Arrivant pour visiter Teboulba, le plus grand port de pêche de Tunisie, nous découvrons aussitôt les épaves des bateaux syriens des passeurs qui ont été drossés sur la côte un jour de tempête et se sont brisés sur les rochers. On distingue très bien les carcasses éventrées et qui de loin les font ressembler à des squelettes de baleine.
Aucun subsaharien en vue dans le port. Ils savent qu’ils n’auraient aucune chance. Ils seraient repérés tout de suite par leur couleur de peau. Là nous rencontrons Sélim sur son chalutier. Sélim est un jeune homme bien sympathique, jeune père de famille qui exerce le métier de marin-pêcheur. C’est le métier le plus dangereux au monde. Tous les marins savent que si vous ne respectez pas la mer, elle vous tuera. La mer ne négocie rien. Son calme est trompeur. Elle est toujours dangereuse, sans pitié, a toujours le dernier mot. Mais en Tunisie, le marin-pêcheur est encore plus en danger. A chaque sortie, les garde-côtes viennent inspecter les cales.
“Ils veulent savoir si nous transportons des migrants.” nous dit Sélim.
Les Subsahariens qui parviennent après leur long voyage jusqu’à la côte se croient au bout de leur peine quand ils voient la mer bleue, paisible. Après les épreuves subies, ils se sentent parvenus à la fin de leur voyage. Éprouvent un sentiment de victoire. Ils voient l’immense espace libre, tranquille, sans vague. Enivrés par la mer, ils pensent qu’elle les sauve. Ils n’ont aucune idée de l’extrême dangerosité de la mer. Ils pensent que traverser la Méditerranée est une balade. Il suffit de monter sur une petite barque, ramer quelques heures comme sur un grand lac.
Selim nous raconte :
“Un jour, j’aperçois une barque minuscule au milieu de la mer. Le chalutier s’approche et je découvre que le bateau est en surcharge. La moindre vaguelette risque de faire chavirer la barque avec ses occupants. Quand le chalutier arrive, le « capitaine » écopait avec un seau. Les plats-bords n’étaient pas assez hauts pour la haute mer et embarquaient des paquets d’eau à chaque grosse vague.”
Ils refusent de monter à bord du chalutier.
“Dans ce cas, faites demi-tour, leur dit Sélim. Rentrez vite au port ! Le temps va se gâter. Dans une heure, le vent sera aux 50 nœuds.”
Les malheureux ont refusé de faire demi-tour. Le chalutier n’eut plus qu’à s’éloigner. On n’a jamais retrouvé les corps.
“Avec cette histoire de migrants, dit Sélim, je suis en contact avec la mort. En mer, elle est partout. Désormais, je crains de prendre la mer. Certains migrants sont prêts à tout pour se sauver. Nous avons subi plusieurs tentatives de piratage.
« Comment les pirates s’y prennent ?
« Nous sommes en train de pêcher. Soudain un petit Dinghy rempli de subsahariens surgit, simule une panne et demande de l’aide. Nous les sauvons selon les lois de la mer. Une fois à bord, les pirates prennent possession du bateau et font cap vers les côtes européennes. La dernière fois, l’équipage a pu se signaler à temps auprès des gardes-côtes par message-radio. Ceux-ci sont intervenus en hélicoptère. »
« Un jour, j’ai sauvé deux femmes et un enfant sans gilet de sauvetage. Ils étaient accrochés à un bidon vide depuis deux jours en pleine mer. Une autre fois, nous apercevons une nuée de mouettes tournant en rond au-dessus d’un point fixe sur la mer. Nous nous approchons, pensant qu’il s’agit d’un banc de dauphins, ce qui signale la présence de nombreux poissons. Ce que nous découvrons ne sont pas des dauphins. Ce sont plus de 50 cadavres flottant sur une mer d’huile dans un silence parfait. Il y avait beaucoup de femmes et d’enfants parmi eux. Le pire, c’est la vision des bébés flottants sans vie sur le ventre. J’ai fait des cauchemars durant plusieurs nuits.
« Qu’avez-vous fait ensuite ?
« On a vérifié qu’il n’y avait aucun survivant puis on s’est éloignés sans prévenir personne.
« Pourquoi ?
