Il y a trois ans jour pour jour, le 30 décembre 2019, l’ancien PDG de Renault-Nissan débarquait avec fracas à Beyrouth après avoir fui le Japon dans une malle. Il mène depuis au pays du Cèdre une vie confortable, à l’abri des mandats d’arrêt internationaux qui planent sur sa tête.
Une passionnante enquête de Caroline Hayek pour l’Orient-Le Jour
Sous les arches bicentenaires du salon d’une maison d’hôte, Carlos et Carole Ghosn, lovés sur un canapé, sirotent un verre près d’un poêle à bois. En ce week-end de la Saint-Valentin 2020, cette destination huppée nichée dans les montagnes du Chouf affiche complet. Et les autres hôtes font mine de ne pas réaliser qu’à quelques mètres à peine, se trouve le plus grand fugitif de la planète. Six semaines plus tôt, le 30 décembre 2019, l’ex-magnat de l’automobile prenait tout le monde de court en se réfugiant au Liban après une évasion rocambolesque depuis le Japon où il était accusé par la justice de malversations financières. « Enfin, je me sens chez moi », affirmait-t-il au lendemain de son arrivée à Beyrouth.
Trois années ont passé et Carlos Ghosn le Libanais est comme un coq en pâte dans un pays pourtant en chute libre, profitant de ce qu’il a encore à offrir aux plus nantis. Depuis sa bulle, il esquive la notice rouge d’Interpol qui plane au-dessus de sa tête depuis le 2 janvier 2020, tout comme le mandat d’arrêt international lancé par la justice française en avril 2022. Le Liban n’extradant pas ses ressortissants, il s’y sait à l’abri et travaille activement à réhabiliter son image. « Pourquoi n’est-il pas allé dans un paradis fiscal ? Il aurait pu, mais il a choisi le Liban, il s’y sent beaucoup plus tranquille », confie un proche sous couvert d’anonymat.
Né au Brésil dans une famille d’immigrés maronites, Carlos Ghosn est venu vivre au Liban à l’âge de six ans et n’a eu de cesse, depuis, d’entretenir les liens avec sa terre d’origine. Ses onze années passées sur les bancs de Jamhour entre 1960 et 1971 lui ont permis de tisser des relations solides à travers l’élite chrétienne, l’amicale des anciens de cette école de prestige étant reconnue comme un puissant réseau. « Les amis que nous nous sommes faits au collège, ils le sont pour la vie – c’est mon cas et, sans aucun doute, aussi le vôtre », affirmait l’ex-magnat en 2015 à Paris lors d’un dîner de gala célébrant les 25 ans de l’AJFE. « Il n’est pas à la recherche d’une reconnaissance de la jet set libanaise, il a son cercle », assure un proche. Son livre, Le temps de la vérité, paru chez Gallimard en 2020, a été traduit en arabe par la maison d’édition Dergham, dont le directeur Nadim Dergham est un ami de Jamhour. Médecin, avocat, éditeur… Ses camarades de promo sont restés proches de lui, et ils déjeunent ou dînent ensemble de temps à autre sans se mêler de ses tracas judiciaires. Ils sont d’ailleurs secondaires aux yeux des Libanais qui érigent l’homme en parangon de la réussite « à la libanaise ». « On n’est pas à un Carlos Ghosn près, il y a des gens bien pires ici, des corrompus de tout bord. Lui n’a pas fait de tort au Liban », estime un banquier. Si ses aficionados le verraient bien accéder au palais de Baabda, il ne semble pas ou semble peu s’intéresser à la politique locale. « Il a été plus que président. Le devenir ici, ça va lui donner quoi ? Un casse-tête sans rémunération et sans reconnaissance », appuie une amie.
« Pas hautain ni froid »
« De ma vie d’avant, rien ne manque », confiait-il à L’Orient-Le Jour en novembre 2020. Ce que confirment ceux qui le côtoient qui le décrivent comme quelqu’un qui « va de l’avant » et ne « ressasse absolument pas le passé ». S’il n’a aucun déficit de popularité au Liban, le tycoon – qui n’a pas accepté notre demande d’interview – tient tout de même d’une main de fer sa communication, sélectionnant avec précaution chacune de ses interventions médiatiques et cloisonnant tous les aspects de sa vie privée. « Il n’est pas hautain et froid comme l’ont souvent décrit les médias. C’est tout l’inverse », assurent des proches.
