Le code algérien de la famille, on en parle toujours, mais on ne l’abroge jamais. Enquête chez les militantes, entre nostalgie d’un combat perdu et main tendue aux jeunes générations.
Le code de la famille algérien, on le réforme en permanence, sans jamais l’abroger. Lors de la journée des femmes le 8 mars dernier, le président algérien Abdelaziz Bouteflika n’a pas dérogé aux habitudes en présentant son lot de promesses annuelles aux algériennes. Parmi les engagements figurait, sans surprise, la réforme du Code de la famille, ce texte conservateur adopté en 1984, que Nadia Aït-Zaî, avocate, décrit comme le résultat d’« une revanche de l’histoire sur le dos des femmes ». « A l’époque, poursuit-elle, le FLN avait fait de la mise à jour du droit musulman une arme contre l’héritage juridique français ». Au prix d’une stricte hiérarchisation des sexes, qui valide un droit à la répudiation de l’épouse, maintient la polygamie (sous conditions!) et confirme l’inégalité homme femme en matière d’héritage.
En 2005, soit vingt ans après l’adoption de ce code rétrograde, une réformette apporte quelques modifications. Par exemple, l’époux divorcé assure le logement à ses enfants mineurs, dont la garde reste confiée à la mère. La notion de « tuteur matrimonial », y compris pour les femmes majeures est toutefois maintenue au grand dam des associations féminines. Lors de ces débats, les partis islamistes légalisés sont vent debout. Surfant sur l’islamisation de la société, les Frères Musulmans occupent encore maintenant 61 sièges sur 462 à l’Assemblée Populaire Nationale (APN). Le pouvoir algérien, qui cherche à ne pas heurter inutilement l’électorat conservateur, met en avant ces gardiens de l’ordre moral que sont les islamistes pour refuser toute réforme d’envergure.
Question de temps
Avec sa sacoche en cuir marron et ses baskets bleues, Hind serait qualifiée en France de « féministe », un terme qu’elle réfute: trop connoté, trop occidental, trop loin des réalités du pays. « Les blocages en Algérie, c’est souvent dans la tête » lance-t-elle. La trentaine, cette jeune informaticienne a fait de l’Algérie une véritable terre d’exploration. « J’adore prendre ma voiture et partir découvrir de nouveaux coins. » Adolescente, puis jeune adulte dans les années 1990 elle n’a pas développé le « syndrome du départ » qui a poussé de nombreux algériens fuyant les violences à quitter leur pays. « Pendant des années on ne pouvait pas sortir ni se déplacer, du coup je ne connais pas vraiment mon pays. Pourquoi aller ailleurs ? Tout est à faire ici. »
Arpenter les rues d’Alger est un autre plaisir de Hind. Le sourire en coin, elle se moque de ce qu’elle considère comme « des idées reçues algéroises ». « Les gens sont frileux, il restent dans leurs quartiers tranquilles et ne mettent jamais les pieds dans les zones populaires. C’est comme ça qu’on fige des fantasmes au lieu de voir les évolutions ! Bab el Oued a une réputation de coupe-gorge alors que beaucoup de choses sont en train de changer. » Si elle se décrit volontiers comme « passéiste », Hind fait partie de cette génération de jeunes algériennes éduquées qui ont embrassé la mondialisation, les deux pieds enracinés dans le pays. Quand on lui demande si en tant que femme, crapahuter dans Alger ne lui attire pas d’ennuis, elle hausse les épaules. « Evidemment que c’est difficile. On se prend des remarques. Parfois c’est vulgaire, parfois juste lourd. Les regards sont insistants. J’essaye de ne pas faire attention. Je ne veux pas rajouter moi-même des barrières aux barrières. C’est un piège. »
Question de voile
Vaste chantier, la place des femmes dans l’espace public travaille en profondeur la société algérienne. En plus du milieu associatif qui en a fait l’un de ses principaux chevaux de bataille, la thématique inspire les artistes et les médias. C’est notamment le cas des jeunes réalisatrices Bahia Bencheikh El Fegoun et Meriem Achour Bouakkaz dont le documentaire « H’na Barra » (Nous, dehors) a donné un coup de fouet aux débats venimeux sur le voile.