« Si on prévient les autorités en arrivant au port, on devient suspects. Les contrôles de la police sont très longs. On est placés en garde à vue. Chaque marin est longuement interrogé. Les policiers cherchent à savoir comment ces migrants sont morts. Peut-être sommes-nous des passeurs? Peut-être qu’on les a tués après les avoir rançonnés ? Le bateau est fouillé de fond en comble à la recherche de preuves. Le mieux est de se taire.
A ce propos, je demande à Sélim s’il a déjà croisé des passeurs dans le port :
-“Bien sûr. Il m’est arrivé d’en rencontrer quelques-uns. Ils sont faciles à reconnaître. Ce ne sont pas des marins.
-“Et que fais-tu ?
-“Rien. Si tu vois un passeur, tu fermes les yeux. Les passeurs, c’est la mafia. Si tu gènes leur business, tu peux être assassiné. Ce sont des gens dangereux pour nous les marins.
Une fusée à trois étages.
Au premier étage, un pays misérable comme le Soudan, en guerre perpétuelle, submergé de maladies, dévasté par la sécheresse, la famine dû au réchauffement climatique, elle-même déclenchée par la pollution atmosphérique des pays riches. Les misérables qui sont en danger de mort n’ont d’autre choix que fuir à la la guerre, la misère et la sécheresse et remontent vers le nord, la riche Europe.
Au deuxième étage de la fusée, la Tunisie. Pays démuni, en proie au chômage, incapable de gérer l’afflux des migrants subsahariens. Ce même pays étant lui-même accablé de sécheresse, inféodé au système économique mondial et obligé de suivre le rythme des événements : crise politique, crise économique, Covid, sécheresse.
Tout en haut de la fusée, la tête pensante, les pays européens, anciens pays coloniaux, riches, puissants, dominateurs, pollueurs, qui là haut sont en proie à une montée de l’extrême-droite, une résurgence du racisme. Ils décident du sort des migrants depuis Bruxelles, en imposant à la Tunisie de se débrouiller moyennant quelques millions jetés comme un pourboire dans une soucoupe pour service rendu et de tout faire pour les empêcher de venir en Europe.
Nos adieux à Selim
Nous venons faire nos adieux à Sélim. Dès que nous entrons chez lui, je comprends que dans la société tunisienne, le comportement des hommes n’est pas celui des femmes. Dans la rue, la vie se déroule au grand jour. Dehors, les hommes sont partout chez eux. Ils parlent fort pour être entendus de tout le monde comme s’ils étaient éloignés de 25 mètres les uns des autres. Les hommes braillent, rient, s’ébrouent, sont à l’aise, détendus, heureux. Les femmes, elles, se tiennent bien. Marchent droit, n’échangent pas de regard, n’éclatent pas de rire. Elles ne boivent pas dans les cafés. Ne traînent pas dans les rues. Vont toujours quelque part. Sont occupées, sérieuses. On ne verra jamais cinq femmes biberonner leurs bières, s’esclaffer à faire trembler les murs, se donner de grandes tapes, se bousculer pour rire et brailler des blagues. Dehors, les hommes sont partout. Les femmes nulle part. Où sont-elles ? Chez elles.
On entre dans la maison. Les femmes sont toutes là qui s’occupent des enfants, de la cuisine, travaillent, produisent, tiennent un atelier. Chez Sélim, je découvre sa mère devant une machine à coudre en train de fabriquer des vêtements. La grand-mère de Selim se tient assisse, vieille dame bien tranquille. Les vieux sont soutenus et entourés. En Tunisie, les personnes âgées ne vont jamais à l’Ehpad. Les vieux restent à la maison avec leurs enfants jusqu’au bout de leur existence. La famille n’est jamais loin. Frères et sœurs, enfants habitent souvent la même rue comme Sélim. Et si une vieille dame vit seule, les voisins viennent la voir. Les gens du quartier lui apportent à manger, ui rendent des petits services. Sa porte est toujours ouverte, jour et nuit. Elle ne risque rien.
Les Tunisiens font une famille, naissent, grandissent, vieillissent et meurent dans la même maison. Les femmes changent de statut, passent de filles puis mère puis grand-mère puis ancêtre puis souvenir. La famille s’agrandit en rajoutant un niveau au-dessus de la maison ou en achetant la maison voisine. Dans un monde où l’on est guetté par la menace de la grande pauvreté, la famille est souvent le s0ul soutien. La seule garantie d’être aidé en cas de besoin.
