- Mondafrique https://mondafrique.com/societe/ Mondafrique, site indépendant d'informations pays du Maghreb et Afrique francophone Wed, 26 Feb 2025 10:55:46 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 https://mondafrique.com/wp-content/uploads/2017/11/logo_mondafrique-150x36.jpg - Mondafrique https://mondafrique.com/societe/ 32 32 Côte d’Ivoire, les écrivains réclament plus de soutien de l’Etat https://mondafrique.com/societe/cote-divoire-les-ecrivains-reclament-plus-de-soutien-de-letat/ https://mondafrique.com/societe/cote-divoire-les-ecrivains-reclament-plus-de-soutien-de-letat/#respond Wed, 26 Feb 2025 04:00:00 +0000 https://mondafrique.com/?p=128352 Auteur d’une trentaine de livres composée de poésie, de romans, de théâtre, de chroniques et d’essais, Josué Guébo sait de quoi il parle lorsqu’il évoque la vie sociale de l’écrivain en Côte d’Ivoire. Il est d’ailleurs le président honoraire de l’Association des écrivains de Côte d’Ivoire (AECI) et du Cercle d’études Séry Bailly (CESB), du […]

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Auteur d’une trentaine de livres composée de poésie, de romans, de théâtre, de chroniques et d’essais, Josué Guébo sait de quoi il parle lorsqu’il évoque la vie sociale de l’écrivain en Côte d’Ivoire. Il est d’ailleurs le président honoraire de l’Association des écrivains de Côte d’Ivoire (AECI) et du Cercle d’études Séry Bailly (CESB), du nom d’un universitaire ivoirien décédé en décembre 2018.

Dans cet entretien accordé à Mondafrique, Josué Guébo, par ailleurs Maître de Conférences au Département de philosophie de l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan et lauréat de nombreux prix littéraire, dont celui de Tchicaya U Tam’si pour la poésie africaine (2014), le Grand prix national de littérature Bernard Dadié (2016) et le Prix Jeanne de Cavally pour la littérature enfantine (2023), revient sur les conditions de vie et de travail de l’écrivain ivoirien. Il en appelle à plus de soutien de la part de l’Etat.

Correspondance à Abidjan, Bati Abouè

Les assises de l’Association des écrivains de Côte d’Ivoire (AECI) consacrées aux conditions de vie de vos collègues écrivains ont eu lieu le samedi 22 février ici à Abidjan. Et selon votre contribution, il y a urgence. Pouvez-vous nous décrire les conditions de vie actuelles des écrivains ivoiriens ?

Disons-le tout net, la réalité de l’écrivain ivoirien n’est pas du tout reluisante. Tous ceux de la communauté des hommes de plumes qui ne tirent pas le diable par la queue, sont nécessairement ceux qui ont d’autres fonctions dans la vie que le métier de la plume. 

N’est-ce pas parce que le marché du livre est compliqué et que les Ivoiriens ne lisent pas assez ?

Qui dit que les Ivoiriens ne lisent pas ? À mon avis, ils lisent. Peut-être pas suffisamment, mais on voit bien qu’ils sont intéressés par tout ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux. Pour moi, la faiblesse du rapport de l’Ivoirien au livre provient principalement du regard dépréciatif que les pouvoirs publics ont sur les choses culturelles en général, et sur le livre en particulier. Il y a ici une confusion grave entre le culturel et le spectaculaire. Ce qui est valorisé ici, ce n’est pas la patiente quête de connaissance qu’implique le rapport au livre, mais la promotion du cosmétique. Nous sommes dans une culture d’un matérialisme bricolé. La question de la complexité de la chaîne du livre en découle. Le problème, c’est aussi la vision que nos gouvernants ont du livre. Ils ont l’air de comprendre que la route précède le développement, mais ils n’ont pas l’air de réaliser que le livre, lui précède la route, car sans livre, pas d’ingénieur pour concevoir la route. 

Alors, parlez-nous de la complexité de la chaîne du livre et à quel point cela explique-t-il le désespoir des écrivains ivoiriens ?

Ce que l’on peut considérer comme une complexité, bien qu’elle n’en soit pas une, en réalité, c’est ce jeu de la très inégale répartition des bénéfices entre les acteurs de la chaîne du livre. Cette répartition fait des auteurs, les parents pauvres de tout le dispositif du livre.  Le livre, ici, ne nourrit pas son homme, mais son ombre. Ceux que j’appelle « l’ombre », ce sont les maillons connexes à l’écrivain dans la chaîne du livre : le libraire, l’éditeur, l’imprimeur. La plupart des éditeurs reversent entre 3% et 5% de la valeur d’un livre à l’auteur. Les plus humains vont parfois à 10%. Sur un livre qui coûte 3000 FCFA, donc l’auteur a en moyenne, 150 f CFA, là où l’éditeur, l’imprimeur et le libraire se partagent les 2850. Ce qui fait qu’aucun de ces trois n’a individuellement moins de 800 FCFA sur ce montant. Voici la réalité de l’écrivain. Cette réalité est portée par l’idée fallacieuse que l’effort intellectuel est un capital économique quasi-nul. 

Qu’a fait votre association pour que les choses changent et quel rôle, à votre avis, l’Etat doit-il jouer pour améliorer les conditions de vie des écrivains ?

L’AECI qui aura 40 ans, l’année prochaine, précisément le 31 août 2026, mobilise les auteurs, les défend dans la mesure de ses possibilités et sensibilise sur la nécessité de valoriser les livres et les auteurs. L’un des combats réussis par l’AECI, c’est d’avoir permis une plus grande introduction des auteurs locaux au sein du programme scolaire national. Sur ce point nous voulons sincèrement saluer l’excellence de la coopération avec le ministère de l’éducation nationale qui a permis que les auteurs nationaux soient de plus en plus étudiés dans les écoles.

Mais le chantier, d’une valorisation des conditions de vie des créateurs de l’écrit reste encore en friche. Depuis 40 ans, les militants du livre en Côte d’Ivoire, œuvrent – sans réclamer de médailles – (rires) pour que les écrivains soient mieux traités. Il y va de la santé intellectuelle, voire mentale de ce pays. Nous proposons donc qu’une fois l’an, l’Etat de Côte d’Ivoire lève 250 FCFA sur les salaires de 260 000 fonctionnaires que compte ce pays. Tous les fonctionnaires sont redevables au livre, car passés par l’école. Une telle mesure permettra d’appuyer à hauteur de 65 millions l’Association des Ecrivains de Côte d’Ivoire. Nous suggérons, par ailleurs, que 1% des recettes générées par le Salon du Livre d’Abidjan soit reversé aux écrivains, à travers leur association et que de même soit reversé à l’AECI 1% du bénéfice annuel des librairies. Le BURIDA pourrait être chargé de la collecte et de la répartition de cette somme. Cela permettrait de redynamiser considérablement la chaîne du livre en Côte d’Ivoire.

Maintenant, en tant qu’écrivain, que pouvez-vous faire pour vous valoriser ? Les écrivains ivoiriens sont rarement reçus aux prix internationaux. N’y a-t-il pas réellement un problème de talents ?

Nous n’avons aucun problème de talent. Je ne sais pas quel prix Senghor, Césaire ou Damas ont remporté pour être les auteurs de portée et de résonance universelle que nous connaissons tous. Il faut déjà savoir que l’écrivain n’est pas un chasseur de primes. Sortons du complexe de la marchandise. Les prix conviennent mieux aux produits d’étalage. Par ailleurs, rien ne garantit que les prix soient vraiment le seul gage d’excellence. Il y a les colloques, mais aussi la somme de travaux universitaires sur une œuvre qui peuvent valablement témoigner de sa maturité et de son excellence.  Cela dit, il est absolument inexact d’affirmer que les auteurs Ivoiriens sont rarement reçus aux prix internationaux. Le premier Grand Prix littéraire d’Afrique Noire, Aké Loba, est Ivoirien. D’autres lui ont emboîté le pas : Bernard Dadié, Jean-Marie Adiaffi, Véronique Tadjo, Venance Konan.

