Une nouvelle ère s’est ouverte sur l’horizon du journalisme en Afrique, avec des mutations et des enjeux qui interrogent l’ensemble des médias, y compris ceux du monde occidental.
Une chronique d’Olivier Piot parue dans « Pièce à convictions » N° 6,parue sur le site « Juges de l’actu », et que Mondafrique reprend avec l’autorisation de l’auteur
Les nombreuses réflexions qui accompagnent les mutations du journalisme mondial abordent rarement les évolutions en cours dans les médias du continent africain. Dans ce domaine, comme dans d’autres, les confrères (et consœurs) africains sont le plus souvent considérés comme fatalement en retard sur leurs homologues des pays du Nord et occidentaux. Corsetés par des régimes liberticides, ils sont perçus comme travaillant pour des médias de seconde zone… Grave erreur de perspective ! Depuis le début des années 2000, les révolutions numérique et économique qui traversent les médias du monde entier ont aussi percuté le continent. D’Addis Abeba à Tunis, en passant par Kigali, Nairobi, Dakar ou Nouakchott, les métiers et pratiques des journalistes africains traversent une période de mutations sans précédent.
Comme il est d’usage en Afrique, ces bouleversements s’opèrent à un rythme accéléré. On le dit souvent : le continent a d’ores et déjà sauté des étapes dans différents domaines : passage à la téléphonie mobile, en faisant l’économie des réseaux du téléphone fixe ; bond vers les énergies solaires, en sautant la lente structuration des filières d’hydrocarbures ; généralisation du paiement par mobiles, au détriment du système bancaire classique… Dans le monde des médias aussi, bon nombre des pays du continent progressent à vitesse « grand V ». Grâce à la diffusion rapide d’Internet – et des réseaux de connexion-production -, les nouveaux médias en ligne se généralisent, portés par le boom de l’usage des smartphones. Plus rapidement encore que l’adaptation des médias classiques aux exigences de versions numériques.
Censure et réseaux de journalistes
Déréglementation entre médias publics et privés, généralisation des réseaux connectés à internet, prolifération des réseaux sociaux et des médias numériques, évolution des réglementations (comme celles des codes du numérique ou de la cybercriminalité), développement des outils d’autorégulation (conseils de presse, etc.), création d’autorités de tutelle (pour l’audiovisuel, notamment), multiplication des structures de fact-checking, mise en concurrence acérée des acteurs de l’information… Sur tous ces fronts, les espaces médiatiques africains évoluent très rapidement. Certes, cette mutation reste cadrée et bridée par les modes de gouvernance politique qui caractérisent encore la plupart des États du continent : des régimes autoritaires qui contrôlent et entravent la liberté d’expression, au sens large, et celle de l’information et de la presse, en particulier. Toutefois, ces contraintes politiques fortes – très variables selon les pays – ne réussissent guère à contenir la vitalité du journalisme en Afrique.
Porté par les exigences de démocratisation qui traversent toutes les sociétés civiles du continent, des réseaux de journalistes se sont constitués – par régions et pays -, comme celui inspiré du nom de feu notre confrère burkinabé assassiné, Norbert Zongo, et baptisé CENOZO [1] en Afrique de l’Ouest. D’autres existent en Afriques centrale, australe et du Nord, notamment parmi les journalistes d’investigation. Soutenus par des institutions et fondations internationales (ICIJ, IFJ, CFI, RSF, etc.) ou des plateformes de formation (Médias & Démocratie [2], AMF, etc. dont la vocation est de construire des formations panafricaines inédites, comme CeJIFAM (Certificat de Journalisme Innovant Francophone Afrique Méditerranée), un cycle panafricain inédit créée en janvier 2021 à Tunis [3] ou comme le montre encore la création de la « plateforme de protection des journalistes africains » [4] lancée fin janvier 2021 par la fédération internationale des journalistes (IFJ).
