Kaïs Saïed, élu en 2019, est-il un président à mettre du côté des bons ou des méchants? Est-il bénéfique ou néfaste pour la Tunisie? Un dictateur ou un démocrate? Un bandit ou un honnête homme, un nationaliste arabe ou un ami des Iraniens? On ne sait plus s’il est progressiste ou réactionnaire, démagogue ou sincère. Une certitude, le Tunisien de la rue est plus inquiet sur ses fins de mois que sur l’état des libertés dans son pays.
Le sixième et dernier volet du carnet de route de Jean Hugues Lime qui veut rester optimiste sur l’avenir de la Tunisie, un positionnement qui n’est guère fréquent par les temps qui courent.
D’un président à l’autre, les Tunisiens ont entendu à peu près tous les discours, toutes les promesses. ils ont perdu confiance et aspirent surtout à un retour au calme, à la reprise des affaires, au retour des touristes.
J’ai tout entendu sur le compte du Président tunisien.On entend: » notre président affiche une volonté farouche de lutte contre la corruption dans l’administration ».Certains disent: “C’est notre meilleur président depuis la Révolution !” Il nous protège. Il est honnête. Il est probe. Il prend soin du peuple tunisien. Il s’occupe des petites gens. Il est attentif à leur malheur. Surtout il n’est pas corrompu comme les autres. Comme peut-être une certaine bourgeoisie privilégiée qui s’est parfois compromise avec les dictateurs précédents ». On entend également: « Certains opposants aujourd’hui sont en fuite, en exil à Paris, jaloux, frustrés, furieux de ne plus pouvoir continuer à en profiter comme au bon vieux temps, occuper des bonnes places bien payées, se refiler entre eux les postes importants, les titres, le prestige et la belle vie’.
Beaucoup de Tunisiens sont très sensibles au discours contre la corruption que beaucoup estiment sincère, avec l’espoir illusoire que les menaces et les saisies finirint par assainir l’administration.
Chaque jour apporte son lot de nouvelles. On apprend que tel ministre est accusé d’enrichissement personnel et mis en prison. Les pauvres se frottent les mains. Certains disent : “Bien fait ! Il n’y a pas de fumée sans feu.”
Des billets venus de nulle part
En même temps, je me mets parfois à la place d’un type qui est sans le sou, qui a fait un peu d’études, un peu de politique et qui, saisi par les aléas du destin, est soudainement nommé ministre. Dans l’heure qui suit sa nomination, il voit arriver de mystérieux émissaires sympathiques et souriants, empressés, qui viennent le féliciter et accessoirement, déposer sur son bureau une pile de billets de banque venus de nulle part :
“Prenez monsieur le ministre. Cadeau gratuit offert par pure générosité ! Nous vous offrons cet argent pour votre bonne tête bien sympathique de ministre qu’on aime déjà beaucoup. Nous allons faire de grandes affaires ensemble. On ne vous demande rien en échange. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié. Vous avez des grandes poches ? Attendez, je vais y mettre moi-même les billets. Je vais le faire pour vous. J’ai l’habitude. Ne vous donnez pas ce mal. Ne me dites pas merci. Ce ne sont que quelques millions, monsieur le ministre. Ça nous fait tellement plaisir de vous faire plaisir. C’est un honneur pour nous de vous donner cet argent. Pour vos enfants, pour leurs études. Vous n’avez pas un yacht? Vous en voulez un ? On en a un justement. On vous le donne. Un tout neuf ! Ou bien vous préférez une belle villa au bord de la mer avec des gardes partout pour empêcher les cambriolages? Vous n’avez pas de compte en Suisse ? Pas de problème, on va vous en ouvrir un. ”
Ca, c’est juste pour le premier jour. Pour fêter sa nomination.
« Ministre, j’aurais été incapable de résister à la tentation. Surtout que j’adore les cadeaux. » Jean Hugues Lime
D’autres sont méfiants, ne veulent pas parler avec un étranger. Qui suis-je, un journaliste ? Peut-être un agent de Zaied. Ils craignent des ennuis avec la police. une convocation. Une accusation mensongère. Une dénonciation. Une arrestation. un enfermement. Plus d’une soixantaine de personnes ont été arrêtées pour des raisons politiques. Les libertés publiques sont bafouées. Ou bien Kaïs Saïed n’est-il qu’un démagogue populiste qui ne pense qu’à manipuler le peuple en le remontant contre la bourgeoisie tunisienne pour mieux s’en protéger. En accusant les empires coloniaux, en dénonçant la mainmise des puissances européennes, en dénonçant le grand remplacement des migrants subsahariens venus en Tunisie uniquement pour manger le pain des Tunisiens.
Diviser pour mieux régner.
La vérité est que la plupart des Tunisiens que j’ai rencontrés aspirent d’abord à boucler leurs fins de mois. Les dernières années ont été très rudes pour les Tunisiens. Ils ont connu la dictature de Ben Ali, la révolution du jasmin, en 2010, la crise économique, les nombreux attentats islamistes, l’effondrement du tourisme suite à l’attentat du Bardo, le covid, la sécheresse, l’effondrement des récoltes de blé, le déficit du ravitaillement en blé avec la guerre en Ukraine, les risques de famine, le problème des migrants subsahariens, l’effondrement de la Libye voisine. Ils en ont surtout marre. Ils veulent du calme. de l’ordre de la tranquillité. Ils sont surtout submergés par les problèmes économiques, le manque de travail, les salaires minuscules.
La Tunisie est en train de vivre sa mue, une époque de transition.Les Tunisiens doivent faire encore plus d’efforts face à une économie mondiale qui connaît un puissant ralentissement. En Europe, la croissance est d’environ 0 %. Les experts de la Bourse poussent des cris de joie parce qu’on n’est pas en récession. Et les économistes ultralibéraux, toujours prêts à se féliciter eux-mêmes, estiment que c’est un miracle qu’il ne soit pas négatif.
Les problèmes de la société tunisienne sont les mêmes que la société française a bien des égards. Le monde est si interconnecté de mille manières que la moindre crise qui surgit quelque part dans le monde, impacte instantanément tous les autres pays. Il y a même un nouveau métier en Tunisie : le diplômé-chômeur. On obtient son diplôme et tout de suite après on devient chômeur. Le taux de chômage est de 30 % de l’ensemble de la population pour les diplômés de l’enseignement supérieur.
Raconter l’histoire du pédiatre et de sa femme médecin généraliste qui trouvent un contrat à Grenoble et ne peuvent pas emmener leur fille en France.
Un pays exsangue
Le pays n’est pas seulement vampirisé économiquement. Il est aussi pillé humainement. Littéralement pompé. Pour survivre, les ingénieurs les médecins les spécialistes partent travailler à l’étranger avec des contrats à durée déterminée renouvelables selon la fantaisie des employeurs. Là, ils sont payés moins cher que les Français.
Néanmoins, je suis optimiste pour la Tunisie. L’histoire d’un pays avance par à-coups. Parfois une brutale poussée de fièvre, une émeute, une révolution, des avancées sociales, des progrès. puis une stagnation, une érosion des énergies, une reculade. Ensuite le pays repart. C’est le pays arabe le plus libre sur le plan des mœurs et des libertés individuelles.
La Tunisie est un petit grand pays qui montre l’exemple.
Notre carnet de route Tunisie (5/6), les pêcheurs face aux subsahariens