Oui, mais ça date tout ça…

Aujourd’hui Armand Gauz, caracole : il a remporté, à lui tout seul, le Grand Prix littéraire d’Afrique noire, le Prix Ethiophile et d’autres prix internationaux d’amplitude significative. À titre personnel, j’ai remporté le très sélectif Tchicaya U Tam’si, un prix attribué sous l’égide de l’UNESCO et que j’ai obtenu au même titre que René Depestre, né en 1926, Edouard Maunick, né en 1931 et Jean-Baptiste Tati-Loutard, né en 1938.  Lamine Sall, né en 1951 et primé par l’académie française, l’a obtenu juste après moi et l’immense poète Paul Dakeyo, né en 1948, vient à peine de l’avoir.

Alors, dans cette chaîne, il n’y a que l’Etat qui ne répond pas aux attentes ?

A part l’Etat, il y a, à mon avis, les critiques littéraires et les éditeurs : les uns par leur absence et les autres par leur extrême permissivité plombent la qualité générale du livre produit en Côte d’Ivoire.

Ne resterait plus que votre exposition. Est-ce qu’il faut suffisamment d’infrastructures du livre, par exemple les bibliothèques dans chaque commune et des émissions consacrées aux livres dans les médias ?

Absolument. Les bibliothèques manquent cruellement. Même dans les établissements académiques. La politique du livre est beaucoup trop événementielle pour l’instant. Le Salon du Livre est une chose excellente, mais c’est une comète annuelle. Ce qu’il importe de faire vivre ce sont des bibliothèques en nombre au moins égal aux dispensaires et centre de santé de proximité. C’est une question de santé intellectuelle. La place du livre dans les médias est tout à fait problématique. Il n’y a jamais eu dans ce pays, un espace médiatique réservé au livre qu’on ait pu comparer aux plages faites à la musique et à la danse. La culture en Côte d’Ivoire a valorisé Podium et Variétoscope, la musique et la danse. Aujourd’hui, nous sommes reconnus, dans ces domaines, à l’international en étant le pays d’Alpha Blondy, de Meiway et de DJ Arafat. Pour la danse, on n’en compte plus les variantes : zouglou, coupé décalé, Gnakpa, Cacher-regarder et j’en passe. Le théâtre porté aussi à l’écran un temps a porté ses fruits : les humoristes en terre d’Éburnie ne se comptent plus. Si l’Etat avait valorisé le livre comme, il a promu la musique et la danse, il est clair que la littérature ivoirienne s’en porterait mieux. Malheureusement, la Côte d’Ivoire a conditionné ces fils à préférer le Kpankaka (mot popularisé par une influenceuse ivoirienne pour exprimer des choses vulgaires, NDLR) à Climbié. Et c’est un problème. Mais il peut encore aujourd’hui être résolu. Il suffit d’amplifier la place des activités littéraires dans le champ de nos médias audiovisuels en particulier.

Ne songez-vous pas parfois, à votre niveau, à faire du lobbying auprès des décideurs institutionnels, médiatiques ou même scolaires ?

J’ai évoqué à l’instant la collaboration qui a permis une plus grande insertion des ouvrages des auteurs ivoiriens dans le programme scolaire. C’est dire que nous ne restons pas les bras croisés. Nous organisons des caravanes et incitons tous nos confrères à s’activer au sein des établissements scolaires et en dehors de ceux-ci. C’est chose faite. Nous sommes en mouvement. Mais tout ceci reste perfectible.

 

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Rejoignez la nouvelle chaine Whatsapp de Mondafrique https://mondafrique.com/confidentiels/france/rejoignez-la-nouvelle-chaine-whattsapp-de-mondafrique/ Mon, 17 Feb 2025 03:18:00 +0000 https://mondafrique.com/?p=107637 REJOIGNEZ LA CHAINE WHATTSAPP DE MONDAFRIQUE Mondafrique qui rentre dans sa onzième année d’existence le doit à ses fidèles lecteurs qui résident pour moitié en Europe (majoritairement en France, beaucoup au Canada) et pour moitié dans les pays du Maghreb (surtout en Algérie) , du Sahel (le Niger et le Mali en tète)  et du Moyen […]

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Mondafrique qui rentre dans sa onzième année d’existence le doit à ses fidèles lecteurs qui résident pour moitié en Europe (majoritairement en France, beaucoup au Canada) et pour moitié dans les pays du Maghreb (surtout en Algérie) , du Sahel (le Niger et le Mali en tète)  et du Moyen Orient (notamment le Liban).

Avec quelques 300000 visiteurs par mois pour le site fondé en 2014, 35000 abonnés sur Instagram et 5000 fidèles de nos pages WhatsApp (Afrique, Liban, Niger, Gabon, Algérie, Maroc…etc), « Mondafrique » a imposé une vision pluraliste et originale en matière d’information sur le monde arabe et africain. Depuis le début des guerres en Ukraine et au Moyen Orient, nous ne nous interdisons pas d’accueillir des analyses sur les grands équilibres mondiaux qui ne peuvent pas manquer de se répercuter sur le mode africain et maghrébin. 

Notre positionnement critique vis à vis des pouvoirs en place, la diversité des contributeurs du site -journalistes, diplomates, universitaires ou simples citoyens-, la volonté enfin d’apporter des informations et des analyses qui tranchent avec la reste de la presse ont été nos seules lignes de conduite.  

Notre indépendance est totale.

Nous revendiquons une totale transparence. Deux hommes d’affaires et actionnaires du site, l’un mauritanien et l’autre libanais,  nous permettent de disposer de ressources pour faire vivre le site. Qu’ils en soient remerciés.

La seule publicité dont nous disposons est celle de Google

Le fondateur de Mondafrique, Nicolas Beau, contrôle l’actionnariat à hauteur de 60%, ce qui place notre media à l’abri de toutes les pressions.

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Les forçats de l’Intelligence Artificielle dans les pays du Sud https://mondafrique.com/societe/les-forcats-de-lintelligence-artificielle-dans-les-pays-du-sud/ https://mondafrique.com/societe/les-forcats-de-lintelligence-artificielle-dans-les-pays-du-sud/#respond Fri, 14 Feb 2025 06:14:00 +0000 https://mondafrique.com/?p=90665 Il n’y a pas que des robots derrière l’intelligence artificielle (IA) : en bout de chaîne, on trouve souvent des travailleurs des pays du sud. Récemment une enquête du Time révélait que des travailleurs kényans payés moins de trois euros de l’heure étaient chargés de s’assurer que les données utilisées pour entraîner ChatGPT ne comportaient pas de contenu à caractère […]

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Il n’y a pas que des robots derrière l’intelligence artificielle (IA) : en bout de chaîne, on trouve souvent des travailleurs des pays du sud. Récemment une enquête du Time révélait que des travailleurs kényans payés moins de trois euros de l’heure étaient chargés de s’assurer que les données utilisées pour entraîner ChatGPT ne comportaient pas de contenu à caractère discriminatoire.

Les modèles d’IA ont en effet besoin d’être entraînés, en mobilisant une masse de données extrêmement importante, pour leur apprendre à reconnaître leur environnement et à interagir avec celui-ci. Ces données doivent être collectées, triées, vérifiées et mises en forme. Ces tâches chronophages et peu valorisées sont généralement externalisées par les entreprises technologiques à une foule de travailleurs précaires, généralement situés dans les pays des suds.

