Sa FELICITE, est assurément une « femme puissante », de la famille de celles à qui Marie Ndiaye a si élégamment rendu hommage dans son ouvrage « Trois Femmes Puissantes » (Prix Goncourt 2009, Gallimard).Le film a remporté l’Ours d’Argent au dernier Festival de Berlin. Le cinéaste Franco-Sénégalais s’était déjà fait remarquer par ses précedents films (L’Afrance, Andalucia, Aujourd’hui) mais le voilà qui s’impose comme un vrai grand auteur avec cette oeuvre ambitieuse.
Le film déroute et interpelle, par son aspect hybride (à cheval entre un documentaire sur Kinshasa – l’une des villes les plus dangereuses du monde – et une fiction bien campée entre drame et comédie) par ses audaces scénaristiques (scènes énigmatiques et dérapages dans l’onirisme) que par sa beauté formelle et la qualité exceptionnelle de ses interprètes…
Mère courage et grande amoureuse
Dans la frénésie poussiéreuse de Kinshasa, capitale aux douze millions d’habitants de la République démocratique du Congo, Félicité (magnifique Véro Tshanda Beya) trace sa vie de femme indépendante : chanteuse de bar, elle élève seule son fils adolescent. Elle résiste aux avances de son voisin Tabu (Papi Mpaka) – piètre réparateur de frigidaire, jusqu’au jour où tout bascule : son fils victime d’un grave accident doit subit une opération d’urgence pour éviter la gangrène.
Alors démarre la course folle d’une mère courage qui joue le tout pour le tout afin de réunir l’argent nécessaire à l’opération de son fils et lui sauver la vie (sinon la jambe). Ce qui pourrait donner matière à un mélo édifiant (ah… encore une mère qui sait se sacrifier !) est le point de départ d’une incroyable aventure humaine, celle d’une femme qui se dépasse, qui se découvre, qui se réconcilie avec elle-même et avec sa joie de vivre, envers et contre tout.
Au milieu du désastre (sanitaire, intime et politique) toujours suggéré, Félicité et Tabu vont apprendre à s’aider et vivre une histoire d’amour imprévue, qui se scelle autour de l’adolescent, de retour à la maison après son amputation.
Figure mythologique
De simple femme forte dans un univers hostile Félicité, obligée d’affronter l’adversité de plein fouet devient bien plus qu’une héroïne, elle devient un personnage mythologique qui sait s’évader de la misère ambiante.
Le film de Gomis jongle habilement entre la réalité quotidienne effrayante et fascinante de Kinshasa (dimension documentaire) et sa réalité rêvée (dimension onirique) – la musique, le chant, l’alcool, les lumières nocturnes, la fumée des cigarettes, etc. Félicité nous entraîne dans une plongée hypnotique qui oppose le trivial de la vie quotidienne dans un pays dévasté (y trouver un moteur de réfrigérateur est toute une aventure) et la sublimation de la musique (excitante, lancinante, hallucinogène), l’ivresse de l’alcool qui aide, grâce à une forme de transe, de plaisir, à échapper à l’horreur du monde.
Le chant de Félicité (Muambuyi, vocaliste des Kasaï Allstars) permet aux spectateurs – tout comme aux habitués des bars où elle se produit – d’échapper à la violence et de s’échapper dans la beauté pure : onirique, envôutante, sensuel, il évoque, par sa dimension hypnotique, les standards de la musique congolaise, la douceur en plus… Douceur imprévue et magique qui émane de Félicité, cette femme qui peut au prime abord sembler presque rébarbative à force de se bagarrer dans la vie quotidienne et qui à priori n’a rien d’une femme séduisante (jamais un sourire avant le dernier quart du film, corps lourd, démarche bourrue) mais qui va peu à peu révéler sa beauté intérieure, sa grâce et même aussi son humour à travers son chant mais aussi à travers son amour.
Un hymne à la vie
Sa puissance d’aimer – amour maternel mais pas seulement puisqu’elle va accepter l’amour de Papi et sourire enfin. Félicité devient belle, son corps de chanteuse et d’amoureuse, son regard de mère aimante, sa noblesse forcent l’admiration : on s’en veut presque – nous spectateur – de ne pas avoir su l’adorer au premier coup d’œil. t c’est la magie du cinéma qui opère, comme un « révélateur » au sens chimique du terme : en plongeant son héroïne dans des situations extrêmes, en l’éclairant d’une superbe lumière (très belle image de la chef op. Céline Bozon) le réalisateur en extrait sa quintessence, son humanité.
Le réalisateur revendique cette métamorphose du personnage : « Félicité doit s’apprendre à s’aimer elle-même. Elle n’est pas forcément sympathique, mais elle a une force en elle, une énergie qui est incroyable. C’est un personnage complexe, intrigant, mais elle porte aussi un regard dur sur elle-même. Mais quand elle sourit, la lumière sort de partout et te fait un bien fou ». C’est vrai. Ce film est un hymne à la vie, à l’amour de la vie, à l’élan vital, inconditionnel et inoxydable.
Un humanisme enchanté et en chantant, jamais donneur de leçon. Roboratif…