Les « sans-papiers » algériens, qui partent directement des côtes oranaises pour gagner l’Espagne, sont désormais plus nombreux que les Marocains à traverser la Méditerranée.
Une chronique d’Ignacio Cembrero
Abdelmajid Bary, un ancien de Daesh d’origine égyptienne mais ayant été élevé à Londres, n’a pas été le seul à débarquer ce printemps sur les côtes andalouses après être parti de l’Algérie sur un hors-bord accompagné par deux passagers algériens. Les passeurs les avaient encouragé à faire la traversée en avril car, leur avaient-ils dit, avec le confinement il y avait moins de contrôles de police en Espagne. Ils ont été arrêtés quelques jours après leur arrivée à Almeria (sud-est de l’Espagne).
Plus d’un tiers des immigrants clandestins qui ont débarqué sur les côtes de la Péninsule ibérique sont des Algériens.
Depuis le début de l’année, et plus encore avec le confinement provoqué par la pandémie, l’immigration clandestine en Espagne a diminué (-31,7%) par rapport à 2019 comme l’avaient prédit les experts qui suivent de près le phénomène. Mais, pour la première fois, les sans-papiers algériens sont plus nombreux – 1 699 entre le 1er janvier et le 19 mai – que les Marocains (984), selon les statistiques non publiques du Ministère de l’intérieur espagnol.
Plus d’un tiers des immigrants clandestins qui ont débarqué sur les côtes de la Péninsule ibérique jusqu’à la mi-mai étaient des Algériens. Ce pourcentage tombe cependant à 25 % par rapport au nombre total des migrants irréguliers arrivés en Espagne –îles Canaries comprises- pendant la même période. Leur principal point de chute est la province d’Almeria, située à un peu plus de 200 kilomètres des côtes oranaises. En Italie aussi, qui reçoit depuis 2018 bien moins de sans-papiers que l’Espagne, les Algériens dépassent de peu les Marocains.
Le nombre record d’Algériens signalé par l’Intérieur est probablement quelque peu sous-estimé. Algériens et Marocains essaient à tout prix de se faufiler entre les mailles des forces de l’ordre lorsqu’ils mettent le pied en Espagne. Contrairement aux Subsahariens, qu’il est difficile d’expulser, les Maghrébins savent qu’ils risquent d’être renvoyés dans leur pays, du moins jusqu’à début mars. Depuis le début de la pandémie et la fermeture des frontières, les expulsions sont suspendues.
Il s’agit de hors-bords, ne transportant que huit passagers au maximum, équipés de moteurs de 300 chevaux qui peuvent facilement atteindre les 40 nœuds (74 kilomètres/heure)
Pour les autorités espagnoles, la surprise a été double en ce début d’année. Non seulement les Algériens sont majoritaires, mais ils arrivent aussi directement en Andalousie ou à Murcie sans passer par le Maroc, comme ils l’ont fait pendant des années, et dans des embarcations qui n’ont rien à voir avec les rafiots qu’empruntent les Subsahariens pour traverser la Méditerranée.
Il s’agit de hors-bords, ne transportant que huit passagers au maximum, équipés de moteurs de 300 chevaux qui peuvent facilement atteindre les 40 nœuds (74 kilomètres/heure) et mettre moins de cinq heures pour parcourir la distance entre leur point de départ, à l’ouest d’Oran, et leur destination (Cabo de Gata, Níjar, Carboneras et Mojacar) dans la province d’Almeria, selon un communiqué publié par la Garde Civile (Gendarmerie espagnole) le 14 mai. À cette vitesse, il est difficile de les intercepter à moins d’utiliser des hélicoptères. Comme le moteurs sont chers et difficiles à se procurer en Algérie, les passeurs font l’indicible pour ne pas abandonner l’embarcation sur la côte, comme le font les Subsahariens. Ils essaient de retourner avec elle du côté d’Oran.
Les passagers auraient payé entre 2 000 et 2 500 euros pour la traversée, un tarif élevé comparé à celui des Subsahariens.
Dans son communiqué la Garde Civile annonce que, dans le cadre de l’opération Sidecar, elle a arrêté les 11 membres d’une organisation criminelle basée à Carboneras, qui, début mai, réussit en 48 heures à transférer 126 immigrants, dont des femmes enceintes et des mineurs, d’Algérie à Almeria. Les passagers auraient payé entre 2 000 et 2 500 euros pour la traversée, un tarif élevé comparé à celui des Subsahariens. En outre, neuf bateaux ont été saisis, cinq quand ils accostaient et quatre en haute mer, dont deux qui retournaient à vide en Algérie.
