Le président Chirac a tranché lors de l’inauguration du Musée Branly baptisé « Musée des Arts Prmemiers » une façon de prendre ses distances avec les relents néo-colonialistes de l’acception « Art Primitif » qui a bercé le 20 ème siècle… Et si on pouvait aller plus loin encore et parler « d’art primordial » ? C’est la question que l’on se pose dès les premières salles de l’exposition du Musé Branly en découvrant à quel point l’art dit « primitif » et en particulier l’art « nègre » a fait office de déclancheur, voire de détonateur pour l’artiste.
Une scénographie étudiée…
L’exposition s’ouvre sur une enquête chronologique dans la vie de Picasso depuis son installation à Paris en 1900 et nous révèle – à travers un habile scénographie mêlant photographies, catalogues, affiches, lettres et témoignages – les nombreuses rencontres entre le jeune artiste et les arts dits « primitifs ». Yves Le Fur a concocté ce parcours captivant, qui démarre en 1906, lorsque Picasso découvre chez son ami Derain un masque très stylisé des Fangs du Gabon, acheté à Vlaminck pour la modique somme de… 50 francs. Cette même année Picasso entre « par hasard » au très vieillot musée d’ethnogaphie du Trocdéro (qui deviendra l’actuel musée de l’Homme), dont il sort absolument ébranlé. « Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant. Le marché aux Puces. L’odeur. J’étais tout seul. Je voulais m’en aller. Je ne partais pas. Je restais. Je restais. J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose ! J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux… » C’est à cette occasion que Picasso aurait compris « le sens même de la peinture », se confie-t-il, « comme une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs ». Cette même année Picasso achète sa première œuvre non-occidentale, un Tiki des îles Marquises ; c’est enfin de là que naîtra Les Demoiselles d’Avignon, que l’artiste qualifie lui-même comme sa première toile d’exorcisme, directement inspirée de son nouvel amour pour l’art extra-occidental.
De sa révélation fracassante en 1906 jusqu’à ses dernières acquisitions (Picasso, grand collectionneur, a accumulé de superbes pièces jusqu’à sa mort) l’artiste s’est constamment « nourri » d’un art jusqu’alors peu considéré : essentiellement l’art africain, mais pas seulement… Picasso est immédiatement conscient de l’impact de cet art dit « primitif » sur son itinéraire artistique, puisqu’il confie à Apollinaire : « mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la beauté sublime des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. »
« LE » maître et des artistes anonymes
Ces hommages rendus par l’artiste à sa source d’inspiration la plus continue au long de sa carrière, l’exposition les matérialise ensuite à travers la réunion de plusieurs pièces de sa collection personnelle mais aussi d’autres oeuvres qui entretiennent un dialogue incroyablement joyeux, puissant, sensuel, tellurique, avec l’artiste le plus prolifique du siècle dernier.
Car ce qui importe à Picasso, c’est avant tout la puissance de l’art dit « primitif », qu’il considère plutôt comme primordial, c’est à dire fondateur, incontournable, don ton ne peut jamais faire l’écononie et auquel il faut sans cesse revenir comme à la source. Le primitif ne s’entend alors plus comme un stade de non-développement, mais comme l’accès aux couches les plus profondes, intimes et fondatrices de l’humain.
Dans la deuxième partie de l’exposition les oeuvres du maître sont habilement présentées, comme en écho, à celles d’anonymes créateurs d’art premier, cette juxtaposition spectaculaire (éclairages savamment distillés), très suggestive mais jamais didactique, met en lumière l’influence constante des arts primitifs sur Picasso du début jusqu’à la fin de sa carrière – et pas seulement durant sa période « nègre », contrairement aux idées reçues. Le face-à-face dévoile les questionnements similaires auxquels les artistes ont dû répondre (les problématiques de la nudité, de la sexualité, des pulsions ou de la perte) par des solutions plastiques parallèles (la défiguration ou la déstructuration des corps par exemple). Selon qu’il exprime le désir ou la peur, le corps est tantôt magnifié, tantôt défiguré ; il devient l’enjeu de toutes les mutations plastiques, au-delà de la représentation du réel. En témoigne l’évolution spectaculaire du travail de Picasso qui au fil du temps explore les formes élémentaires, géométriques et simplifiées, une liberté formelle à rebours des conventions de la peinture d’alors.
Métamorphoses du corps démantibulé
Le corps se voit réduit à ses lignes essentielles, simple ligne ou simple masse, souvent à la verticale, comme la posture archétypale de la porteuse de coupe, que l’on retrouve dans de nombreuses civilisations. Cette section se divise en trois axes que sont l’archétype, la métamorphose et le « Ça » (au sens freudien) ; traduisant l’importance des pulsions et de l’instinct, de vie ou de mort, de création comme de destruction. Picasso triture et malaxe les corps comme des entités magiques ; le regard laisse place à simplement « deux trous » et les masques font leur apparition ; la bouche se meut en mollusque ou vagin denté ; et le sexe est largement exploré.
Le parcours réunit 300 œuvres dont 107 de l’artiste espagnol. Les murs maculés de blanc font place à d’autres plus foncés, les lumières s’estompent au fil de la visite qui se clôture dans une petite salle entièrement plongée dans l’obscurité, où seule demeure la présence de quelques statuettes, des femmes Pil, des corps faits de vides et de pleins ; dont la présence est d’une puissance irréfutable. On est ébloui… Par l’invention de formes, infinie, poétique et d’une simplicité redoutable de ces artistes dits primitifs. On redécouvre, sous le souffle de l’art moderne, la modernité incroyable née de ces mains inspirées et anonymes qui, aux quatre coins de l’humanité et des temps, ont traduit la vie, les rites, les esprits, les pulsions en statuettes, figures, armes et masques d’une beauté sidérante. Picasso partageait avec tous ces artistes anonymes un go^ut pour la « récupération » et l’art de créer du beau avec n’importe quel matériau, l’un comme les autres avaient l’imaginaire assez puissant pour faire d’un bout de tank une statue ou de deux moules à gâteau les seins d’une femme… si dans l’ensemble l’exposition flirte avec éros et thanatos, elle réserve aussi ses moments d’humour et de légèreté…
« L’art nègre ? Connais pas »
L’exposition du Quai Branly pulvérise la trop célèbre déclaration de Picasso «L’art nègre ? Connais pas. » ou plutôt elle nous invite à l’interpréter comme une simple boutade. Est-ce par provocation que le peintre, sculpteur et dessinateur andalou – ogre curieux de tout et capable d’incorporer toute découverte intéressante – s’efforcera de nier sa relation avec l’art extra-européen ? Une dénégation à la hauteur de son profond et constant attachement…
«Picasso primitif», Musée du quai Branly Jacques-Chirac, 37, quai Branly (VIIe). Tél.: 01 56 61 70 00.Horaires: lun., mar., mer. et dim., 11h à 19h ; jeu., ven. et sam. 11h à 21h. Jusqu’au 23 juillet. Cat.: «Picasso primitif», sous la dir. d’Yves Le Fur (éd. Musée du quai Branly Jacques-Chirac / Flammarion, 49,90 €).