En suivant le parcours de la jeune Manel en quête du sens de son hidjab, les auteures capturent la parole brute de cinq algériennes de générations et de régions différentes, voilées ou non. Variés, traversés de sentiments parfois contradictoires, leurs discours et leurs vies s’inspirent de modèles différents voire opposés, dressant un portrait pluriel des femmes dans l’Algérie d’aujourd’hui. Le tout sans donner de leçon. En filigrane, c’est toujours un rapport dur et violent au monde extérieur qui se dessine posant la question de la perception du corps de la femme et sa place dans la société.
Les débats soulevés par le film jettent par ailleurs la lumière sur les clivages qui divisent les militantes et les générations de femmes entre elles. « On ne me fera pas croire qu’autant de femmes portaient le hidjab à mon époque » tonne Fatma, 56 ans. « Nos mères et grands-mères portaient pour certaines le hayek, un voile blanc intégral qu’on devait tenir avec les mains sous le cou. Je ne le regrette absolument pas ! Mais le remplacer par un objet et des habitudes directement importés du Golfe… C’est tout sauf bon signe. D’autant que ce n’est pas un choix, plutôt une porte de sortie forcée. »
Ce discours, Sana 29 ans et Ouarda 33 ans, toutes deux non voilées, l’ont entendu mille fois. « On connaît la chanson. Mais la réalité c’est que ces filles portent souvent le voile pour tout simplement avoir la paix dans la rue. En plus, sur ce sujet, le plus agaçant c’est que des statistiques se sont transformées en préjugés. Quand on parle de femmes voilées, toute une série de clichés vient à l’esprit : elles parlent mal français, elles ne sont pas éduquées, elles ne travaillent pas, elles sont soumises… En faisant ça, on s’interdit de voir que c’est de moins en moins le cas. Les féministes algériennes des années soixante-soixante-dix font une fixette là-dessus. Mais ces filles là existent ! On ne peut pas les pointer du doigt sans arrêt. Il faut proposer autre chose ».
Question de travail
Régulièrement sous le feu des projecteurs, la question du voile masque parfois les avancées significatives qu’a connu la société algérienne depuis l’indépendance. Désormais 65% des diplômés sont des femmes contre moins de 50% il y a vingt ans. « A l’avenir, cela peut modifier en profondeur la structure des ménages et tendre vers la parité » explique Cristina Amaral, coordinatrice des Nations Unies en Algérie qui souligne les avancées dans d’autres secteurs. « 40% des magistrats sont des femmes dont des juges, ce qui est loin d’être le cas dans d’autres pays y compris occidentaux. » Dans le domaine politique, un loi fixe à 30% le pourcentage des femmes dans les assemblées élues.
Malgré ces progrès, l’accès au marché du travail reste l’un des plus grands chantiers. Les femmes ne représentent que 20% de la population active en Algérie. « Faire progresser l’employabilité dans un pays à revenu intermédiaire comme l’Algérie nécessite d’encourager le développement des PME » poursuit Cristina Amaral. « Le chômage des jeunes touche par ailleurs moins durement les hommes que les femmes dont certaines exercent des activités informelles. »
Question de justice
Garant des avancées passées et futures, le droit constitue un autre champ de bataille privilégié par les associations de femmes et les organisations internationales. Salué par les militants, un amendement au code pénal prévoyant des peines d’emprisonnement de un à vingt ans contre les violences faites aux femmes a été adopté, le 5 mars dernier, faisant de l’Algérie le deuxième pays du Maghreb à criminaliser ces actes. « C’est une revendication de longue date ! » explique Nadia Aït-Zaî. « Encore faut-il maintenant renforcer les mesures de suivi, notamment psychologique et accompagner les femmes pour qu’elles ne se censurent pas au moment de porter plainte. » Selon une étude du Centre d’information sur les Droits de l’Enfant et de la Femme (CIDDEF) datée de 2014, environ 8500 plaintes pour violence envers les femmes ont été déposés chaque année en 2012 et en 2013. Largement sous évalué, le nombre de femmes victimes de violences graves et répétitives s’élèverait à environ 1.300.000 par an, soit 10% des femmes algériennes.
