Deux policiers de la Police aux frontières (PAF) accusés de malversations se sont retrouvés, le 2 juillet, à la barre des accusés devant le tribunal de Montgenèvre
Rabha Attaf, grand-reporter, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient
Ce procès tant attendu fera certainement date. Deux « ripoux » de la police aux frontières (PAF) se sont en effet retrouvés, le 2 juillet dernier, devant la cour du tribunal correctionnel de Gap. François Maison, gardien de la paix âgé de 51 ans, était jugé pour des « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique » sur un adolescent malien passé en France en août 2018. Son binôme âgé de 30 ans, Joffrey Carron, adjoint de sécurité dont le contrat n’est pas renouvelé depuis février dernier, était poursuivi pour « usage de faux » et « soustraction de biens d’un dépôt public », en l’occurrence 90 euros.
Depuis plusieurs années déjà, les associations de défense des droits des étrangers -en particulier Tous Migrant, une association briançonnaise œuvrant à l’accueil des exilés- ont multipliés les signalements au procureur de la république de Gap. Plus de cent témoignages ont été recueillis concernant les violences policières et les vols subis par les personnes arrêtées à Montgenèvre, une station de ski des Hautes-Alpes située à la frontière franco-italienne. D’après les statistiques tenues quotidiennement par Tous Migrants, du 1er janvier 2018 au 31 mai 2020, 7396 migrants sont passés par le Refuge solidaire de Briançon (1) dont 2312 mineurs isolés.
Mais pour qu’une enquête de l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) soit diligentée, il aura fallu un rapport interne de Jérôme Boni, le nouveau patron de la PAF de Montgenèvre, remis en janvier 2019 au procureur de Gap par la direction départementale de la PAF. Ce rapport met l’accent sur une série récurrente de dysfonctionnements lors des interpellations de « migrants » dont l’argent disparaissait, ainsi que sur le détournement de l’argent des contraventions délivrées à des automobilistes étrangers passant la frontière. « A plusieurs reprises, des migrants auraient indiqué qu’il leur manquait de l’argent lors de refus de notifications d’entrée [en France, ndlr] (…). A chaque fois, le gardien de la paix et l’adjoint de sécurité sont présents lors des interpellations ou des notifications », y lit-on. Auparavant, un réserviste de la PAF avait lui aussi tiré la sonnette d’alarme.
Difficile en effet de faire l’autruche devant les témoignages diffusés sur les réseaux sociaux, et surtout un enregistrement audio effectué à la barbe de policiers de la PAF par Moussa (2), un mineur isolé malien, lors de son refoulement. A l’époque, il était âgé de 16 ans et avait clandestinement passé la frontière à Montgenèvre, après un long périple périlleux à travers l’Algérie, la Lybie, la Méditerranée et l’Italie. Il était à mille lieu d’imaginer qu’arrivé en France il ferait l’objet de violences et de vol de la part de dépositaires de l’autorité de l’Etat sensés le protéger.
Le 4 août 2018, vers 22h, Moussa se joignait donc à quatre autres « migrants » pour franchir clandestinement la frontière alpine, entre Clavière (Italie) et Montgenèvre (France). Objectif : arriver à Briançon où ils pourront être pris en charge au Refuge solidaire, la maison d’accueil tenues pas des militants locaux.
Mais son groupe fût très vite repéré dans les bois par la police. Trois de ses compagnons réussirent à s’échapper tandis que lui et Marco furent arrêtés. Au poste de la PAF de Montgenèvre, Moussa montra son acte de naissance, preuve de sa minorité. Le policier s’est contenté de botter en touche en lui disant « ce n’est pas une carte d’identité », alors que Moussa était un mineur isolé âgé de 16 ans et aurait dû être orienté vers les services de la préfecture de Gap pour être mis sous protection de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Puis Moussa et son compagnon d’infortune furent arbitrairement ramenés en voiture devant l’église de Clavière, en Italie.
« Ils ont pris mon argent ! »
« J’ai alors fouillé mon sac, et j’ai vu qu’il manquait mon argent, 600€ ! », raconte Moussa. Idem pour Marco, un jeune ivoirien qui constata lui aussi que ses 200€ avaient disparu. Moussa rebroussa alors chemin avec Marco, en direction de la PAF. Vers minuit, ils arrivèrent à 20 mètres, côté italien, du panneau délimitant la frontière. A bord d’une voiture de police stationnée, se trouvaient les mêmes agents qui les avaient refoulés, un « vieux aux cheveux gris » et « un grand baraqué ». Moussa les interpella et enregistra discrètement la conversation avec son téléphone (3).