Ce travail de la donnée prend plusieurs formes, en fonction des cas d’usage de l’algorithme final, mais il peut s’agir par exemple d’entourer les personnes présentes sur les images capturées par une caméra de vidéosurveillance, pour apprendre à l’algorithme à reconnaître un humain. Ou encore corriger manuellement les erreurs produites par un modèle de traitement automatique de factures.

Nous proposons, à travers une enquête menée entre Paris et Antananarivo, capitale de Madagascar, de nous pencher sur l’identité de ces travailleurs de la donnée, leurs rôles et leurs conditions de travail, et de proposer des pistes pour enrichir les discussions autour de la régulation des systèmes d’IA.

L’intelligence artificielle, une production mondialisée

Nos recherches appuient l’hypothèse que le développement de l’intelligence artificielle ne signifie pas la fin de travail due à l’automation, comme certains auteurs l’avancent, mais plutôt son déplacement dans les pays en voie de développement.

Notre étude montre aussi la réalité de « l’IA à la française » : d’un côté, les entreprises technologiques françaises s’appuient sur les services des GAFAM pour accéder à des services d’hébergement de données et de puissance de calcul ; d’un autre côté les activités liées aux données sont réalisées par des travailleurs situés dans les ex-colonies françaises, notamment Madagascar, confirmant alors des logiques déjà anciennes en matière de chaînes d’externalisation. La littérature compare d’ailleurs ce type d’industrie avec le secteur textile et minier.

Un constat initial a guidé notre travail d’enquête : les conditions de production de l’IA restent mal connues. En nous appuyant sur des recherches antérieures sur le « travail numérique » (digital labour), nous avons cherché à comprendre où et comment sont façonnés les algorithmes et les jeux de données nécessaires à leurs entraînements ?

Intégrés au sein du groupe de recherche Digital Platform Labor, notre travail consiste à analyser les relations d’externalisation entre entreprises d’intelligence artificielle françaises et leurs sous-traitants basés dans les pays d’Afrique francophone et à dévoiler les conditions de travail de ces « travailleurs de la donnée » malgaches, devenus essentiels au fonctionnement des systèmes intelligents.

Notre enquête a débuté à Paris en mars 2021. Dans un premier temps, nous avons cherché à comprendre le regard que les entreprises françaises productrices d’IA entretenaient sur ces activités liées au travail de la donnée, et quels étaient les processus mis en œuvre pour assurer la production de jeux de données de qualité suffisante pour entraîner les modèles.

Le lac Anosy Central à Antananarivo, capital de Madagascar. Sascha Grabow/Wikipedia, CC BY

Nous nous sommes ainsi entretenus avec 30 fondateurs et employés opérant dans 22 entreprises parisiennes du secteur. Un résultat a rapidement émergé de ce premier travail de terrain : le travail des données est dans sa majorité externalisé auprès de prestataires situés à Madagascar.

Les raisons de cette concentration des flux d’externalisation vers Madagascar sont multiples et complexes. On peut toutefois mettre en avant le faible coût du travail qualifié, la présence historique du secteur des services aux entreprises sur l’île, et le nombre élevé d’organisations proposant ces services.

Lors d’une seconde partie de l’enquête d’abord menée à distance, puis sur place à Antananarivo, nous nous sommes entretenus avec 147 travailleurs, managers, et dirigeants de 10 entreprises malgaches. Nous avons dans le même temps diffusé un questionnaire auprès de 296 travailleurs des données situés à Madagascar.

Les emplois du numérique : solution précaire pour jeunes urbains éduqués

Dans un premier temps, le terrain révèle que ces travailleurs des données sont intégrés à un secteur plus large de production de service aux entreprises, allant des centres d’appels à la modération de contenu web en passant par les services de rédaction pour l’optimisation de la visibilité des sites sur les moteurs de recherche.

Les données du questionnaire révèlent que ce secteur emploie majoritairement des hommes (68 %), jeunes (87 % ont moins de 34 ans), urbains et éduqués (75 % ont effectué un passage dans l’enseignement supérieur).

Quand ils évoluent au sein de l’économie formelle, ils occupent généralement un poste en CDI. La moindre protection offerte par le droit du travail malgache comparée au droit du travail français, la méconnaissance des textes par les travailleurs, et la faiblesse des corps intermédiaires (syndicats, collectifs) et de la représentation en entreprise accentuent néanmoins la précarité de leur position. Ils gagnent en majorité entre 96 et 126 euros par mois, avec des écarts de salaires significatifs, jusqu’à 8 à 10 fois plus élevés pour les postes de supervision d’équipe, également occupés par des travailleurs malgaches situés sur place.

Ces travailleurs sont situés à l’extrémité d’une longue chaîne d’externalisation, ce qui explique en partie la faiblesse des salaires de ces travailleurs qualifiés, même au regard du contexte malgache.

La production de l’IA implique en effet trois types d’acteurs : les services d’hébergement de données et de puissance de calcul proposés par les GAFAM, les entreprises françaises qui vendent des modèles d’IA et les entreprises qui proposent des services d’annotations de données depuis Madagascar, chaque intermédiaire captant une partie de la valeur produite.

Ces dernières sont de plus généralement très dépendantes de leurs clients français, qui gèrent cette force de travail externalisée de manière quasi directe, avec des postes de management intermédiaire dédiés au sein des start-up parisiennes.

L’occupation de ces postes de direction par des étrangers, soit employés par les entreprises clientes en France, soit par des expatriés sur place, représente un frein important aux possibilités d’évolution de carrière offertes à ces travailleurs, qui restent bloqués dans les échelons inférieurs de la chaîne de valeur.

Des entreprises qui profitent des liens postcoloniaux

Cette industrie profite d’un régime spécifique, les « zones franches », institué en 1989 pour le secteur textile. Dès le début des années 1990, des entreprises françaises s’installent à Madagascar, notamment pour des tâches de numérisation liées au secteur de l’édition. Ces zones, présentes dans de nombreux pays en voie de développement, facilitent l’installation d’investisseurs en prévoyant des exemptions d’impôts et de très faibles taux d’imposition.

Aujourd’hui, sur les 48 entreprises proposant des services numériques dans des zones franches, seulement 9 sont tenues par des Malgaches, contre 26 par des Français. En plus de ces entreprises formelles, le secteur s’est développé autour d’un mécanisme de « sous-traitance en cascade », avec, à la fin de la chaîne des entreprises et entrepreneurs individuels informels, moins bien traités que dans les entreprises formelles, et mobilisés en cas de manque de main-d’œuvre par les entreprises du secteur.

En plus du coût du travail, l’industrie de l’externalisation profite de travailleurs bien formés : la plupart sont allés à l’université et parlent couramment le français, appris à l’école, par Internet et à travers le réseau des Alliances françaises. Cette institution d’apprentissage du français a été initialement créé en 1883 afin de renforcer la colonisation à travers l’extension de l’utilisation de la langue du colonisateur par les populations colonisées.

Ce schéma rappelle ce que le chercheur Jan Padios désigne comme le « colonial recall ». Les anciens pays colonisés disposent de compétences linguistiques et d’une proximité culturelle avec les pays donneurs d’ordres dont bénéficient les entreprises de services.

Rendre visibles les travailleurs de l’intelligence artificielle

Derrière l’explosion récente des projets d’IA commercialisés dans les pays du nord, on retrouve un nombre croissant de travailleurs de la donnée. Alors que la récente controverse autour des « caméras intelligentes », prévues par le projet de loi relatif aux Jeux olympiques de Paris, s’est principalement focalisée sur les risques matière de surveillance généralisée, il nous semble nécessaire de mieux prendre en compte le travail humain indispensable à l’entraînement des modèles, tant il soulève de nouvelles questions relatives aux conditions de travail et au respect de la vie privée.

