La ruée des jeunes marocains vers l’Europe

Le Maroc connaît une ruée sans précédent vers l’Europe. Des milliers de jeunes émigrent, tentant de rejoindre au péril de leur vie les côtes espagnoles, Eldorado idéalisé. Mondafrique reproduit le reportage d’Omar Brousky paru dans « le Soir » avec l’autorisation de l’auteur


A quelques encablures du vieux Café de Paris qui surplombe
les quartiers mythiques de Tanger, la ville la plus cosmopolite du nord du Maroc, le « Mur des fainéants » (Sour Lemâaguiz)
ne désemplit pas. Ce lieu à la fois célèbre
et emblématique est un petit mur en demi-cercle qui s’est transformé, d’année en année, en un refuge très convoité par
les jeunes candidats à l’immigration. Situé en face des côtes espagnoles, séparées du Maroc par une quinzaine de kilomètres à peine de flots, il offre une proximité qui fait fantasmer des milliers de
jeunes Marocains en quête de traversée vers l’autre rive. On peut même deviner par les belles journées de l’été, lorsque le ciel bleu azur envahit la région, les voitures et les constructions espagnoles à partir de Sour Lemâaguiz.

Les envies de départ vers l’eldorado européen se sont transformées en véritable fièvre ces derniers mois, et les rêves d’évasion qu’offre le « Mur des fainéants » paraissent plus que jamais accessibles. « Je suis à deux doigts de réaliser mon rêve, confie le jeune Khalid, 21 ans, originaire de Beni Mellal, une ville pauvre au centre du Maroc. Oui, tout le
monde veut partir. Les polices espagnole
et marocaine ferment les yeux et les “paterras” (petites barques utilisées pour traverser clandestinement, NDLR) sortent chaque jour. Je dois saisir cette occasion. »

« Une occasion à saisir »

Depuis août 2018, à Tanger, Larache et Tétouan, mais aussi dans le Rif, tout le nord du Maroc est à l’heure des grands
départs vers les côtes ibériques. Pour des
milliers de jeunes, « on sent que quelque
chose se passe, qu’il y a une opportunité
qui ne répétera plus… une occasion à saisir pour des milliers de jeunes installés dans les villes du nord en attendant le
jour J », déclare Fouad Akhrif, membre
de l’association Barques de la vie, à
Larache.

Contrebande et pêche

Située sur la côte atlantique à 170 kilomètres au nord de Rabat, la ville de Larache est un haut lieu de l’immigration
vers l’Espagne. La contrebande et la
pêche, artisanale et de moins en moins
convoitée par les jeunes, sont les principales activités de cette ville très humide, souvent enveloppée dans un brouillard.
Le plus vieux quartier de Larache s’appelle Lekbibat. Il ressemble à un petit
village de pêcheurs délabré et paupérisé,
fait de bric et de broc. Dans un café
qui tombe en ruine, une dizaine de jeunes, dont l’aîné
ne dépasse pas 22 ans, sont attablés autour d’une
théière et quelques verres à moitié remplis. « J’ai
tenté la traversée à deux reprises ; la dernière remonte à début septembre,
raconte l’un d’eux, Mohamed,la vingtaine. On s’est donné rendez-vous à minuit. Il y avait une soixantaine de “harragas” (candidats à la traversée, NDLR) comme moi. J’avais donné au passeur 7.000 dirhams (460 euros). Je le connais de longue date, il m’avait fait un bon prix. Normalement
le tarif moyen est d’environ 10.000 dirhams. A peine avions-nous pris la mer qu’une vague énorme nous a éjectés en dehors de la paterra. Ça partait dans tous les sens. Le passeur nous a alors informés
que le voyage sera reporté. J’attends toujours… »

Des côtes si proches

A l’instar de Mohamed, Samir a fait des études universitaires à Tanger mais
refuse de travailler dans n’importe quel secteur. « Je n’ai pas fait la fac de droit pour travailler dans les chantiers du bâtiment à Tanger, avec un salaire de 2.000 dirhams par mois, dit-il en roulant un joint de cannabis, avant de le passer aux autres. Je n’ai aucun avenir ici, je le sais. »

Mais c’est entre Tanger et Tétouan que
la fièvre des départs a eu le plus d’ampleur ces derniers mois, notamment près d’une petite ville appelée Ksar Sghir. Géographiquement, c’est le point le plus proche de l’autre rive : quelque 13 kilomètres. Les côtes espagnoles paraissent si proches qu’on a envie de traverser à la
nage. S’étendant sur une côte de près de 70 kilomètres surplombée de falaises propices à la dissimulation, la route Tanger-Tétouan est la plus surveillée du Maroc.