L’ancien patron de Renault-Nissan a troqué les nuits courtes dans les hôtels de luxe des grandes capitales et les déjeuners d’affaires aux meilleures tables pour des week-ends en amoureux ou en famille dans des maisons d’hôte discrètes et des restaurants branchés beyrouthins. Il préfère les marches dans le Akkar ou à Kfour aux pistes bondées de Faraya qu’il « fuit ».
Si les tournois de bridge internationaux sont derrière lui, il n’a pas perdu la main pour autant et rejoint régulièrement les tables du très sélect Aéroclub de la rue Sursock, où il joue avec l’ancien président du Conseil d’État Chucri Sader. Des parties de bridge sont aussi organisées chez lui ou chez des amis tous les quinze jours. « C’est un type heureux qui a pris conscience que le Carlos Ghosn d’avant, il doit l’enterrer », estime un proche. Une retraite anticipée, en somme, pour celui qui fêtera au mois de mars prochain ses 69 ans. C’est un homme libre, certes, mais prisonnier d’un pays qui va de mal en pis.
« Même s’il n’a plus une vie aussi trépidante, c’est quelqu’un qui ne s’ennuie jamais », confie une connaissance. Depuis sa fuite, les projets de films, de documentaires ou de livres, auxquels il s’est parfois associé, n’ont pas tari. Une série française avec François Cluzet dans le rôle de Carlos Ghosn est actuellement en production et une fiction devrait sortir sur Apple TV en janvier 2023.
« Le Carlos que je connais veut rire, décompresser, on ne parle pas de “ces choses” », assure une autre connaissance lorsqu’on évoque ses soucis de justice. Ces derniers le rattrapent tout de même, des juges français ayant fait le déplacement à Beyrouth fin février et début mars 2022 pour l’interroger. Interviewé par France 2 en juin dernier, Carlos Ghosn a déploré un « acharnement des juges d’instruction en France » et souhaité « être jugé au Liban ». Il y a toutefois peu de chance que ses dossiers soient remis à la justice libanaise, réputée pour sa collusion avec le pouvoir.
Au quotidien, même s’il est en terrain ami, l’ancien patron ne fait pas preuve d’imprudence. Il ne se déplace jamais sans sa garde rapprochée – l’un de ses gardes du corps serait même issu des forces spéciales américaines – qui le talonne aussi bien lors d’événements mondains que sur les routes de montagne où il s’adonne régulièrement à la marche, au vélo électrique ou à la chasse. « Je le croise parfois en tenue de randonnée au village ou passant dans sa voiture aux vitres teintées, mais c’est quelqu’un de très discret », confie un habitant de Douma, dans le caza de Batroun. Dans quelques mois, Carlos Ghosn et les siens profiteront d’une luxueuse résidence secondaire dans ce village après plusieurs années de travaux de rénovation et de construction. L’homme d’affaires a acquis entre 2019 et 2020 une maison ancienne et des terrains pour un montant de près de 800 000 dollars qui auraient été payés cash à une dizaine d’héritiers. À une trentaine de minutes en voiture de là, il peut contempler ses vignes dans le domaine d’Ixsir, la cave vinicole de Batroun fondée en 2008 avec le groupe Debanné-Saïkali. Cet investissement, qui a précédé son arrivée avec fracas au Liban, témoigne du fait qu’il souhaitait s’ancrer dans sa terre d’origine. « Je pense qu’il avait dans l’idée de finir sa vie au Liban », nous affirmait alors Étienne Debbané, le PDG d’Ixsir. Carlos Ghosn s’était notamment lancé en 2017 dans un autre projet, immobilier cette fois, proche de la réserve des Cèdres du Nord, avec Mario Saradar, PDG de la banque éponyme et ancien de Jamhour, et Sandra Abou Nader. Le projet tombe cependant à l’eau dès le début de la crise politico-financière de 2019-2020.
Litiges
Sur le trottoir de la désormais célèbre maison rose, la résidence principale des Ghosn dans le carré d’or d’Achrafieh, rue du Liban, des hommes armés éloignent les badauds qui se montrent trop curieux. L’ex-PDG a ses habitudes dans le quartier, où il fait ses emplettes – toujours accompagné – ou déjeune et dîne dans les restaurants du coin, comme à la terrasse de l’Albergo. « Avec son ancienne femme, il faisait profil bas, mais avec Carole, c’est autre chose. Il a connu le goût de la vie, on va dire », confie une connaissance. Le couple très fusionnel s’est formé en 2013. Alors marié à la mère de ses quatre enfants Rita Kordahi, l’ancien patron croise le chemin de Carole Nahas, divorcée du banquier Marwan Marshi, à un gala de charité à New York.La maison rose où ils vivent aujourd’hui reste au cœur du feuilleton judiciaire qui oppose Renault-Nissan à leur ancien employé. Tout comme la justice japonaise, les tribunaux français enquêtent sur des abus de biens sociaux et de blanchiment. Dans leur viseur, près de 15 millions d’euros de paiements considérés comme suspects entre RNBV, filiale néerlandaise incarnant l’alliance Renault-Nissan, et le distributeur du constructeur automobile français à Oman, Suhail Bahwan Automobiles (SBA). Le directeur indien de SBA Divyendu Kumar a d’ailleurs été arrêté en mai dernier à Abou Dhabi, soupçonné par la justice française de « blanchiment en bande organisée », « abus de biens sociaux » et « corruption active ». Carlos Ghosn est accusé d’en être le bénéficiaire.
