Ces dernières décennies, les technologies digitales se sont imposées dans nos vies en les changeant à jamais, mais ces technologies transformatrices ne prennent leur sens qui si elles sont accompagnées de modèles mentaux qui, après maturation, deviennent transformation digitale, l’un des plus grands changements de notre histoire qu’il devient urgent de comprendre : allons nous piloter ou subir ce changement ?
Une chronique de Khaled Guesmi, enseignant chercheur, Heger Gabteni chercheure, et Mounira El Bouti, doctorante (voir leurs biographies en fin d’article)
Depuis le début de la crise covid-19, tout porte à croire que la réponse est que nous subissons ce changement : le confinement qui a accompagné la crise a agi en catalyseur de ce que certains appellent « la nouvelle révolution industrielle » : la révolution numérique. Quels sont les enjeux et les conséquences d’une telle transformation sur l’entreprise, sur nos vies, et le monde de demain ? Mise au point.
De la différence entre transformation digitale et digitalisation
Si les tenants et aboutissants de la transformation digitale sont, pour l’heure, inconnus car il est encore difficile de définir où commence et où se termine cette transformation, il est important d’en faire la distinction avec le terme de « digitalisation » qui n’est autre que la numérisation soit l’usage des technologies de l’information pour optimiser les moyens de production et l’activité d’une entreprise.
La transformation digitale c’est un changement profond amorcé par une entreprise : mutation du travail et de ses pratiques, changement de paradigme et de croyances, variation de la relation avec les clients, marquée par l’adoption d’un esprit digital plus connu sous le nom de digital mindset. C’est la transformation de l’entreprise en une communauté intelligente qui s’auto gère, sans chef ni gourou, dans le but de libérer de l’intelligence collective. L’enjeu ne consiste pas à numériser l’entreprise mais à la réinventer dans un monde numérique.
Cette transformation digitale engendre, nous l’avons dit, un changement dans les méthodes de travail, les entreprises travaillent différemment : elles sont plus agiles et plus flexibles. A travers le télétravail, l’agilité, les SMACIT (social, mobile, analytics, cloud, and Internet of Things) et le nouvel esprit de l’entreprise, les relations sociales changent et le centre de pouvoir se déplace là où il y a plus d’information.
La crise du covid-19 a imposé l’adoption d’un think digital à certaines entreprises qui se sont converties malgré elles au télétravail, au management virtuel et à une nouvelle forme de leadership agile. Les équipes de travail ont, elles aussi, subi des changements ; et les relations entre employés et employeurs d’une part et entre employés et leaders d’autre part, s’en trouvent impactées.
En termes de pourcentage, pas moins de 20% des employés français [1] sont en télétravail (cf. rapport de Mettling 2015), ce qui a permis aux entreprises d’assurer leur Plan de continuité de l’activité (PCA), le travail virtuel, à la fois cause et conséquence de la transformation digitale, est toutefois critiqué par certains pour les inégalités sociales qu’il accentue. Notamment en ce qui concerne : la classe, le genre et les inégalités territoriales.
Si le but de la flexibilité est en partie de favoriser l’équilibre de la balance vie privée/vie de famille, le télétravail en période de crise pandémique a agi en multiplicateur d’inégalités. Outre le problème de connexion continue qui cause le technostress et le burnout (cf., la loi loi El Khomri de 2016 et le droit à la déconnexion). Cette nouvelle activité est qualifiée de workleisure ( work : travail, leisure : loisir) et la limite entre les deux est fortement perméable ( Conley, 2009).
Dans le même contexte, un sondage réalisé par Harris Interactive commandé par le secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes a montré que malgré le télétravail les femmes continuent à assumer la majorité des tâches ménagères : préparation des repas, ménage, aide aux devoirs : 58% des femmes en couple estiment assurer la majorité de ces tâches ce qui leur laisse moins de temps que leurs compagnons pour « télétravailler » ce qui risque de compromettre leurs chances d’évoluer en cette période. Les rôles de genre sont plus que jamais renforcés.
Le déploiement du digital irréversiblement enclenché
Par ailleurs, la pandémie Covid-19 pose à notre monde des défis sans précédent et qui menacent d’affecter les acquis du développement de plusieurs économies. Ces dernières majoritairement segmentées les unes des autres, deviennent brutalement, parfaitement intégrées. Le monde devient synchronisé, les pays resserrent simultanément les conditions des financements extérieurs et calquent les directives des premiers pays touchés par la pandémie.
