Par le boycott de produits de grande distribution, dont l’essence distribuée à la pompe, les Marocains expriment calmement leur ras le bol. Une chronique de Nouhad Fathi
Blessés par le mépris de la classe dirigeante, les Marocains sont passés d’une simple campagne de boycott à la mise en cause des hommes d’affaires usant de la politique pour s’enrichir sur leurs dos.
Tout a commencé le 20 avril dernier, à trois semaines du début du mois du ramadan. Des pages Facebook suivies par des centaines de milliers de Marocains, principalement pour leurs vidéos drôles ou choquantes, ont suggéré à leurs abonnés de boycotter chaque mois un produit de grande consommation. L’idée est de forcer les leaders de leurs marchés respectifs — Afriquia pour le carburant, Les eaux de Oulmès pour l’eau minérale et Centrale Danone pour le lait — à baisser leurs prix, sans risquer de se faire tabasser par les forces auxiliaires, puisque c’est ce qui arrive à chaque fois que les citoyens sortent dans les rues pour s’insurger contre la cherté de la vie.
Jusque-là on ne visait pas les personnes, mais les produits. En soutien au boycott, plusieurs Marocains ont commencé à préférer les produits laitiers de Jaouda (une marque de la coopérative agadirienne Copag), à refuser les petites bouteilles de Sidi Ali qui accompagnent automatiquement les espressos dans les terrasses des cafés et à déserter les stations d’essence d’Afriquia.
L’affaire de tous les marocains
D’autres s’en foutaient ou estimaient le nombre de jours avant que l’initiative s’essouffle et tombe dans les oubliettes. Puis, quelqu’un a ouvert la boîte de Pandore et c’est devenu l’affaire de tous les Marocains.
Quand le 24 avril, une question relative au boycott a été adressée à Mohamed Boussaid, le ministre de l’Économie et des Finances, ce dernier a rétorqué que “nous nous devons d’encourager l’entreprise et les produits marocains, contrairement à ce que font certains étourdis (mdawikh)”. Sa réponse méprisante fût une tentative lamentable de défendre son collègue Aziz Akhannouch, 3emme fortune du Maroc, président du parti le « Rassemblement national des indépendants » (RNI), propriétaire de Afriquia qui détient 28% des parts de marchés du carburant et ministre de l’Agriculture et de la pêche.
À l’entendre, on croirait que la campagne de boycott vise de petits chefs d’entreprise qui suent pour générer juste ce qu’il faut de marge pour payer leurs fournisseurs et leurs employés, dans un pays où les règles du jeu sont claires et fair-play. Mais la vérité c’est que ce ne sont pas les Marocains qui sont des “étourdis”, c’est le système qui est indécent.
Des ministres milliardaires profitent de lois et de décisions gouvernementales prises au cours même de leurs mandats pour s’enrichir davantage sans rien donner en retour au Marocains. Et par “rien”, on exclut les salaires qu’ils paient à leurs propres employés, car nous le marteler à chaque fois laisse un arrière goût féodal assez déplaisant, comme si nous devions les féliciter de n’avoir pas recours à l’esclavagisme pur et simple.
Akhannouch, tète de gondole
Depuis la libéralisation du prix du carburant décidée par l’ancien chef du Gouvernement Abdelilah Benkirane en décembre 2015, les pétroliers marocains ont empoché 17 milliards de dirhams de marges supplémentaires en augmentant le prix du litre de gasoil de presque un dirham en moyenne. A la base, la libéralisation était censée lier le prix local aux fluctuations du marché international et avantager le consommateur en encourageant la concurrence entre les différents acteurs, un peu comme c’était le cas avec le secteur des télécoms. Sauf que la hausse du prix est répercutée par les acteurs du marché sur le prix final, mais pas sa baisse. Cette manœuvre a été rendue facile par l’absence totale de mécanismes de contrôle. En tête de ces pétroliers, le ministre Aziz Akhannouch et patron du leader Afriquia.