« La police, ils ont pris mon argent », accusait Moussa. Les policiers répondirent par des menaces : « T’accuses la police de Moussa continua d’insister. L’un des policier, se fit encore plus menaçant : « Tu me traites encore une fois de voleur, je te jette là dedans [un fossé en contrebas de la passerelle, ndlr]. T’as compris ! » Marco tenta alors de calmer les esprits. Mais Moussa continua sur sa lancée : « Vous volez mon argent. Comment je vais faire ? ». A ces mots, l’un des policiers saisi Moussa : « T’arrêtes de nous traiter de voleur parce que je t’en colle une, hein ! » Le jeune malien ne se laissa pas impressionner. « C’est pas bon comme ça. C’est mon argent. T’as qu’à me tuer ! », lança-t-il. Moussa affirme avoir alors reçu un coup dans le ventre, porté par « le policier aux cheveux gris ». Marco, effrayé, le tira en lui disant « andiamo, andiamo (on y va, on y va -en italien) ».
Le lendemain à 12h, Moussa reprenait le chemin de la montagne, cette fois par les hauteurs. Il arrivait à Briançon après treize heures d’une marche harassante. Accueilli par Agnes Antoine, entre autres fondatrice de Tous Migrants, ce jeune malien a ensuite été pris en charge par l’ASE et conflié à l’association PlurielS qui encadre les mineurs isolés dans les département de la Drôme, de l’Ardèche, du Gard et du Vaucluse -au total 400 jeunes dont la moitiéso originaires de l’Afrique sub-saharienne. Moussa vit à Montélimar où il prépare en apprentissage un CAP de cuisinier.
L’enregistrement effectué par Moussa est une des pièces décisive du dossier. Il a permis à l’officier de l’IGPN de retrouver les deux policiers poursuivis, après avoir auditionné Moussa et enregistré sa plainte, le 2 avril 2019, dans les locaux de Pluriels à Montélimar. Si ce dernier n’avait pas eu la présence d’esprit d’appuyer sur la touche « enregistrer » de son téléphone mobile, sa parole aurait sans doute été de peu de poids contre celle de François Maison, le gardien de la paix aux cheveux gris que Moussa n’a pas formellement reconnu lors de la confrontation organisée à Marseille le 25 novembre 2019.
Mais au cours de l’audience, la bonne foi de Moussa a été soulignée par Isabelle Defarge, la présidente du tribunal de Gap. Après avoir résumé les faits, lu des extraits de signalements figurant au dossier et ordonné l’audition du fameux enregistrement, la juge a mit les pieds dans le plat. S’adressant à François Maison, qui n’en menait pas large à la barre, elle lui lançait d’un ton ferme : « Il vous dit que son argent a disparu et vous me dites que vous entendiez ça très souvent dans le discours des migrants à cette époque. Vous auriez pu lui laisser le bénéfice du doute ! »
— Ça n’arrivait pas qu’à Montgenèvre, répondit, penaud, François Maison au sujet des vols.
— Vous vous enfoncez, Monsieur.[…] Vous appelez ça discuter, vous ?
— J’étais exaspéré, c’était très tendu avec le problème migratoire. […] J’ai eu des phrases malheureuses, ce n’était pas malin. »
Concernant les coups, dont les bruits sont perceptibles dans l’enregistrement, le gardien de la paix affirme avoir repoussé le migrant vers un panneau métallique même s’il reconnaît ne pas s’être senti menacé par Moussa et Marco à ce moment-là. « On entend clairement plusieurs coups ! », contredit la juge, qui cherche à savoir « dans quel cadre procédural » se situe alors l’agent. «Logiquement,vous auriez dû les ramener à nouveau au poste pour suivre la procédure. De quel droit estimez-vous que c’est inutile ? D’aucun ! Vous êtes un exécutant, c’est illégal de prendre ce genre d’initiatives. » Et que dire de la mention « incohérente avec l’apparence » concernant la minorité de Moussa,et de sa signature apposée sur la notification de refus d’entrée à la place de celle du jeune malien ?
Pugnace, la juge Defarge revient sur la plainte de vol :« étiez vous habilité à prendre les plaintes, toutes les plaintes ? » La réponse est affirmative.
– Pourquoi ne l’avez -vous pas prise ?
- Parce qu’on ne peut pas prendre toutes les plaintes de ce genre d’accusation qui sont trop fréquentes », répondit le policier.
- Pourquoi, sur quel fait précis et dans quel cadre juridique refusiez-vous de prendre la plainte et décidiez-vous derechef d’un aller pour Tripoli ? »
- « Aucune, c’est comme ça que l’on pratique même si je regrette d’être allé trop loin pour la menace d’expulsion vers la Libye », répondit-il penaud.