Le communiqué diffusé le 17 avril, conjointement par la Banque Mondiale (BM) et le Fonds Monétaire International (FMI) témoigne de leur volonté à aider l’ensemble des partenaires avec l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) , les autres institutions des Nations Unies, les institutions financières internationales et les partenaires bilatéraux. Dans ce communiqué, les organisations sont invités à soutenir le redressement des économies, tous remboursements de la dette des pays IDA (Association Internationale de Développement ) sont suspendus. Ces mesures permettent de riposter aux nécessités urgentes des pays IDA pour faire face aux défis engendrés par la pandémie du Covid-19. Venu au secours d’une vingtaine de pays Africains, le FMI a débloqué 50 milliards de dollars en installations d’urgence aux pays à faible revenu et aux marchés en voie de développement pour atténuer les chocs économiques de la pandémie. Le FMI a reçu des demandes de financement d’urgence de près de 20 pays africains et attend que dix autres pays du continent sollicitent son aide.
La Banque africaine de développement (BAD) se lance la même perspicacité, en annonçant des mesures d’accompagnement aux économies des pays africains. La BAD accorde 3 milliards de dollars pour soutenir les marchés financiers à travers un emprunt obligataire social, destiné à réduire les effets de la pandémie de Covid-19 sur l’économie Africaine.
Les initiatives en zone MENA
Par ailleurs, certains pays de la zone MENA ont pris des initiatives. En Tunisie, l’apprentissage a opéré une conversion forcée, optant pour les solutions en ligne quand la connectivité le permet ou s’appuyant sur la télévision, la radio et les supports papier, là où l’accès à internet est limité. Le Maroc, l’Égypte, la Jordanie et le Liban ont créé des partenariats novateurs pour maintenir l’apprentissage dans ce nouvel environnement. Cette nouvelle ère digitale a poussé les innovations locales à rejoindre les outils conventionnels.Des applications mobile comme Rawy Kids en Égypte, Kitabi Book Reader au Liban ou encore Sho’lah se sont développées et s’imposent comme autant de solutions intéressantes pour exposer les élèves à différentes formes d’apprentissage.
Un nouvel écosystème est né, depuis la pandémie, ministères, ONG, prestataires de services, entreprises privées et publiques coopèrent pour informer les citoyens de l’avancement de la pandémie et les inciter à respecter les barrières sanitaires. L’Égypte permet aux citoyens des pays voisins à se connecter à la base de données officielle du gouvernement pour centraliser les cours des enseignants, les autorités ont conclu aussi un partenariat avec les opérateurs de télécommunication pour permettre à tous les élèves et professeur de se connecter gratuitement à leurs plateformes éducatives. La Jordanie, a mis en place un portail Darsak, fruit d’une collaboration entre le ministère de l’économie numérique et de l’entrepreneuriat, le ministère de l’éducation, des startups permettant aux élèves de suivre un programme hebdomadaire sur cette plateforme unique.
En Tunisie, les établissements privés ont procédé à l’utilisation de Microsoft Teams pour assurer les cours à distance et assister aux réunions administratives et de recherche. IHEC Sfax a procédé à des délibérations à distance pour les jurys de fin d’année des étudiants de cycle Master.
Au Maroc, les différents acteurs, publics et privés, ont accéléré les procédures de digitalisation : télétravail, cours à distance, téléconsultations, e-commerce afin de continuer l’activité économique et répondre aux besoins de la conjoncture. Par exemple la plateforme «TilmidTice» mise en place depuis 2015 à été mise à niveau pendant la période crise, elle compte aujourd’hui 4.000 cours environ.
Covid-19, la transformation digitale des entreprises.
En France, à l’aune des précédents développements, se pose la question de l’impact économique de la crise sanitaire. Les derniers chiffres publiés par l’Insee en date du 07 mai 2020 témoignent d’une récession historique de -5,8% (-3,8% en Europe) ainsi que de la chute de l’emploi salarié privé, estimée à – 2,3 %, soit plus de 450 000 destructions nettes d’emploi en un trimestre, dont près de 300 000 emplois intérimaires.
Ces derniers chiffres traduisent la puissance avec laquelle la crise du COVID-19 aura bouleversé la planète en même temps qu’elle aura exacerbé les inégalités sociales, économiques, financières, éducatives et technologiques. Il a longtemps été question de la transformation digitale des entreprises qui peinait à se mettre en place dans nombre d’organisations ; la France se positionnant en 15ème position (sur les 28 pays européens, Grande Bretagne incluse) au sein de l’indice DESI (Digital Economy and Society Index), publié par la Commission européenne. La crise du COVID aura eu la vertu de mettre chaque entreprise face à son niveau de maturité technologique/digitale, prenant ainsi toute la mesure du chemin parcouru mais également du chemin restant à parcourir.
Le niveau de préparation et d’agilité digitale de l’entreprise devrait désormais être intégré à la cartographie des risques de cette dernière, afin de permettre une évaluation fine des risques encourus par une organisation qui ne serait tout simplement pas prête à basculer dans une modalité de fonctionnement décentralisée des lieux physiques habituels.