Rendre visible l’implication de ces travailleurs c’est questionner des chaînes de production mondialisées, bien connues dans l’industrie manufacturière, mais qui existent aussi dans le secteur du numérique. Ces travailleurs étant nécessaires au fonctionnement de nos infrastructures numériques, ils sont les rouages invisibles de nos vies numériques.

C’est aussi rendre visible les conséquences de leur travail sur les modèles. Une partie des biais algorithmiques résident en effet dans le travail des données, pourtant encore largement invisibilisé par les entreprises. Une IA réellement éthique doit donc passer par une éthique du travail de l’IA.

 

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Fabrice Rousselot Directeur de la rédaction
 
 

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Un documentaire d’Arte sur l’impossible partage du Nil https://mondafrique.com/loisirs-culture/limpossible-partage-du-plus-long-fleuve-du-monde/ Tue, 04 Feb 2025 18:49:43 +0000 https://mondafrique.com/?p=126604 « La bataille du Nil » est un documentaire au suspense haletant, signé par Sara Creta, qui entraîne le téléspectateur dans une minutieuse investigation socio-historique depuis la source du Nil jusqu’à son Delta. Source de vie pour plus de 300 millions de personnes,  le Nil est depuis toujours l’objet d’intenses luttes de pouvoir. Lorsque Nasser, au XXe […]

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« La bataille du Nil » est un documentaire au suspense haletant, signé par Sara Creta, qui entraîne le téléspectateur dans une minutieuse investigation socio-historique depuis la source du Nil jusqu’à son Delta.

Source de vie pour plus de 300 millions de personnes,  le Nil est depuis toujours l’objet d’intenses luttes de pouvoir. Lorsque Nasser, au XXe siècle, fait construire le barrage d’Assouan, il s’assure un développement économique  à l’Égypte au détriment de l’Éthiopie et du Soudan. Mais depuis 2013, la construction par Addis-Abeba du « barrage de la Renaissance », la plus grande digue jamais dressée sur le continent africain, empoisonne à nouveau les rapports entre les trois voisins. Une chronique de Sandra Joxe

Un documentaire de Sara Creta ,52 mn, visible sur Arte Repaly, Jusqu’au 8 / 08 / 2025

La documentariste Sara Creta

La documentariste Sara Creta récidive ! Déjà remarquée pour son beau film sur les femmes soudanaises puis, en 2021 pour son bouleversant documentaire « Libye, les centres de la honte » (sur les conditions de détention inhumaines des migrants) la journaliste propose aujourd’hui une investigation passionnante… au fil du Nil.

En conjuguant habilement des interviews pris sur le vif et sur le terrain (femmes, paysans, hommes de la rue en Ethiopie) face aux discours bien huilés de hauts responsables politiques, scientifiques ou militaires, elle offre un panorama passionnant des enjeux que soulèvent la construction du « plus grand barrage de l’Afrique » entamée depuis 2013… et toujours en rade.

Un documentaire-choc 

Si le film se dévore comme un thriller bien ficelé, c’est avant tout grâce à son scénario construit avec soin… Le suspense s’accroit au fur et à mesure des découvertes : un directeur du barrage bizarrement « suicidé », des chefs rebelles qui retournent leurs vestes, des menaces militaires plus ou moins voilées, l’ingérence des émiratis de plus en plus ostensibles. Mais c’est aussi grâce à la qualité de la documentation : la réalisatrice n’a pas hésité à planter sa caméra tout au long de la vallée du Nil (depuis sa source,  le Lac Danna aux confins de l’Ethiopie, terre de pauvreté et de guerres intestines –  jusqu‘au  très fertile delta égyptien.

On y découvre l’ampleur des enjeux sociaux-économiques, écologiques, politiques et toute les enjeux symboliques qui  se nouent depuis des siècles autour de la maitrise des eaux du fleuve.

En juxtaposant ces différents points de vue : ceux des Ethiopiens, opposés à ceux des Egyptiens sans oublier les Soudanais pris en sandwich, Sara Creta offre aux spectateurs une multiplicité de points de vue qui évite tout didactisme.

Un enjeu de fierté pour l’Éthiopie

Le « barrage de la Renaissance » divise le spopulations

 

Pour l’Éthiopie, l’enjeu est économique mais aussi symbolique. Pays déshérité à peine sorti de la guerre, rongé par les luttes fratricides, parent pauvre de la vallée du Nil, le « barrage de la Renaissance » a l’ambition de bien porter son nom.

En témoigne l’engouement de la population qui voit dans ces travaux une réapropriation de leur fleuve.C’est peut-être le seul sujet qui fasse consensus au niveau national, tout le pays voit le barrage comme un symbole de résistance et le gouvernement utilise aussi cette bataille pour détourner l’attention  envers d’autres questions brûlantes.

Pour les villageois éthiopiens l’intérêt des travaux peut résider dans l’accès au confort moderne : encore 65 % de la population vit sans électricité et le barrage est censé résoudre le problème – même si pour l’instant l’électricité produite depuis 2022 est vendue par le gouvernement aux pays limitrophes…  pour obtenir des devises ! .

Mais c’est avant tout les grandes multinationales qui convoitent le marché : c’est ce que dévoile  enfinle documentaire. 

Une guerre larvée

 

Car le  film ne s’enlise pas dans les berges du Nil : il sait prendre de la hauteur. La deuxième partie révèle les arcanes d’une guerre larvée. Tous les pays de la Corne de l’Afrique ont les yeux rivés sur le devenir de ce barrage et de la maitrise de l’eau du Nil, qui suscite plus que jamais les appétits les plus féroces.  

En suivant un progression chronologique – depuis la campagne de financement pour boucler une partie du budget (6 milliards d’euros), les actions des lobbies, et les difficultés d’un chantier loin d’être achevé, en passant par les morts suspectes (celle d’un haut responsable soi-disant « suicidé » dans sa voiture à Addis-Abeba) ce documentaire palpitant poursuit son investigation bien au-delà des 3 pays directement concernés.. La guerre de l’eau se joue aussi au sein  des institutions internationales (ONU, Banque mondiale…) appelées à soutenir les inquiétudes du Caire : car l’Egypte n’est pas du tout disposée à abandonner son hégémonie sur le Nil.

Une domination bien installée, qui date de la construction du barrage d’Assouan et du lac Nasser.

Derrière les antagonismes nationaux ce sont des intérêts financiers parfois occultes qui semble régir l’évolution de ce projet pharaonique – qui piétine, démarre, s’interrompt, redémarre, alimentant au passage tout un tas de réseaux de corruption locaux ou nationaux voire internationaux :  et c’est le mérite de ce film que de dévoiler comment finalement, tout se joue dans la cour du capitalisme mondialisé, une fois de plus.

Pour reprendre l’adage héraclitéen : « on ne se baigne jamais dans le même fleuve ». La coexistence est impossible entre une femme de pêcheur éthiopienne (sur)vivant sans électricité, un petit paysan soudanais, un agriculteur égyptien au service d’une multinationale ou… un émirati en quête d’investissement juteux !

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La destruction d’un patrimoine millénaire à Gaza https://mondafrique.com/societe/la-destruction-dun-patrimoine-millenaire-a-gaza/ Fri, 17 Jan 2025 06:13:04 +0000 https://mondafrique.com/?p=125214 Le cessez-le-feu qui va entrer en vigueur ce dimanche à Gaza apparaît fragile et, en tout état de cause, ne signifie pas la fin de la guerre. Celle-ci, outre un très lourd bilan humain, a causé de graves dommages au bâti gazaoui, y compris à de nombreux sites patrimoniaux d’une immense valeur. Des dommages que […]

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Le cessez-le-feu qui va entrer en vigueur ce dimanche à Gaza apparaît fragile et, en tout état de cause, ne signifie pas la fin de la guerre. Celle-ci, outre un très lourd bilan humain, a causé de graves dommages au bâti gazaoui, y compris à de nombreux sites patrimoniaux d’une immense valeur. Des dommages que l’Unesco documente inlassablement.