Mais depuis juillet, il n’y pas un jour
sans qu’on apprenne que des « paterras », voire des embarcations de
type « Go-fast » ont pu traverser, assure Mohamed Ben
Aissa, président de l’Observatoire du nord pour les
droits de l’homme. « Le premier Go-fast est arrivé
début septembre à Sidi Kenkouch, près de Ksar
Sghir. C’était la première fois qu’un Go-fast débarquait en
plein jour, au nez et à la barbe des autorités marocaines. Il a ensuite, tranquillement, fait le plein de candidats au
départ. Quatre autres Go-fast s’en sont
suivis durant le mois de septembre, le
dernier, conduit par un Espagnol, étant
celui où une jeune femme a été mortellement blessée par la marine marocaine. »
Le dernier Go-fast a été intercepté en
effet le 25 septembre 2018 au niveau de
la petite ville côtière de Fnideq, frontalière avec l’enclave espagnole Ceuta. Une source de la marine royale a indiqué que
celle-ci avait été « contrainte » de tirer à
balles réelles après le refus du pilote
d’obtempérer. Bilan, une étudiante de
Tétouan, Hayat Belkacem, 22 ans, décédée et quatre autres jeunes de la même région blessés.
Dans cette frénésie des départs, une
question lancinante est sur toutes les
lèvres : les autorités marocaines ont-elles fermé les yeux pendant ces
quelques mois, considérés par les candidats à l’immigration comme « l’occasion qui ne se reproduira jamais » ? « Sans
aucun doute, répond par téléphone d’Espagne le journaliste Ignacio Cembrero, fin connaisseur du phénomène migratoire. Tous les éléments indiquent que lesMarocains ont fermé les yeux pour deux
raisons. Primo, la route Libye-Italie est
pratiquement verrouillée face aux migrants qui veulent rejoindre l’Europe etles départs se font, désormais, essentiellement via le Maroc et l’Algérie. Secundo, en se montrant plus laxiste, le royaume fait pression sur l’Europe pour qu’elle ouvre davantage le robinet des aides… »

L’effet « Rif »

Objectif atteint : la Commission européenne vient de débloquer quelque
140 millions d’euros sous forme d’aides directes et de programmes de coopération…

Autre région très concernée par la vague de départs que connaît le nord depuis quelques mois : le Rif. Région paria pour les uns, rebelle et insoumise pour d’autres, le Rif vit essentiellement de
l’apport financier de sa diaspora (nombreuse en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne), de la contrebande avec Melilla, l’autre ville espagnole au nord-est du Maroc, et de la culture du cannabis.

Quelques jours après son accession au trône (juillet 1999), le roi Mohammed VI y effectua une visite de « réconciliation ». Il promit monts et merveilles et s’engagea à y réaliser d’importants projets de développement. Mais vingt ans plus tard, rien de tout cela n’a été fait, et
les manifestations de 2016-2017 sont la conséquence de ce que la population rifaine appelle « la marginalisation programmée » de la région.

«Les Rifains partent essentiellement des plages situées entre Tetouan et Al-Hoceima pour atteindre les côtes proches de Malaga, contrairement à ceux quipartent de Tanger et Tétouan ; ces derniers échouent en général vers Tarifa, La Linea, voire Cadis », indique Mohamed
Salmoun, un militant associatif basé à Tanger. « Les “harragas » venant du Rif ne restent jamais en Espagne. Celle-ci est un point de départ, sans plus, vers la Belgique et les Pays-Bas où ils ont souvent de la famille. Après les événements du Rif, beaucoup demandent l’asile politique à ces pays », ajoute-t-il.


Il est presque 18 h à Tanger. Sur le vieux port, un groupe de jeunes mineurs
guette l’arrivée des camions à semi-remorques espagnols, en file indienne
pour embarquer dans les ferrys à destination d’Algesiras. Mais contrairement à d’autres jours, la police du port est beaucoup plus vigilante ce soir. Parmi eux, un mineur de 15-16 ans fixe un téléphone
portable et visionne pour la énième fois des vidéos où l’on voit des jeunes Marocains sur un rafiot prenant la mer et
chantant : « Que le dernier éteigne la lumière ! » ■

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