Après Khaled, c’est Cheb Mami qui vient d’être condamné à verser 200.000 euros de dommages et intérêts pour plagiat. Né dans l’ouest algérien, le raï, répertoire open source où tout le monde chante les chansons de tout le monde, redécouvre la rigueur des droits d’auteur
Oran, Mdina Jdida, gros centre commercial à ciel ouvert, où tout se vend sur les trottoirs. Entre chaussures contrefaites, strings et ustensiles de vaisselle, des étalages débordent de DVDs. Films, musiques, tout est piraté, ainsi que les derniers logiciels vendus à 1 euro, faisant de l’Algérie le premier pays du monde arabe en termes de piratage, 3ème au monde.
Atteinte à la propriété
Régulièrement, l’office des droits d’auteurs fait des descentes et saisit des stocks de DVDs pour les détruire. A 3 centimes d’euros le support vierge, les faussaires ne s’inquiètent pas et regravent derrière les titres les plus en vue. Seuls les vendeurs ambulants sont pénalisés, ce qui ne les empêche pas de revenir une demi-heure plus tard avec des nouveaux stocks et des galettes toutes chaudes.
Pour l’année 2014, près de 200 affaires d’atteinte à la propriété intellectuelle et industrielle ont été traitées par la police, ce qui a permis la saisie de 334.515 CD piratés et 856.060 cassettes. C’est peu mais outre le fait que l’on apprend que les cassettes existent encore, qui protège quoi ? L’ONDA, l’office national des droits d’auteur algérien, a signé un accord avec Google l’année dernière, en fait un partenariat avec Youtube pour permettre aux auteurs, compositeurs et créateurs algériens de bénéficier d’une juste rémunération au titre de la diffusion de leurs œuvres sur la célèbre plate-forme de partage audio et vidéo. Il s’agit bien de défendre les auteurs nationaux à l’international mais pas de poursuivre les auteurs de plagiats au niveau national. En terre agitée, la musique adoucit les mœurs et la justice a d’autres chats à fouetter.
Une opinion comme une autre
Genre à part né dans l’Ouest algérien à la fin des années 80, le raï est mélange de musique du terroir (le raï trab, littéralement « la terre ») réarrangé avec un son et des instruments modernes mais toujours sur une rythmique ternaire (6/8) où il est question d’amour (souvent raté), d’alcool (généralement frelaté) et de mal vie (on peut souvent réussir à rater sa vie).
Raï signifie littéralement « opinion » et c’est à ce titre que chaque chanteur ou chanteuse (cheb, chebba, cheikh ou cheikha) « émet une opinion », qui n’est qu’un genre d’avis, donc à reprendre, dans un vaste patrimoine collectif où il n’est pas question d’individu mais de partage. Les temps ont changé, Cheb Rabah est Kabyle, de l’Est algérien, ce qui ne l’a pas empêché de se mettre au raï. Devant un certain insuccès, il se lance dans la justice et après avoir épinglé le King, le roi du raï, ainsi qualifié Khaled, pour atteinte aux droit d’auteurs en avril dernier, il attaque le Prince du raï, ainsi qualifié Mami, en juillet. 200.000 euros à la clé, deux coups gagnants dans la famille royale du genre.
« Cheb Plagiat », ainsi dénommé aura donc percé dans le raï mais aux tribunaux. Lui qui vit à Paris, aurait-il eu gain de cause s’il vivait à Alger, Oran ou Tizi-Ouzou ? C’est une question sérieuse renvoyant à tout le problème de la justice algérienne, qui a toujours autant de mal à défendre la propriété intellectuelle et les libertés individuelles. Même collectives d’ailleurs, puisqu’après après avoir inventé le délit « d’attroupement non armé », qui signifie simplement une manifestation pacifique, vient d’inventer un nouveau délit « incitation à attroupement non armé », qui là aussi désigne simplement le fait d’appeler à une marche ou une manifestation. Seul ou en groupe, il est toujours aussi difficile de marcher.