Une enquête du site « The Conversation », site partenaire


Caractérisé par une très forte densité de population et de bâti, le territoire de Gaza (365 km2 seulement, soit 28 fois moins que la superficie de la Corse, mais avec plus de 2 millions d’habitants) a subi, depuis le 7 octobre 2023, de terribles bombardements israéliens, qui ont tué environ 42 000 personnes et entraîné des destructions colossales.

Ces destructions sont particulièrement graves, car le patrimoine architectural et historique de Gaza est précieux, ce territoire ayant une histoire plurimillénaire remontant à l’Antiquité et aux époques assyrienne, puis hellénistique, romaine, islamique, ottomane et mandataire (l’époque où la Palestine était un mandat de la Société des nations (SDN) confié au Royaume-Uni).

L’Unesco, une mission essentielle mais manquant de moyens contraignants

L’Unesco – Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, créée en 1945 – coordonne un réseau de plus de 2 000 sites inscrits sur sa prestigieuse liste du patrimoine mondial, créée en 1972. Cette défense du patrimoine se déploie de façon multiforme : publications, aide matérielle à la sauvegarde de monuments ou sites (comme les temples d’Abou Simbel en Égypte, sauvés des eaux en 1968, actions normatives (conventions et recommandations), opérations de promotion en direction du grand public…

Même si l’on observe une inflation faramineuse du nombre de sites classés, ce qui ne va pas sans susciter certains effets pervers comme un tourisme de masse susceptible de dégrader les sites en question, l’action patrimoniale de l’Unesco reste essentielle. Malheureusement ses appels à respecter le patrimoine en temps de guerre restent souvent lettre morte, spécialement durant les conflits armés (on l’a constaté ces dernières années en Ukraine), et ce bien que l’institution ait fait adopter dès 1954 une Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, dite Convention de La Haye. Un texte qui, comme beaucoup d’autres textes onusiens, manque cruellement de force contraignante, ce qui nuit à son efficacité pratique.


Read more: Comment la guerre menace le riche patrimoine archéologique ukrainien

 

En Palestine, l’Unesco, notamment au moyen de son bureau installé à Ramallah en 1997, agit – souvent en collaboration avec une autre agence onusienne, l’UNRWA – pour fournir une aide technique, éducative et culturelle aux habitants de Cisjordanie et de Gaza, et notamment aux réfugiés.

Comme le précise l’organisation, sur son site,

« depuis février 2024, un total de 1 580 enfants déplacés ont reçu de l’aide grâce aux initiatives de santé mentale et de soutien psychosocial de l’Unesco dans les abris de Khan Younis et Rafah dans le sud de la bande de Gaza, en partenariat avec le Centre de créativité des enseignants (TCC). 810 personnes s’occupant d’enfants ont également participé à des ateliers de soutien psychosocial, renforçant ainsi leur capacité à s’aider elles-mêmes et à aider les enfants dont elles s’occupent. »

Au-delà de cette assistance immédiate, l’Unesco s’est aussi consacrée à documenter les destructions du riche patrimoine gazaoui provoquées par les opérations militaires de ces seize derniers mois.

L’évaluation des dommages patrimoniaux à Gaza

L’Unesco effectue une évaluation préliminaire à distance des dommages causés aux biens culturels grâce aux images satellites et analyses fournies par Unosat, le centre satellitaire des Nations unies. Entre octobre 2023 et octobre 2024, l’Unesco a observé des dégâts sur 75 sites : 48 bâtiments historiques ou artistiques, 10 sites religieux, 7 sites archéologiques, 6 monuments, 3 dépôts de biens culturels et 1 musée.

Selon Hamdan Taha, actuellement coordinateur du projet d’histoire et de patrimoine de la Palestine, en lien avec l’Unesco, Israël ciblerait intentionnellement un grand nombre de sites archéologiques, et ce dès le début de la guerre :

« Le plus notable de ces sites est Tell es-Sakan, au sud de la ville de Gaza, que les archéologues datent de l’âge du Bronze ancien (entre 3200 et 2300 avant notre ère). Des rapports préliminaires indiquent que Tell el-Ajjul, site emblématique de l’histoire de Gaza durant l’âge du Bronze moyen et tardif (2300-500 av. n.è.), a également été ciblé, tandis que les sites de Tell el-Mintar et les sanctuaires de Sheikh ’Ali el-Mintar et de Sheikh Radwan [quartier au nord-ouest de la ville de Gaza] ont subi d’importants dégâts. Le site d’el-Blakhiyah, qui représente le port ancien de Gaza, l’Anthédon, construit pendant la période gréco-romaine et actif jusqu’au XIIe siècle, a également été ciblé. Des tirs d’artillerie ont gravement endommagé une église de l’époque byzantine à Jabaliya, avec une probable perte de ses très riches mosaïques. »

Le patrimoine a aussi été dévasté dans les villes de « Gaza, de Beit Hanoun, de Deir el-Balah, de Khan Younès et de Rafah, patrimoine qui comprenait des bâtiments historiques, des mosquées, des écoles, des demeures privées, des sanctuaires et des fontaines publiques », ajoute-t-il, s’arrêtant sur le cas de la mosquée Omari, d’une superficie de 4 100 m2, et dont le bâtiment « a été totalement rasé ». L’église de Saint-Porphyre, dans le quartier Zaytoun de Gaza, « a également été presque totalement détruite ».

 

La Grande Mosquée de Gaza, qui est la plus ancienne mosquée de Palestine, a été elle aussi victime des bombardements. Abaher el Sakka, professeur associé au département des sciences sociales de l’Université de Bir Zeit (Cisjordanie), explique que ce bâtiment n’est pas seulement un lieu de culte, mais aussi un symbole des différents styles architecturaux de Gaza.

De graves dommages ont été infligés au musée du Palais du Pacha (Qasr al-Basha, en arabe), un ancien château mamelouk du XIIIe siècle, qui avait servi de demeure aux pachas de Gaza durant l’époque ottomane et avait été restauré et converti en musée en 2005 avec le financement du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

L’ensemble du monastère de Saint-Hilarion, lui aussi visé par les bombardements israéliens, a été provisoirement inscrit sur la Liste internationale des biens culturels sous protection renforcée de l’Unesco en juillet 2024.

 

L’Unesco précise que « le monastère de Saint-Hilarion/Tell Umm Amer, l’un des sites les plus anciens du Moyen-Orient, fut fondé par saint Hilarion et a accueilli la première communauté monastique en terre sainte. Situé au carrefour des principales routes de commerce et d’échanges entre l’Asie et l’Afrique, il constitua un centre d’échanges religieux, culturels et économiques, illustrant la prospérité des sites monastiques désertiques de la période byzantine ».

Des intellectuels mobilisés pour recenser et sauver ce patrimoine de la destruction

En octobre 2024, un groupe d’une vingtaine d’universitaires met en ligne un « inventaire du patrimoine bombardé » de Gaza. Ce site ne cesse de s’étoffer pour offrir à la fois une cartographie des destructions, une liste de dizaines de monuments sinistrés et une fiche explicative détaillant certains d’entre eux. Des liens ouvrent par ailleurs l’accès aux bases de données pertinentes pour prendre la mesure d’une telle catastrophe. Ainsi, « l’église Saint-Porphyre, touchée par un bombardement israélien, le 19 octobre 2023, avait déjà été endommagée lors de l’offensive israélienne de l’été 2014. Ce lieu de culte grec orthodoxe, datant dans sa forme actuelle du XIIe siècle, est censé abriter la tombe de l’ancien évêque de Gaza, Porphyre, canonisé pour avoir christianisé la cité au début du Ve siècle ».

