L’érosion du droit d’asile en Europe inquiète : dans un projet de résolution qui sera débattu en plénière dans le courant du mois de juin, la commission des migrations de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dénonce les politiques de dissuasion des migrations que certains États parties veulent accentuer.
Un article de nos partenaires du site « The Conversation »
Une illustration révélatrice en date du 15 mai dernier : une lettre a été adressée à la Commission par 15 États membres de l’UE (Autriche, Danemark, Finlande, Italie, Grèce, Pologne, Pays-Bas, Lituanie, Lettonie, Estonie, Bulgarie, Roumanie, République tchèque, Chypre et Malte). Y transparaît le souci de renforcer l’externalisation de la politique européenne de migration et d’asile : ces États manifestent leur souhait que soient envisagées et adoptées des mesures d’extra-territorialisation de l’examen des demandes d’asile.
La missive, adressée le lendemain de l’adoption par le Conseil des instruments composant le Pacte européen sur la migration et l’asile, s’inscrit dans la dynamique développée par cet énorme paquet normatif : si l’objectif était initialement de réformer le régime d’asile européen commun dont la généalogie remonte au début des années 2000, les textes ont fini par mêler gestion des migrations et droit d’asile. La garantie de ce droit fondamental se trouve ainsi soumise aux modes de gestion des flux et s’en voit donc dégradée. Ce ne sont plus seulement les migrants que l’UE et ses États veulent maintenir à distance : ce sont aussi les réfugiés.
L’exemple critiquable du dispositif Italie-Albanie
Comme le souligne une cartographie du Pacte, ce paquet législatif développe une approche très restrictive et toujours plus sécuritaire de la migration et de l’asile. Or, ces 15 États veulent aller encore plus loin dans cette dynamique, en défendant l’idée de voir le traitement des demandes de protection internationale géré dans des centres se trouvant dans des États tiers.
Si la Cour constitutionnelle albanaise a estimé l’accord conforme au droit constitutionnel national dans sa décision du 29 janvier 2024, la compatibilité du dispositif avec le droit de l’Union européenne, la Convention européenne des droits de l’homme, la Convention de Genève, suscite des doutes (exprimés notamment ici et ici). Que penser de l’envoi dans les centres situés sur le sol albanais (l’un près du port de Shengjin et l’autre à Gjader) des migrants secourus en mer ne disposant pas de la documentation nécessaire pour entrer régulièrement sur le territoire italien, ainsi que des ressortissants de pays tiers se trouvant d’ores et déjà sur le territoire italien ?
Nombre de problèmes juridiques sont à relever. D’abord, le droit de la mer, qui impose de porter assistance à toute personne en détresse en mer, quel que soit son statut, exige de débarquer les personnes secourues dans un port sûr et proche : la question de savoir si l’Albanie offre une telle sûreté est à poser ; quant au port de Shengjin, il est bien loin des lieux des naufrages qui se déroulent au sud de la Méditerranée.
Ensuite, si l’Italie affirme que s’appliqueront dans ces centres le droit italien et le droit de l’UE, il convient de souligner que les procédures de filtrage et d’asile aux frontières prévues par le Pacte sont censées avoir lieu sur le territoire des États membres de l’Union et non sur le territoire d’États tiers.
En outre, il apparaît que les migrants seraient systématiquement détenus dans ces centres, alors que le droit de l’UE précise qu’un ressortissant de pays tiers ne peut pas être placé en détention du seul fait qu’il souhaite déposer une demande d’asile.
Enfin, il est difficile de concevoir que les migrants disposent réellement d’un droit d’asile et d’un droit au recours effectifs.
La Commission semble pourtant avoir validé ce dispositif, peut-être pour obtenir l’assentiment de l’Italie au Pacte, qui lui est d’ailleurs défavorable comme aux autres pays de première entrée que sont la Grèce, l’Espagne, Chypre et Malte : le Pacte accroît leurs obligations et leurs responsabilités dans l’accueil des migrants et le traitement de leurs demandes d’asile, en imposant les procédures de filtrage (identifier, opérer les vérifications de santé, de vulnérabilité, de sécurité, et enregistrer les données biométriques des arrivants) et les procédures aux frontières (examiner les demandes d’asile selon des procédures accélérées ou procéder aux mesures d’éloignement).
