais pas dans quel état je vais le trouver. Il est à l’isolement et ne voit jamais le jour. De plus, sa santé s’est fortement détériorée : Ibrahim souffre de la prostate et d’hyper-tension ; et sa vue a fortement baissé. L’administration pénitentiaire refuse encore de lui prodiguer des soins », m’explique-telle rapidement avec des sanglots dans la voix. Sa plus grande crainte est que son mari meure en prison. Et pour cause : depuis son incarcération en septembre 2017 les autorités égyptiennes font preuve d’un acharnement particulier à son encontre, allant jusqu’à simuler une libération le 26 août 2020 avant de ré-inculper l’avocat dans une autre affaire, elle aussi montée de toute pièce comme la première. Son avocat a même été lui aussi incarcéré.
Pourquoi Me Matawally est-il soumis à un tel traitement inhumain ? Assurément, son cas sert d’exemple dissuasif à tous ceux qui s’aviseraient publiquement de témoigner physiquement contre le régime d’Al-Sissi devant l’Assemblée générale des Nations Unies lors de la session périodique consacrées aux droits humains (2). Aucun égyptien ne s’y est encore risqué. Mais surtout, Ibrahim était l’un des relais, au Caire, de la famille de Giulio Regeni, le jeune doctorant de Cambridge enlevé au soir du 25 janvier 2016 par des agents de la Sûreté Nationale, et dont le corps atrocement supplicié fut retrouvé, neuf jours plus tard, dans un fossé longeant la route reliant Le Caire à Alexandrie.
Incident diplomatique avec l’Italie
Cette affaire avait donné lieu à une crise diplomatique entre l’Italie -qui avait rappelé son ambassadeur- et l’Egypte. Les enquêteurs italiens diligentés au Caire avaient conclu en la responsabilité de l’Agence Nationale de Sécurité (ANS) «dans l’enlèvement, la séquestration, la torture et l’assassinat de Giulio Regeni ((3). Ils avaient probablement été officieusement aidés par des « fuites » émanant du Renseignement militaire égyptien qui n’avait pas apprécié que leurs concurrents laissent bien en vue une couverture de l’armée près du corps de Giulio Regeni, retrouvé aussi à proximité d’une caserne.
Quatre officiers de l’ANS -le général Tariq Saber, le colonel Aser Ibrahim, le capitaine Hesham Helmi et le major Magdi Abd al-Sharif- ont ensuite été inculpés par le procureur de Rome pour « enlèvement aggravé ». le major Sharif a également été accusé de « complot en vue de commettre un meurtre aggravé ». Côté égyptien, le procureur général du Caire et le Ministre de l’Intérieur, qui ont toujours refusé de collaborer avec leurs homologues italiens, clôturaient le dossier. Motif invoqué : les prétendus kidnappeurs de Giulio Regeni -un gang spécialisée dans l’enlèvement et le « rançonnage » des étrangers- ont été tués par la police qui a trouvé le passeport et des effets personnels du jeune italien dans leur planque. « Circulez, il n’y a rien à voir ! »
Aujourd’hui, cette affaire a fini en « cold case », mais Ibrahim Matwally en est devenu une victime collatérale. Pour le pouvoir égyptien, l’avocat des disparus a commis un double crime de trahison et est donc condamné à une mort lente, sans sentence prononcée par un tribunal. C’est le sort réservé à quiconque s’oppose frontalement et publiquement à la dictature, de surcroît en s’appuyant sur des instances étrangères.
Quant à feu Giulio Regeni, sa mort est un signal fort à destination des étrangers vivant en Egypte et perçus par la police politique comme étant des espions en puissance. Le jeune doctorant qui travaillait sur les syndicats indépendants -un thème hautement sensible en Egypte- faisait l’objet d’une filature depuis des mois, et ses communications étaient enregistrées. L’un de ses contacts privilégiés -le dirigeant du syndicat des vendeurs de rue- l’avait dénoncé à son agent traitant de la police politique et avait tenté de le piéger en filmant, à son insu, une de leurs conversations. Il s’agissait de faire avouer par l’étudiant un financement en provenance d’un syndicat américain et à destination d’un syndicat indépendant égyptien. Ce qui aurait constitué une preuve pour justifier l’arrestation de Giulio Regeni. Mais ce dernier n’était pas tombé dans ce piège grossier.
(1) Ibrahim Matwally, l’avocat des disparus : https://mondafrique.com/egypte-portrait-de-matwally-higazy-lavocat-disparus/
(2) Tous les ans, la situation des droits humains est examinée, pays par pays, devant l’Assemblée générale des Nations Unies. La liste des pays examinés change d’année en année, sur proposition du Comité des droits de l’homme de l’ONU.
(3) nouveau nom de la Sûreté d’État –Amn Eddawla– après la chute de Moubarak