Des sites beaucoup plus récents sont d’importance majeure aussi, comme les cimetières militaires regroupant, à Gaza comme à Deir Al-Balah, les milliers de tombes de soldats du Commonwealth tombés, en 1917-1918, durant la conquête britannique de la Palestine ; ou encore « le siège de la municipalité de Gaza, installé en 1930 dans un quartier plus proche de la mer ; les cinémas Samir et Nasr, qui ont marqué la vie culturelle de Gaza au milieu du XXe siècle ». Les intellectuels et historiens mobilisés pour recenser ce patrimoine insistent sur l’importance de mener à bien un tel inventaire pour garder la mémoire de ces sites menacés de disparition.

Le centre satellitaire UNOSAT a établi qu’en un peu plus d’un an de guerre, « 31 198 structures ont été détruites dans la bande de Gaza et 16 908 sont gravement endommagées ».

Mais ce sont aussi les Palestiniens eux-mêmes qui « s’organisent pour protéger leur patrimoine grâce au fonds d’urgence de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (Aliph), basée en Suisse. Des objets d’art sont évacués – comme au musée culturel d’Al Qarara, dans la bande de Gaza, où plus de 2 000 pièces ont été déplacées » et les Gazaouis eux-mêmes ont la possibilité de se former à la sauvegarde du patrimoine.

Une urgence : donner plus de force contraignante aux traités onusiens

On l’aura compris : il est urgent d’alerter l’opinion mondiale sur les dégâts irrémédiables causés au patrimoine culturel gazaoui. En effet, lors des guerres, le patrimoine est souvent visé et détruit pour faire disparaître une civilisation et sa mémoire.

Il convient de soutenir les initiatives visant à recenser, inventorier et protéger ce patrimoine. Il est surtout indispensable pour l’avenir que l’Unesco et l’ONU disposent plus de force contraignante pour faire appliquer les décisions et traités internationaux protégeant les peuples et leur patrimoine.

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Attentat Charlie, le sens caché des actes terroristes https://mondafrique.com/societe/attentat-charlie-le-sens-cache-des-actes-terroristes/ Tue, 07 Jan 2025 08:00:16 +0000 https://mondafrique.com/?p=124442 En janvier 2015, trois attentats terroristes islamistes – contre les journalistes de Charlie Hebdo, une policière de Montrouge et le supermarché Hypercacher – ensanglantaient la France. Que nous dit la sociologie sur les auteurs de ces attentats ? Loin des caricatures réduisant l’acte individuel à un contexte social, les chercheurs enquêtent sur le sens donné […]

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En janvier 2015, trois attentats terroristes islamistes – contre les journalistes de Charlie Hebdo, une policière de Montrouge et le supermarché Hypercacher – ensanglantaient la France. Que nous dit la sociologie sur les auteurs de ces attentats ? Loin des caricatures réduisant l’acte individuel à un contexte social, les chercheurs enquêtent sur le sens donné par les individus à ce qu’ils vivent.

Professeur émérite de sociologie, Université Paris Cité


Dix ans après les attentats de janvier 2015, se pose toujours avec acuité la question des causes de ce qu’il est convenu d’appeler la radicalisation, le choix de la violence porté par l’adhésion à une idéologie extrémiste remettant en cause l’ordre existant – en l’occurrence l’islamisme radical.

L’explication sociologique contre le sociologisme

Et à ce propos, quelle place faire à l’explication sociologique ? Identifiée à un « sociologisme » qui fait des comportements individuels et collectifs le produit des déterminismes sociaux, la sociologie ne serait capable que d’invoquer des causes sociales comme la pauvreté, le chômage, lesquelles s’appliquant à une population très faible et socialement hétérogène, ne peuvent avoir aucune valeur explicative. En revanche, la jeunesse de la population qui se radicalise plaide assez bien en faveur d’une révolte générationnelle, d’une crise d’identité, liée à une adolescence prolongée parfois bien au-delà de la majorité, et trouvant comme forme d’expression la haine idéologique que propose l’islamisme radical.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur cette analyse partagée par beaucoup de spécialistes (islamologues, politologues, psychologues, psychanalystes) et même d’hommes politiques, mais de rappeler que le sociologisme est plus présent dans l’esprit des non-sociologues que dans celui sociologues. Preuve en est qu’aucun des sociologues qui sont intervenus jusqu’à présent sur la radicalisation et le terrorisme n’ont tenu le discours globalisant qui leur est attribué. Loin d’avoir une vision déterministe des comportements, ils cherchent au contraire à retrouver le sens que les individus donnent à ce qu’ils vivent et à ce qu’ils font, lequel passe par la connaissance du contexte social qui est le leur.

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Étudier les voies vers le fanatisme

De ce fait, les sociologues ont beaucoup à dire, et même probablement plus que les psychologues. D’abord en s’interrogeant, comme Gérald Bronner, dans une perspective de sociologie cognitive, de façon plus générale sur ce qui peut conduire des hommes « ordinaires » à devenir des fanatiques. Les études empiriques montrent que ceux qui adhèrent à des formes de pensée extrême ont des caractéristiques sociales et psychologiques très diverses, qu’ils ne sont ni fous, ni irrationnels, ni stupides, ni immoraux et que, si les contextes sociaux peuvent être plus ou moins favorables, rien ne les prédisposait particulièrement à faire ce choix.

En revanche, il est possible d’identifier des voies d’accès au fanatisme : une adhésion qui se fait par petites étapes, l’enfermement dans un groupe de croyants fanatisés, une expérience sociale marquée par la frustration ainsi que l’humiliation et un besoin de reconnaissance et d’affirmation de soi, une révélation qui donne sens à leur vie. Cette analyse n’épuise pas la complexité du phénomène qui conserve encore des aspects mystérieux. Mais elle permet de chercher par quels moyens il est possible, si ce n’est de déradicaliser des individus, au moins d’empêcher qu’ils se radicalisent.

Enquêter sur la radicalisation

Ensuite, et c’est complémentaire, en procédant, comme Farhad Khosrokhavar, à des enquêtes sur les jeunes qui se radicalisent. Cela permet de mettre en évidence les profils ainsi que les parcours des djihadistes et de distinguer deux groupes.

D’un côté, celui de la deuxième génération d’immigrés, jeunes vivant dans des cités de banlieues ou des centres-ville paupérisés, qui se sentent discriminés et exclus, même lorsque quelques perspectives s’ouvrent à eux, et qui se radicalisent progressivement à travers la fréquentation des sites Internet, la rencontre de mentors en prison ou ailleurs, le départ pour un pays où combattre.

De l’autre des convertis venus des classes moyennes, en rupture avec leurs familles et en recherche d’identité, qui trouvent dans la mise en cause de l’ordre établi, dans la compassion avec ceux qui souffrent, dans la dénonciation des inégalités et des discriminations, la possibilité d’exister par eux-mêmes.

Comprendre l’attraction de l’islamisme radical

Reste à comprendre et, c’est un dernier élément sur lequel la sociologie a aussi quelque chose à apporter, la force de conviction de l’islamisme radical fort bien mise en évidence par Gilles Kepel. Elle ne tient pas seulement à une utilisation efficace des possibilités qu’offre Internet, mais de façon plus décisive à celle des failles des sociétés contemporaines.

Si les sociétés démocratiques ne sont pas plus inégalitaires et, parfois même moins, que les sociétés qui les ont précédées, elles sont en revanche habitées par la passion de l’égalité avec pour effet d’une part l’affaiblissement des liens sociaux qui laissent les individus livrés à eux-mêmes, de l’autre la contradiction entre les principes affichés et la réalité. D’où le développement d’un sentiment d’injustice vécue ou perçue que, dans un contexte de remise en cause de l’État-providence sur fond de mondialisation, rien ne vient vraiment contrecarrer : ni un quelconque « opium du peuple », ni un projet politique mobilisateur.