Mais s’il est actuellement sous les feux des projecteurs à cause de cette campagne de boycott, il n’est pas le seul ministre à avoir bénéficié d’avantages sous forme de lois. En février 2015, la Chambre des représentants a adopté le projet de loi 13-131 permettant à n’importe quel investisseur d’ouvrir une clinique privée. Avant cela, c’était la chasse gardée des médecins qui n’ont d’ailleurs pas manqué d’exprimer leur colère à El Houssine El Ouardi, alors ministre de la Santé et instigateur de cette loi.
Premier bénéficiaire ? Moulay Hafid Elalamy, collègue d’El Ouardi en sa qualité de ministre de l’Industrie, et l’un des hommes d’affaires les plus riches d’Afrique avec une fortune estimée, à l’époque, à 620 millions de dollars. Grâce à cette loi, le groupe Saham d’Elalamy a pu ouvrir, via son pôle santé Meden Healthcare, ses cliniques Evya à Casablanca et Tanger, et l’hôpital privé de Marrakech. El Ouardi a même tenté de gêner l’activité des autres cliniques marocaines pour rendre le business de son collègue plus attrayant. Ainsi, sous prétexte de “donner plus de garanties aux patients et de contrôler les cliniques privées”, l’ex-ministre de la Santé a inclut dans sa loi l’obligation de déclarer tous les noms des médecins travaillant au sein des cliniques et les prix de tous les médicaments utilisés au sein de l’établissement sous peine de poursuite judiciaire. Les cliniques d’Elalamy étant nouvelles et financièrement bien alimentées, il leur a été facile d’installer des bornes électriques et d’élaborer des sites internet pointus permettant la simulation de devis et la consultation des noms des médecins. Chose quasi-impossible pour les cliniques déjà établies qui soutiennent ne pas avoir ni les moyens pour copier le réseau Evya dans sa technologie, ni assez de murs pour y inscrire tous les noms des médecins pratiquants, des pathologies traitées et des médicaments prescrits.
Qu’a eu Houcine El Ouardi en échange de ses lucratifs services ? Probablement un appartement de luxe d’une valeur de 4 millions de dirhams octroyé à son épouse par le pôle immobilier du ministre de l’Industrie. L’information, relayée par l’hebdomadaire Al Ousboue et massivement reprise par la presse nationale, a été fermement démentie par Saham Immobilier, qui a même menacé de trainer le journal en justice pour diffamation. Quoiqu’il en soit, Moulay Hafid El Alamy a entamé en décembre dernier la vente par tranches de l’ensemble de ses cliniques. Et si le montant de la transaction n’a pas été dévoilé, on sait au moins que la cession de son pôle assurance au géant sud-africain Sanlam lui a ramené 1,05 milliards de dollars.
Rappelons que c’est à cause de l’insalubrité des hôpitaux publics que les cliniques privées prospèrent, et que les plus démunis accouchent sur les trottoirs.
L’extension du domaine du boycott
Selon une enquête publiée le 22 mai par le quotidien l’Economiste, 42% des Marocains soutiennent le boycott qui perdure à ce jour. Maintenant, c’est aussi la sardine qu’on snobe, dont le prix au kilo atteint des sommets scandaleux pendant le mois du ramadan. Comment se fait-il que le Maroc soit le premier producteur de poisson en Afrique, et que la sardine se vende entre 20 et 30 dirhams le kilo, sachant que c’est l’unique source de protéines pour un bon nombre de familles marocaines ? Le lait coûte à peine 2 dirhams moins cher qu’en France, où le salaire minimum est 6 fois supérieur. Comment le gouvernement espère-t-il que ce peuple s’en sorte sans une réelle protection sociale ? S’il y a un message que les Marocains cherchent à transmettre à travers cette campagne, c’est qu’ils en ont marre qu’à chaque fois qu’ils croient pouvoir enfin respirer, une main invisible leur enfonce la tête sous l’eau.