En durcissant les sanctions prévues, la loi du 5 mars vise à dissuader les potentiels agresseurs. Elle identifie par ailleurs juridiquement pour la première fois le harcèlement de rue et le harcèlement verbal et psychologique. Malgré un accueil favorable dans l’ensemble, plusieurs associations se sont toutefois inquiétées des risques de pressions que fait peser sur les victimes l’existence d’une clause prévoyant l’arrêt des poursuites en cas de pardon de la femme.
Question de fonds
Divisées sur le plan des idées, les militantes font également face à une restructuration du monde associatif pas toujours évidente à suivre. Elles ont notamment du mettre leur logiciel au diapason de l’univers très encadré des bailleurs de fonds et des ONGs modernes. « Il y a trente ans nous étions dans la revendication d’idées, l’opposition frontale. On nous accusait d’être des suppôts de l’Occident. Maintenant on procède par démonstration. On fournit une étude statistique pour justifier les besoins et lancer des programmes » explique Nadia Aït-Zaî. Un saut méthodologique qui a transformé les « militantes » en « activistes » et dont le milieu associatif dénonce volontiers lui-même les travers. «
Depuis l’arrivée des bailleurs internationaux, le staff concentre une grande partie de ses efforts à répondre aux appels à projets. C’est du temps et du personnel en moins pour les actions de terrain » regrette une ancienne membre de S.O.S. Femmes en détresse — une ONG d’aide aux femmes victimes de violences — qui déplore une vision court-termiste. » Par exemple, on reçoit un financement pour former des femmes pendant neuf mois à créer une micro entreprise. Et puis plus rien. Le suivi est inexistant et l’entreprise tombe vite à l’eau. Dans les années 70-80, de grandes campagnes de vaccination et de promotion de la contraception ont été lancées sur tout le territoire avec des résultats spectaculaires. Si l’Etat ne prend pas ces dossiers à bras le corps, ça ne peut pas marcher. »
Question de sexualité
Aux critiques sur le manque de vision s’ajoute la question de la succession des militantes historiques. « De nombreuses féministes des années post indépendance ont développé un syndrome d’anciennes combattantes. Déconnectées du terrain mais avides de reconnaissance » confie, piquante, une ancienne militante. « Et l’ennui c’est qu’elles veulent d’une relève qui leur ressemble… « . Des initiatives récentes ont toutefois émergé apportant une fraîcheur nouvelle au mouvement à l’image de l’association Sawt Nssâ (la voix des femmes). Créée à Constantine, ville conservatrice de l’est de l’Algérie, l’association s’est notamment fait connaître en lançant une campagne pour dénoncer le harcèlement de rue sur internet, « le sport favori des mecs de la ville » lance Soraya, la vingtaine, avec un grand sourire. « Sur notre page facebook, nous recueillons des témoignages de femmes qui ont subit une agression », explique-t-elle. « Certaines personnes commentent en expliquant l’attitude que la victime aurait du avoir pour éviter l’agression. Nous répondons qu’il n’y a pas d’attitude type à avoir ! Il faut déculpabiliser les victimes ».
En dehors de leurs activités sur le net, les Sawt Nssâ organisent régulièrement des groupes de paroles ou des réunions sur des thématiques féministes abordant parfois des questions taboues. Admirative, une journaliste âgée d’une cinquantaine d’année commente. « Ce qu’elles apportent de nouveau c’est le corps. Les filles de ma génération, nous étions entièrement focalisées sur l’intellect. Le corps, la sexualité, c’était tabou. De vraies nonnes ! »
Sur la question du voile aussi, les jeunes se distinguent de leurs ainées. « C’est une réalité qu’il faut gérer. Ce rabachâge incessant, c’est stigmatisant. On dirait un discours clé en main pour l’occident. Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, tous ces modèles nous les avons aussi bien sûr, elles sont notre base commune. Mais ça date ! »
Créer autre chose… Réinventer des modèles… Tendre la main aux jeunes algériennes…Et, forcément, réformer le code de la famille !