On ne s’étonnera donc pas qu’un discours qui dénonce les injustices, qui divise le monde en bons et méchants, qui offre une possibilité de rédemption ou de réalisation de soi à travers le combat contre ceux qui disent défendre le bien et font le mal, puisse revêtir une certaine légitimité même aux yeux de ceux qui n’emprunteront jamais une des voies d’accès à la radicalisation.

Tout reste à faire

Le 16 octobre 2020, l’assassinat par un terroriste islamiste de Samuel Paty, qui avait présenté à ses élèves de quatrième, lors d’un cours d’enseignement moral et civique, deux caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, a montré de façon dramatique que les discours de haine pouvaient toujours entraîner le passage à l’acte. A-t-on depuis réussi à les affaiblir ? Ce n’est pas certain.

En avril 2021, la création par la ministre déléguée à la citoyenneté, Marlène Schiappa, d’« une unité de contre-discours républicain sur les réseaux sociaux », le fonds Marianne, qui subventionnait des associations défendant les valeurs de la République, a tourné court, sa gestion étant entachée de nombreuses irrégularités.

Plus significative a été, en revanche, l’action de la justice, lors du procès de l’assassinat de Samuel Paty en novembre 2024, car, en reconnaissant la culpabilité de tous les accusés, elle a confirmé le lien entre les discours tenus sur les réseaux sociaux et le meurtre. Reste que, comme le montre les réactions de leurs familles qui ont crié à l’injustice, ces discours n’ont pas pour autant perdu, hélas, pour ceux qui y adhèrent, leur crédibilité. Il faut donc l’accepter. Les valeurs que nous défendons ne pourront être reconnues que si elles s’expriment dans nos actes, que si nous arrivons à inventer et à mettre en œuvre un projet de société dans lequel se retrouve l’ensemble de notre population.

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Des gendarmes ivoiriens escrocs détournent de la drogue https://mondafrique.com/societe/des-gendarmes-ivoiriens-escrocs-detournent-200-kg-de-drogue/ Sat, 28 Dec 2024 06:48:50 +0000 https://mondafrique.com/?p=123780 Leur jugement qui a lieu à huis clos à Abidjan concerne onze gendarmes dont l’ancien patron de la cellule anti drogue du port autonome. Ils sont accusés d’avoir détourné et revendu 200 kg de drogue sortis d’un bloc de 1,56 tonne saisis en 2021. Correspondance à Abidjan, Bati Abouè C’est un scandale de plus dans […]

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Leur jugement qui a lieu à huis clos à Abidjan concerne onze gendarmes dont l’ancien patron de la cellule anti drogue du port autonome. Ils sont accusés d’avoir détourné et revendu 200 kg de drogue sortis d’un bloc de 1,56 tonne saisis en 2021.

Correspondance à Abidjan, Bati Abouè

C’est un scandale de plus dans le ciel ivoirien et il éclabousse une fois de plus la gendarmerie nationale. Onze gendarmes ivoiriens dont le patron de la cellule anti drogue du port autonome d’Abidjan sont en effet jugés actuellement à huis clos par le tribunal correctionnel d’Abidjan pour avoir détourné 200 kg de cocaïne qu’ils ont frauduleusement soustrait de 1,56 tonne de drogue brut d’une valeur de 25 milliards saisie en 2021 et présentée à la presse avec une certaine fierté par les autorités ivoiriennes.

Cette énorme quantité de cocaïne acheminée en Côte d’Ivoire à partir du Paraguay avait été découverte au cours d’une perquisition réalisée dans le quartier chic de Cocody par la cellule antidrogue du port d’Abidjan au domicile d’« Ali le douanier », un ancien sous-officier des douanes ivoiriennes facilement interpellé grâce à un indic. Depuis trois ans, « Ali le douanier » est incarcéré à la maison d’arrêt d’Abidjan après avoir été jugé et reconnu coupable du rôle clé qu’il a joué dans ce vaste trafic.

Un procès à huis clos

Cinq autres dont le périmètre d’intervention va au-delà des frontières de la zone portuaire et s’étend dans tout le sud d’Abidjan sont également dans le box avec deux « indics » accusés de revendre de la drogue. L’instruction préliminaire a permis de mettre en lumière les liens entre les gendarmes de la cellule et les revendeurs, petits ou grands, en dehors de tout cadre. Selon une source judiciaire, ils avaient une organisation bien structurée qui leur permettait de faire du stock et de vendre.

Si ce procès ouvert récemment embarrasse les autorités ivoiriennes, c’est parce qu’Abidjan a la réputation d’être un point de passage d’un des plus importants trafics de drogue opérés entre l’Amérique latine et l’Europe. Parmi les gendarmes, il y a l’ancien patron de la cellule anti drogue du port d’Abidjan et son frère, un officier supérieur de la gendarmerie à la retraite sont jugés devant le tribunal correctionnel du pôle économique et financier d’Abidjan. Leur procès se tient à huis clos.

55 millions, environ 84000 euros en espèces

Ce réseau de forces de l’ordre et d’indics trafiquant de drogue est tombé lorsqu’un des indics de la cellule avait été interpellé en possession de 37 grammes de cocaïne par les agents du Centre de coordination des décisions opérationnelles (CCDO), chargée de la lutte contre le grand banditisme. L’autre « informateur » qui, lui, est un revendeur de grosse envergure aurait joué un rôle central en balançant toute la cellule anti-drogue. Huit blocs de cocaïne sur dix auraient ainsi transité par son domicile sis à Yopougon-Maroc.

Cet « indic » était déjà à la base de l’arrestation d’« Ali le douanier ». Il sera donc appelé à la barre en qualité de témoin. Dans sa luxueuse villa d’Assouindé, les enquêteurs ont retrouvé un peu plus de 55 millions de F CFA en espèces, alors qu’il n’exerce aucune profession rémunératrice.

Ce n’est pas la première fois que les forces de l’ordre ivoiriennes sont épinglées dans une affaire de cette nature. En avril 2022, plus de deux tonnes de cocaïne avaient été saisies dans les villes portuaires d’Abidjan et de San Pedro. Une trentaine de personnes avaient été interpellées, dont le chef de la police de San Pedro. 

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Les juifs en terre d’islam (volet 1), la dette morale de l’Europe https://mondafrique.com/societe/lhistoire-des-communautes-juives-1-la-dette-morale-de-leurope/ Fri, 27 Dec 2024 01:23:00 +0000 https://mondafrique.com/?p=120699 L’histoire des communautés juives, qu’elles soient établies en terres d’Islam ou en Europe, est marquée par une alternance entre des périodes de coexistence pacifique et des phases de tensions violentes. Dans lapremière partie de notre étude, nous  décrivons comment les communautés juives en Europe  ont ainsi évolué dans un environnement souvent marqué par la tolérance […]

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L’histoire des communautés juives, qu’elles soient établies en terres d’Islam ou en Europe, est marquée par une alternance entre des périodes de coexistence pacifique et des phases de tensions violentes. Dans lapremière partie de notre étude, nous  décrivons comment les communautés juives en Europe  ont ainsi évolué dans un environnement souvent marqué par la tolérance et l’influence mutuelle, mais également par des moments de persécution et de rejet. Cette dualité a façonné une histoire riche et nuancée, où le vivre-ensemble a parfois laissé place à la confrontation, rendant compte d’une réalité historique profondément complexe.