Selon les enquêteurs japonais, la bâtisse aurait été achetée 8,75 millions de dollars en 2012 par une filiale de Nissan, et rénovée pour près de 6 millions de dollars à travers une décoratrice d’intérieur libanaise et amie du couple Ghosn. Interviewé en juin 2021 par Médéa Azouri et Mouïn Jaber pour le podcast « Sarde », Carlos Ghosn affirme que la maison avait été achetée pour lui et qu’il est stipulé dans le contrat que « le jour où il prendra sa retraite, elle (lui) reviendra ». Officiellement, elle est détenue par la société libanaise Phoinos Investments, enregistrée à l’adresse de l’ancien cabinet d’avocats Fady Gebran, ancien camarade de promotion à Jamhour de Carlos Ghosn.
La luxueuse propriété n’est pas le seul bien mis en cause par les enquêteurs. À la Marina de Dbayé, le soleil est au rendez-vous. Après les pluies du week-end de Noël, deux hommes s’activent sur le ponton supérieur d’un yacht baptisé « Twig ». L’imposant bateau de 37 mètres de long, livré par un constructeur italien en 2017, est enregistré dans les îles Vierges britanniques, à travers la société Beauty Yachts PTY, au nom de Carole Ghosn, selon les documents de la Cour suprême des Caraïbes de l’Est, territoire des îles Vierges, saisie par Nissan. À l’origine, le yacht avait été baptisé « Shachou », ce qui voudrait dire « président de la compagnie » en japonais, selon les demandeurs. Le nom de l’avocat et ami Fady Gebran, décédé en 2017, revient une nouvelle fois ici dans les documents judiciaires, puisque le bateau aurait d’abord été acheté par lui puis revendu à Carlos Ghosn.
Depuis son installation forcée au Liban, l’ex-patron n’a pas vraiment fait preuve d’empathie vis-à-vis de la situation de la grande majorité de ses compatriotes, du moins publiquement. « C’est un businessman avant tout. Quand ça sort de sa poche, il n’a pas l’habitude d’aider. Il n’a jamais été un grand mécène », affirme un homme d’affaires. Son épouse Carole, en revanche, avait affirmé à l’occasion d’interviews aider les Libanais à travers des associations caritatives, notamment depuis les explosions au port de Beyrouth le 4 août 2020. À l’époque, leur maison avait d’ailleurs été très sérieusement endommagée. Carlos Ghosn, lui, cède plus volontiers son temps à l’Université Saint-Joseph, par exemple, où il a rencontré, en mars dernier, des étudiants à la faculté de gestion et de management, ou plus récemment en juin en participant à une conférence de femmes entrepreneuses.
L’ex-« shogun » de l’industrie automobile s’est aussi lancé dans l’enseignement en dispensant depuis 2021 une masterclass à l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK). Le programme, baptisé « Aller de l’avant avec Carlos Ghosn, Business Strategies and Performance », se compose de dix modules de 3 heures dans lesquels interviennent, entre autres, un professeur de HEC-Paris ou un ancien CEO de Peugeot-Citroën et d’Airbus. « Ghosn ainsi que ses contacts interviennent pro bono afin de financer un centre dédié à l’apprentissage », explique Madonna Salamé, professeure associée et directrice du programme. Pour avoir accès aux secrets du métier de dirigeant, les 21 participants (16 sur le campus, 5 en visioconférence) devront débourser la modique somme de 20 000 dollars. « Une “crisis discount” est prévue pour les Libanais qui ne s’acquitteront, eux, que de 10 000 dollars », confie Mme Salamé. Après deux années de succès, la prochaine session devrait démarrer en mars et se terminera le 19 mai par une remise de diplômes. « C’est sa contribution pour la jeunesse de ce pays », conclut un proche.