Stade oral
Le raï est donc une plate-forme Open Source, tout le monde reprend tout le monde mais pas plus que le reste en Algérie, où tout appartient à tout le monde. Tout est piraté, films, musiques, logiciels mais aussi chaînes de télévision étrangères, électricité et conduites d’eau.
En France, c’est différent et c’est Khaled lui-même qui a ouvert le bal. Déjà célèbre en Algérie, il s’installe à Paris dans les années 90 où il dépose à son nom, sous le conseil de sa maison de disque Universal et de Pascal Nègre (il est blanc), une grosse partie du patrimoine raï, dont la célèbre chanson Didi, condamnée pour n’être qu’un plagiat 23 ans plus tard par un tribunal français. Hasard de l’histoire, c’est le même Nègre qui deviendra plus tard directeur d’Universal, puis président de la Société civile des producteurs associés (SCPA) et auteur d’un livre sorti en 2010, « Sans contrefaçons », où il attaque de façon virulente le téléchargement illégal d’œuvres protégées.
Propriété intellectuelle ? Comme pour les matières premières, le cheminement est connu. On les extraits du Sud puis on les fait passer au Nord, et pour le raï c’est le même itinéraire, on les puise du Sud et les dépose au Nord, inscrivant des chansons aux droits d’auteur. La célèbre Cheikha Rimitti, véritable mère du raï, avait écrit avant de mourir en 2006, près de 1000 chansons, largement pillées par ces chebs chanteurs, qu’elle appelait les « petits jeunes tricheurs », à travers le dépôt légal à Paris. Triste, elle confiait ne pas vouloir aller en justice et en tant qu’ancêtre du genre, très respectée des chanteurs, appelait directement les pilleurs. Sans succès. Elle était même montée à Paris et appelé Khaled, qui lui avait pompé quelques chansons, afin qu’il l’aide, elle qui était dans le besoin. « Il a rigolé », avait-elle confié.
Mami, prince du raï chouchou de Bouteflika
Raï men et women de cabarets glauques à la réputation sulfureuse, le raï avait trainé du début à son apogée des parfums de scandale. Alcool, sexe, divorces, violences diverses et vies dissolues. Si le genre s’est assagi et les paroles rabotées (on est loin de la Fadela et son « on a fait l’amour dans une baraque complètement niquée » ou de Rimitti et son « allume-moi comme on allume une cigarette »), les affaires sont encore nombreuses.
En 1997, l’épouse de Khaled, Roi du raï, dépose plainte contre lui pour violences conjugales, avant de se rétracter. Il est ensuite naturalisé Marocain en 2013, ce qui a fait hurler les nationalistes algériens, frères ennemis du Royaume de M6, et participé dans un clip de campagne en 2014 à l’occasion de la réélection du président Bouteflika, ce qui a fait hurler l’opposition.
Mami aussi, Prince du raï, n’est pas un ange. Condamnés à plusieurs années de prison la prison pour séquestration et avortement forcé en 2009, Mami (de son vrai nom Mohamed Khelifati) et son manager Michel Lévy (de son vrai nom Michel Lecorre) en rajoutent une couche. Quelques années avant, c’est le même Mami qui scandalise tout le monde lors de la première hospitalisation du président Bouteflika à Paris, à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. Devant une communication officielle totalement absente, tout le monde se demande quel est ce mal qui a frappé le président. C’est Mami, qui après une visite privée à l’hôpital, en ressort devant les caméras en annonçant que le président se porte bien, le Prince du raï devenant porte-parole de Bouteflika, ce qui avait fait hurler les institutionnels.
Entre violence et politique, le raï sait donc jouer dans toutes les partitions. Et cette musique hybride, profondément enracinée dans les terres arides de l’Ouest algérien, a aussi ses légendes, tel Cheb Hasni assassiné par les islamistes, ou Cheb Azzedine, mis en prison pour avoir critiqué le président Bouteflika. Au pays du collectif et du déjanté, le raï découvre la propriété intellectuelle, à Paris. Il y aura certainement d’autres procès.