Serai-je prêt à vivre comme Selim sous le même toit que mes parents, mes grands-parents, mes oncles, mes tantes, dans la même rue et en éternels voisins ?
Nous voici à Sfax,
Sfax est une grande ville industrielle entièrement tournée vers le travail. Ce grand port est surveillé par la police. Les policiers nous autorisent à y circuler grâce au bagou de mon taxi qui a fait de moi un milliardaire désireux de racheter le port.
Je suis fasciné par le comportement des petites meutes semi-sauvages qui se promènent en liberté à Sfax, une ville industrieuse qui a toujours défendu ses couleurs face à la bourgeoisie de Tunis. Les chiens circulent par groupes de six ou sept. Rapides, curieux, ils grappillent, fouillent, fouinent à l’affût de la moindre nourriture. Chiens sans maître, semis abandonnés, ils guettent, surveillent les abords, vont et viennent. Sont-ils nourris par les gens du quartier comme les chats ? Certains seraient stérilisés, se ravitaillent du contenu des sacs-poubelles entassés au coin des rues. Certains sont stérilisés. Ils se ravitaillent essentiellement du contenu des sacs poubelles entassés au coin des rues.L’un d’eux, un jeune, nous repère, nous suit, court derrière la voiture, jappe. Nous supplie de l’adopter. Lui aussi rêve de partir…
A Sfax, nous nous promenons longuement dans le quartieroù il y a eu deux morts de subsahariens cibles d’une véritable chasse à l’homme, tués à coups de bâton par des Tunisiens organisés en milice. Le premier cas de lynchage. Des familles entières ont été chassées de chez elles en pleine nuit.
Certains Tunisiens se plaignent à leur tour de grand remplacement. Cette histoire de grand remplacement est directement importée de nos chères cervelles d’extrême-droite estampillé. Pour les Subsahariens ,la Tunisie est un cul de sac géant, à l’échelle de tout un pays, un couloir sans issue qui ne mène nulle part,
Ces pauvres gens, une fois arrivés par miracle vivants en Tunisie, sont coincés entre deux états policiers : l’Algérie et la Libye qui ne s’embarrassent pas de délicatesse droit de l’hommiste. Autant dire entre le marteau et l’enclume. Ils sont rejetés avec violence hors de leur frontières. C’est-à-dire abandonnés au milieu de rien, à l’écart des routes, en Tunisie, sans eau, sans carte. On ne sait combien de subsahariens hommes, femmes et enfants sont ainsi morts de soif dans le désert après des journées d’errance. Pour les Subsahariens, la Tunisie serait un moindre mal. Ceux qui survivent tant bien que mal entre ses barrières invisibles, deviennent des silhouettes improbables de parias rejetés par tout le monde. Ils marchent par deux ou trois. Se tiennent à l’écart des centres-villes où ils sont facilement reconnaissables. Craignent d’être arrêtés ou battus
Sur le bord de la route des ombres noires habillées de noir marchent tels des spectres. Ils surgissent en pleine campagne, un instant dans le pinceau des phares avant de disparaître, mystérieux fantômes. On distingue quelques feux dans l’oliveraie. Nous voyons aussi un petit groupe de femmes subsahariennes transportant chacune un énorme jerrican d’eau sur la tête. Ce sont peut-être les pauvres gens chassés de Sfax, obligés de camper dans l’oliveraie.
Sur la route entre Sfax et Mahdia, nous croisons un curieux cortège d’hommes en civil armés jusqu’aux dents. On dirait une sorte de milice. Des policiers? Visiblement ils font la chasse aux migrants. À part la milice armée, nous ne voyons aucune antenne de la Croix Rouge, aucune tente, aucun organisme humanitaire type Croissant Rouge d’aide ou d’assistance aux réfugiés. Les Subsahariens sont abandonnés à leur triste sort malgré les millions déversés par l’Union européenne au gouvernement tunisien.
Où se trouve cet argent? Le mystère est entier.
Notre carnet de route Tunisie (4/7): À la rencontre des migrants