La promotion contestée du mécanisme Royaume-Uni/Rwanda
D’autres modèles suscitent l’intérêt. Ainsi, le PPE soutient une solution qui s’inspire du mécanisme mis en place par le Royaume-Uni avec le Rwanda : promu par l’Autriche et le Danemark, ce schéma n’est pas sans rappeler la Pacific solution australienne, et plus encore l’accord Israël-Rwanda.
Le modèle, issu d’un mémorandum d’entente conclu entre les deux pays en avril 2022, a essuyé de fortes contestations : mesures provisoires énoncées en juin 2022 par la Cour européenne des droits de l’homme imposant à Londres de ne pas opérer le premier renvoi de demandeurs d’asile vers le Rwanda ; décision de la Court of Appeal (voir ici), puis celle de la Cour suprême estimant le mécanisme illégal (voir ici, ici et ici) ; décision du gouvernement de Rishi Sunak de persévérer en concluant un traité international avec le Rwanda et en présentant un projet de loi déclarant que le Rwanda est un pays tiers sûr, finalement adopté au printemps 2024 après de nombreuses résistances de la Chambre des Lords ; décision de la Cour suprême d’Irlande du Nord estimant que le mécanisme est incompatible avec les exigences des droits humains et avec le protocole de Windsor ; vol de renvoi repoussé après les élections générales du 4 juillet prochain.
Au cœur du problème, il y a la notion de pays tiers sûr vers lequel doivent être renvoyés les étrangers arrivant de manière irrégulière sur le territoire britannique et souhaitant demander l’asile ainsi que ceux dont la demande d’asile a été rejetée, pour qu’y soient étudiées leurs situations selon le droit rwandais.
Le Rwanda est-il un pays tiers sûr alors qu’y sévit un pouvoir autoritaire, que sourd une crise avec la République démocratique du Congo voisine, que sont documentées des violations des droits fondamentaux et notamment du principe de non-refoulement des réfugiés, que la culture du droit d’asile est peu acclimatée ?
Qu’en est-il des pays avec lesquels l’UE et ses États membres multiplient les accords d’externalisation caractérisant des politiques de migration et d’asile selon une dynamique enclenchée il y a une vingtaine d’années ?
Des arrangements ont été passés avec des pays se trouvant sur les routes migratoires menant à l’Europe : Turquie, Libye, Afghanistan, Soudan, plus récemment Tunisie, Mauritanie, Égypte, tous États connus pour les violations des droits fondamentaux qui y sont perpétrées et qui affectent particulièrement les populations vulnérables en migration.
Or, les 15 États membres, dans leur lettre du 15 mai, souhaitent que soit étendue la reconnaissance de « pays tiers sûr » et qu’elle soit appliquée à des États avec lesquels les migrants n’ont pas de lien de connexion comme cela est actuellement imposé par le droit de l’Union. Il s’agirait de sous-traiter à des États tiers loin du territoire européen non plus seulement le contrôle des frontières de l’UE, mais également le traitement de la protection internationale.
Les idées soutenues par le Danemark dès 1986, par les Pays-Bas en 1994, par le Royaume-Uni en 2003 trouveraient ainsi à se réaliser, désagrégeant un des piliers du droit international des droits humains qu’est la Convention de Genève de 1951.
Alors que les États de l’UE ont deux ans pour appliquer les instruments composant le Pacte européen sur la migration et l’asile, les équilibres politiques au Parlement européen qui évolueront avec les élections du 9 juin prochain pourraient avoir des incidences majeures en matière de garantie du droit d’asile : ce droit fondamental pourrait se voir plus encore érodé par des politiques toujours plus sécuritaires.