Il s’est ensuite efforcé de nier les accusation de vol en affirmant que les sacs des migrants étaient tous rendus à leurs propriétaires après après avoir été fouillés dans le bureau où ils étaient entreposés à l’arrivée.
Quant à son co-équipier Joffrey Carron, il a fait profil bas durant toute l’audience, redoutant certainement que le ciel ne lui tombe sur la tête. La juge Defarge est en effet une esthète en matière d’interrogatoire. Elle poussera d’ailleurs Carron dans ses retranchements concernant les amendes qu’il aurait encaissé -plusieurs centaines d’euros environ chaque mois dont les 90€ qui figurent dans le dossier. Pour sa défense, l’adjoint de sécurité prétendra que les billets sont passés dans le lave linge alors qu’il les avait oublié dans la poche de son pantalon. Il aurait pourtant dû les remettre le jour même de leur réception à la régisseuse de la PAF de Montgenèvre -par ailleurs compagne de François Maison- pour qu’elle les consigne sur le livre de compte…
Assis sur le banc des plaignants en s’efforçant de comprendre les échanges entre la juge et les prévenus, Moussa a savouré dignement la scène tout en maîtrisant son émotion. Il n’a exprimé qu’un souhait avant d’enter dans la salle l’audience : « Je veux seulement qu’on me rende mon argent et que plus aucun migrant ne subisse le même sort que moi ». Parallèlement, deux policiers assis au fond de la salle n’arrêtaient pas de signifier, en levant les yeux au ciel tout en remuant leur tête, leur désapprobation des graves entorses à la déontologie de leurs collègues.
Cependant, le procureur de la république de Gap, Florent Crouhy, se lança dans une rhétorique digne d’un jésuite pour expliquer pourquoi il n’avait pas déféré les prévenus devant la cour d’assise. Alors que la fonction de ces derniers est un facteur aggravant – « La police doit être exemplaire avec tous les citoyens, d’où qu’ils viennent et quelle que soit leur situation administrative », précisa-t-il- le procureur a finalement requis 2 ans de prison assortis d’un sursis simple à l’encontre de François Maison et de 18 mois avec sursis pour Joffrey Carron, ainsi que de 5 ans d’interdiction d’exercer dans la fonction publique pour les deux. Précision : le code pénal prévoit jusqu’à 3 ans de prison ferme pour les violences et 10 ans pour le détournement de fonds. Quant aux réparations dus à la victime, aucune demande de « dommages et intérêts » n’a été requise, ni même d’amendes pour les torts causés à l’État.
Pour Me Vincent Brengarth, l’avocat parisien de Moussa, constitué aussi partie civile, « les qualifications auraient pu être beaucoup plus grave : vol en réunion, corruption. » Ceux-ci avaient d’ailleurs été retenus pour l’ouverture de l’enquête préliminaire. Selon Me Brengarth, cette affaire démontre « le caractère indispensable des vidéos [lors des intervention policières, ndlr] pour qu’il y ait justice ». « La question des violences policières sur les migrants est exploitée de façon assez secondaire, alors qu’elle a un caractère tout aussi systémique, a plaidé l’avocat avec insistance avant de demander 3000 euros de dommages et intérêts pour le préjudice moral subi par son client.En défense Me Christophe Guy, conseil de l’adjoint de sécurité, affirme que « ce dossier a un mérite extraordinaire de mettre en exergue de façon évidente le déficit de fonctionnement de la PAF de Montgenèvre. » Il considère que la hiérarchie porte sa part de responsabilités et demande au tribunal de condamner son client « que pour ce qu’il a fait ». Quant à Me Jean-François Philip, avocat de François Maison et ex-bâtonnier des Hautes-Alpes, il a quant à lui plaidé la relaxe.
Le jugement, qui sera rendu le 30 juillet prochain, sonnera probablement comme un glas pour des agents de la PAF habitués aux entorses au droit des étrangers aux frontières. Depuis 2017 en effet, les ONG de défense des droits humains n’ont eu de cesse de dénoncer publiquement les graves atteintes aux droits des personnes, sans aucune suite judiciaire ou administrative jusque là.
- (1) Le « Refuge solidaire » est une maison d’accueil mise à disposition par la Communauté des communes de Briançon depuis juillet 2017.
- (2) Les prénoms ont été changés à la demande des intéressés pour garantir leur anonymat.
- (3) Des militants de « Chez Jésus », un ancien refuge ouvert à Clavière à l’époque ont diffusé l’enregistrement le 27 septembre 2018 sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=6umyXxqXBXM.