« A moyen terme, la pression migratoire en provenance d’Algérie devrait rester élevée, les réseaux de trafic ayant adapté leur modus operandi, ils organisant maintenant des départs simultanés pour déborder la capacité de réaction des autorités algériennes malgré les restrictions imposées par la Covid-19 », indique un rapport confidentiel du Service d’action extérieur européen basé sur des données fournies par Frontex, l’agence européenne de protection des frontières. Des extraits de ce rapport ont été reproduits fin mai par le quotidien espagnol El País.
« Les réseaux de trafic », l’expression employée dans le rapport, montre aussi qu’il se produit un saut qualitatif dans l’émigration clandestine au départ de l’Algérie. Il n’y a pas si longtemps encore des jeunes algériens se regroupaient pour acheter quelques planches et, avec l’aide d’un menuisier, construire un bateau qui tienne la mer quelques heures, jusqu’aux cotes de l’Andalousie ou de Sardaigne.
« L’Algérie traverse déjà un très mauvais cycle économique et les perspectives sont encore pires avec la chute du prix des hydrocarbures »
Pour les plus aisés des Algériens, surtout des Oranais, il y a un autre moyen d’émigrer en Espagne en prenant moins de risques. Lors d’un débat, le mercredi 27 mai, à l’Assemblée populaire nationale, un député du FLN, Lies Saadi, a révélé que plus de 7.000 algériens ont acheté ces dernières années des logements en Espagne, surtout dans la province d’Alicante, en faisant sortir l’argent illicitement d’Algérie. La propriété immobilière leur permet d’obtenir plus facilement un visa et même un titre de séjour si son prix d’achat dépasse le demi-million d’euros. Quand le coût atteint ce niveau-là l’argent de l’acheteur algérien ne vient plus d’Algérie mais de Suisse ou de France ou des algériens fortunés ont ouvert des comptes en banque, selon des sources policières espagnoles.
« Le phénomène migratoire algérien ne me surprend pas », affirme Iván Martín, professeur du master sur les migrations internationales de l’université Pompeu Fabra de Barcelone et auteur de nombreux articles sur l’Algérie. « L’Algérie traverse déjà un très mauvais cycle économique et les perspectives sont encore pires avec la chute du prix des hydrocarbures », poursuit-il.
« En outre, la période est également sombre d’un point de vue politique en raison de la frustration de la population après les 53 semaines de protestations de masse (Hirak) qui n’ont pas servi à grand-chose car le régime a su se réinventer », conclut-il. Pour toutes ces raisons, Martin soupçonne que le « flot » d’Algériens n’est pas près de se tarir.
Les hydrocarbures, principalement le gaz, représentent 93 % des recettes des exportations de l’Algérie et 60 % du budget de l’État. Leur prix a baissé de 20 à 30% au point que la Banque mondiale prévoit que cette année les recettes du Trésor algérien diminueront de 21,2% et que le déficit budgétaire sera de 16,3% du PIB, malgré une réduction de 9,7% des investissements publics.
Dans les années 90, on craignait qu’un triomphe des islamistes algériens en armes ne provoque une fuite massive vers l’Europe
Le problème n’est pas seulement la chute des prix, mais aussi que des clients traditionnels de l’Algérie, comme la société espagnole Naturgy, se détournent des contrats signés pour s’approvisionner meilleur marché aux États-Unis et en Russie. Même si deux gazoducs relient l’Algérie à l’Andalousie, ses ventes de gaz liquéfié (GNL) à l’Espagne ont chuté de 30 % depuis le début de l’année, tandis que celles des États-Unis, qui arrivent par bateau, ont augmenté de 467 %. Les États-Unis sont désormais le premier fournisseur de gaz de l’Espagne.
Lorsque dans les années 90 l’Algérie a vécu sa sanglante « décennie noire », on craignait dans certaines capitales européennes, telles que Paris, Madrid et Rome, qu’un triomphe des islamistes en armes ne provoque une fuite massive vers l’Europe d’une partie des habitants du pays le plus peuplé du Maghreb. L’armée algérienne les a vaincus et cet exode aux proportions bibliques n’a pas eu lieu. Un quart de siècle plus tard, la même préoccupation commence à pondre, mais elle est désormais liée à la crise économique et à la persistance au pouvoir d’un régime qui n’a pas tenu compte des revendications des millions d’Algériens qui sont descendus dans la rue tous les vendredis en 2019.