Les logiques des transferts de compétences
Une toile entre journalistes des pays africains, et entre ceux des pays du Nord et des pays du Sud [5], se tisse ainsi en Afrique, parallèlement à celle qui voit les grands acteurs privés de la communication (Canal +, Star Times, Strong Technologie, Orange, Havas, etc.) se ruer sur le juteux marché des médias privés dérèglementés. Nul doute que ces logiques opposées de « transfert de technologies» (ou de compétences) joueront un rôle essentiel dans la nouvelle structuration des paysages médiatiques africains [6]. De même que d’autres enjeux bien connus des médias occidentaux : celui des aides publiques aux médias, de la la protection par les États des journalistes, de l’accès aux formations, initiale et continue, etc.
En Tunisie, par exemple, la presse écrite s’est paradoxalement effondrée depuis la chute de Ben Ali, en janvier 2011. L’ancienne mise sous tutelle (par la dictature) des médias du pays a en effet laissé la place à une logique débridée de marché dans laquelle l’État tunisien n’a plus les moyens de jouer son rôle de régulateur [7]. Résultat : les journaux (papier) tunisiens ont vu leurs abonnements et rentrées publicitaires fondre, au détriment notamment des médias de l’audiovisuel, soutenu par la puissance publique et les grands programmes internationaux (PAMT, etc.). Résultat : l’offre médiatique s’est appauvrie, à l’exception de nouveaux médias alternatifs mais fragiles, ou des médias arabophones.
Au Bénin, une autre logique est en marche. Depuis 2016, l’État dirigé d’une main de fer par Patrice Talon a décidé de contrer sa perte de légitimité politique sur le plan national en soutenant des médias locaux et décentralisés (radiophoniques, notamment) afin de tenter de « travailler » localement son image, en vue des prochaines… élections. Contrôle qui passe en outre par l’adoption d’un nouveau code du numérique (et de celui sur la cybercriminalité) qui lui permettent de pénaliser le travail de certains journalistes, comme en témoignent les récentes condamnations et incarcération du journaliste Ignace Sossou [8].
Bras de fer politiques
Depuis mars 2020, la crise du Covid 19 a montré, en Afrique comme ailleurs, les limites délibérément imposées par certains État à la liberté d’expression et d’information [9]. Ce nouveau front politique mondialisé d’entraves est loin d’avoir livré tous ses outils – voir le débat sur l’article 24 en France [10]. D’autant que, sur le continent africain, les contre-pouvoirs à ces politiques liberticides sont moins efficients que dans les pays du Nord. À ce titre, les libertés à conquérir par le journalisme en Afrique restent étroitement liées aux combats menés sur le continent par les différents acteurs des sociétés civiles (collectifs, blogueurs, associations, influenceurs) pour imposer des valeurs comme la transparence, la lutte contre la corruption ou encore la notion de « redevabilité » des élus.
Ce lien entre « médias » et « démocratie », si essentiel aux transitions engagées en Afrique, n’est pas sans faire écho à l’évolution des médias dans le monde occidental. Là aussi, une régression menace, qui interroge les ressorts mêmes de nos vieilles démocraties. À cet égard, les échanges avec nos confrères (et consœurs) africains sont riches d’enseignements. Comment garantir l’indépendance des médias face à des situations d’extrêmes précarisations des métiers du journalisme ? Par quels moyens permettre aux journalistes d’assimiler les mutations technologiques de leurs pratiques ? Quels outils pour assurer la régulation de l’information face à la montée en puissance des réseaux sociaux ? Toutes ces questions se posent des deux côtés des rives de la Méditerranée et de l’océan Atlantique. Après la Tunisie, la France vient de se doter d’un conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), comme au Nigéria ou encore au Burkina Faso [11]. Quant aux déboires des journalistes africains pour faire reconnaître leur droits (et devoirs), sont-ils si différents en Afrique de ceux rencontrés aux États-Unis, en Pologne, en Hongrie ou même en France, par ceux qui se battent pour les sauver et les garantir ?
Olivier Piot, Journaliste, fondateur de la plateforme « Médias & Démocratie ».