Les Zoom, Blackboard, Teams, Moodle, Canvas… n’auront jamais été autant sollicités que ces dernières semaines. Le PDG de Microsoft a ainsi annoncé début mai que « l’application de collaboration d’équipe a vu son nombre d’utilisateurs augmenter de plus de 30 millions en un mois pour atteindre plus de 75 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, soit un bond de 70 % ». Zoom n’est pas en reste avec « 300 millions de participants quotidiens aux réunions Zoom ». Ces outils de travail collaboratifs ont bouleversé nos méthodes de travail en moins de quelques jours. Ces semaines de confinement ne seront pas sans conséquences sur les organisations en contexte post COVID. Quels enseignements, quels effets d’apprentissage, quels ancrages dans la mémoire de nos entreprises respectives des semaines qui viennent de s’écouler ?
Les entreprises auront appris que leur pérennité viendra de leur capacité à mobiliser et à fédérer les hommes et les femmes qui la constituent, où qu’ils soient, pourvu que la collaboration entre eux soit envisageable. La possibilité d’une telle collaboration par essence virtuelle ne peut être envisagée sans un engagement fort des entreprises dans la formation, l’équipement des collaborateurs mais également la conversion à des méthodes de management plus agiles, plus collaboratives.
La crise du COVID-19 aura également mis en lumière l’impérieuse nécessité d’une communication régulière auprès des équipes mais plus largement des différentes parties prenantes de l’entreprise, a fortiori en temps de crise. Les moments d’échanges virtuels se sont ainsi multipliés autour de webinars, conférences en ligne, réunions d’informations, échanges de best practices.
Plusieurs enseignements sont à tirer de cette crise historique pour les entreprises tant sur le plan humain qu’opérationnel. L’efficience sera encore une fois fruit de la prise d’initiatives et de planifications rigoureuses intégrant la gestion du risque et l’évaluation du manque à gagner stratégique.
Cependant, l’enseignement majeur est que l’entreprise qui ne considère pas son environnement comme étant source continuelle de menaces-opportunités et qui n’élargit pas sa vision sera condamnée à l’échec. L’ère est à l’adaptation et à l’innovation grandissante et la transformation digitale n’est pas une simple invention conceptuelle mais une stratégie qui comprend les deux.
[1] : http://www.odoxa.fr/sondage/covid-19-bouleverse-deja-modifiera-durablement-rapport-francais-travail/
LES AUTEURS
Khaled Guesmi
DR. Khaled Guesmi directeur de recherche du département économie, énergie et politique. & Directeur, Centre de recherche sur l’énergie et le changement climatique (CRECC). Il est également professeur affilié à l’université de Ottawa. Dr Guesmi est le co-auteur du livre Cryptofinance and Mechanism of Exchange (Springer), ainsi que du livre Risk Factors and Contagion in Commodity Markets and Stocks Markets (Word Scientific). De plus, Khaled Guesmi est le fondateur du International Symposium on Energy and Finance Issues
et chef de projet du programme Horizon 2020 pour la recherche et l’innovation de la Commission européenne. Ce programme s’est concentré sur de nouveaux modèles de coopération entre l’UE et la région du sud-est de la Méditerranée, qui devraient promouvoir une refonte radicale des stratégies énergétiques de ces pays, en mettant l’accent sur les politiques de durabilité et d’efficacité. Dr Guesmi est co-auteur du livre Cryptofinance and Mechanism of Exchange (Springer), ainsi que du livre Risk Factors and Contagion in Commodity Markets and Stocks Markets (Word Scientific),
Heger Gabteni
Héger Gabteni est Directrice académique de PSB Paris School of Business. Elle est titulaire d’un doctorat en sciences de gestion de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et a rejoint PSB en 2010 en qualité de professeur associé de Finance et Responsable du Master en Corporate Finance. Ses enseignements et ses axes de recherche traitent principalement de la finance d’entreprise, des marchés financiers ainsi que de la gouvernance d’entreprise. Elle est également responsable de l’innovation pédagogique, du déploiement du blended learning ainsi que de plusieurs projets tels que l’intégration de la réalité virtuelle dans les enseignements.
Mounira ELBOUTI BRIKI
Mounira El Bouti est doctorante en sciences de gestion et enseignante à l’IMT Business School, Elle travaille essentiellement sur la transformation numérique des entreprises et les questions de genre.
Elle est également journaliste et a notamment collaboré avec le HuffingtonPost Maghreb, Mondafrique, Tunis Hebdo et Le Monde Arabe. Elle s’intéresse à l’actualité politique et économique, ainsi qu’aux évolutions des sociétés maghrébines après le « printemps arabe », dont le développement du leadership féminin.