Dans un deuxième volet, nous verrons comment, en terre d’Islam, les Juifs ont souvent vécu sous le statut de dhimmi, une condition de protection assortie de certaines restrictions, mais qui leur a permis de contribuer significativement aux sociétés musulmanes. Des centres intellectuels comme ceux de Bagdad, de Cordoue et du Caire ont vu des érudits juifs et musulmans collaborer et échanger des idées, enrichissant mutuellement leurs cultures et leurs  connaissances scientifiques[1]

Omar Hamourit, essayiste historien

Tassadit Yacine, anthropologue à l’EHESS

Dreyfus devant le conseil de guerre

En Europe, les Juifs ont traversé des siècles de marginalisation, de ghettos et de pogroms, et de volonté d’extermination, mais aussi de renaissance culturelle et d’intégration progressive. Des figures emblématiques comme Moïse Mendelssohn en Allemagne au XVIIIe siècle, ont ouvert la voie à l’émancipation et à la modernisation, tandis que des événements tragiques comme l’affaire Dreyfus en France à la fin du XIXe siècle, ont mis en lumière les défis persistants de l’antisémitisme. 

La présence juive en Europe

Les Juifs marquèrent de leur présence l’Europe depuis plus de deux millénaires, initialement installés à Rome avant de s’étendre à diverses provinces de l’Empire romain. Leur histoire sur ce continent oscilla entre périodes de tolérance et de persécution. A Rome, la communauté juive prit de l’ampleur après que Pompée y eut déporté des prisonniers juifs en 63 av. J.-C. Sous le règne d’Auguste, environ 8 000 Juifs[2] résidaient à Rome. Ils étaient également présents en Pannonie[3], en Croatie, en Germanie, dans le sud de la Gaule, au nord de la Loire et en Gaule Narbonnaise. Aux débuts du christianisme, les autorités romaines confondaient souvent les communautés chrétiennes et juives, incitant les chrétiens à souligner leurs différences. En 212, l’Édit de Caracalla accorda la citoyenneté romaine aux Juifs libres, un privilège maintenu bien après la chute de l’Empire romain d’Occident. Cependant, la situation des Juifs se détériora sous Constantin, qui promulgua en 315 une loi qualifiant le judaïsme de « dangereuse et abominable secte »[4]. Au Ve siècle, le Code de Théodose exclut les Juifs des positions d’autorité et les qualifia de superstition. Au VIe siècle, une loi de Justinien interdit aux Juifs de témoigner contre les chrétiens orthodoxes.

Cette dégradation fut particulièrement marquée dans l’Espagne wisigothique chrétienne où les juifs furent obligés de se convertir et le cas échéant chassés par vagues vers diverses régions d’Europe et aussi d’Afrique du Nord. Toutefois, une évolution dans la position de l’Église se produisit avec le droit pontifical et la théologie chrétienne sous Grégoire Ier le Grand, toujours au VIe siècle, prônant la protection des Juifs dans les limites de la loi. Cette position fut réaffirmée par la bulle *Sicut Judaeis* de Calixte II au XIIe siècle, garantissant aux Juifs une protection contre les baptêmes forcés, les violences et protégeant leurs synagogues et propriétés.

Exécution de Juifs (reconnaissables à leur chapeau d’infamie, judenhut) lors de la Première croisade, illustration d’une Bible française, 1250

Le moyen-âge et les juifs

Le Xe siècle fut le théâtre d’un véritable “réveil » culturel, illustré notamment par des figures emblématiques telles que Guershom ben Yehouda de Mayence, en Allemagne, qui interdit la polygamie et la répudiation sans consentement, et demeure célèbre pour ses commentaires sur la Bible hébraïque et le Talmud. Cette période de renouveau fut assombrie par les persécutions qui commencèrent avec les croisades, où des communautés juives entières furent massacrées en Rhénanie et partout en Europe.

Sur leur chemin vers la terre sainte, les croisés s’en prirent aux communautés juives locales, les accusant de déicide et considérant comme des ennemis de la chrétienté. Nous retenons l’événement particulièrement tragique qui frappa les juifs de la vallée du Rhin en 1096, durant la Première Croisade, où des milliers de Juifs furent tués à Worms, Mayence et Cologne. Les croisés, souvent rejoints par la population locale, pillèrent les biens juifs, détruisirent des synagogues et forcèrent de nombreux survivants à se convertir au christianisme sous la menace. Ces violences ne se limitèrent pas à la première croisade, car  lors de la deuxième croisade en 1146, des prédicateurs comme Radulphe, un moine français, incitèrent à de nouvelles persécutions contre les Juifs en France et en Allemagne. Les expulsions se multiplièrent : d’Angleterre en 1290, de France en 1306 et 1394, poussant de nombreux Juifs à fuir vers la Pologne[5] ou la Lituanie[6].

À la fin du XIVe siècle, la reconquête chrétienne de l’Espagne conduisit à l’expulsion des Juifs en 1492 sous le règne des rois catholiques, avec l’Inquisition poursuivant les convertis soupçonnés de pratiquer secrètement le judaïsme. La pureté de sang devint une obsession, interdisant l’accès aux institutions civiles ou ecclésiastiques à ceux d’ascendance juive. L’Inquisition espagnole ne fut abolie qu’en 1834. Ces événements marquèrent profondément la liturgie et la pensée juives, avec des textes rappelant les massacres et les persécutions, soulignant l’importance de la mémoire dans la tradition juive.

De son côté, l’histoire des Juifs en Pologne fut marquée par une période de prospérité et d’influence culturelle et intellectuelle. La Pologne accueillit de nombreux Juifs expulsés d’autres pays européens, devenant ainsi un centre spirituel et culturel du judaïsme. Sous les règnes de Sigismond Ier et Sigismond II, les Juifs bénéficièrent de protection royale et d’une autonomie administrative, favorisant leur épanouissement. Les yeshivot et les imprimeries hébraïques jouèrent un rôle crucial dans ce rayonnement.

Israël ben Eliezer, né le 25 août 1698 et mort le 22 mai 1760 en Pologne, appelé le « Baal Shem Tov » (litt. Maître du Bon Nom) ou le Besht הבעש »ט par acronyme, est un rabbin, fondateur du hassidisme,

Cependant, cette période florissante fut interrompue par des événements tragiques comme le soulèvement de Khmelnytsky[7] et le Déluge polonais, terminé entre autre par un massacre massif des juifs.  Dans cette atmosphère extrêmement hostile, le hassidisme [8]émergea sous l’influence d’Israël ben Eliezer, mais rencontra une opposition des milieux orthodoxes, notamment par le Gaon de Vilna. Malgré les différentes frontières et statuts, les Juifs en Europe centrale maintinrent une certaine unité, et l’impact de la Haskala[9] et des Lumières contribuèrent à leur émancipation.

L’émancipation des juifs en Europe

Le XVIIIe siècle en Europe fut une période de profondes transformations politiques, sociales, économiques et culturelles, il fut le siècle des Lumières et des Révolutions et réformes politiques. Dans ce contexte, la question juive fut l’objet de nombreuses réflexions. En France, l’émancipation des Juifs fut discutée par l’Assemblée constituante entre 1789 et 1791, menant à la pleine citoyenneté pour tous les Juifs du royaume le 28 septembre 1791. Les dernières lois discriminatoires furent abolies sous la monarchie de Juillet (1830-1848). En Europe, les armées de la République et de l’Empire français propagèrent les idées de la Révolution française, y compris l’émancipation des Juifs. En Italie et en Allemagne, les ghettos tombèrent, mais la chute de l’Empire entraîna des réactions.

Progressivement, les Juifs obtinrent l’égalité des droits au XIXe siècle, sauf en Russie et en Roumanie. Le mouvement de la Haskala méprisa le yiddish, perçu comme un stigmate du passé, mais l’utilisa pour diffuser ses idées et critiquer l’hassidisme. Le yiddish, langue vernaculaire des Juifs ashkénazes, devint un facteur d’unité culturelle et vit l’émergence d’une riche littérature aux XIXe et XXe siècles.

L’émancipation bouleversa la vie des Juifs, qui partagèrent pour la première fois la société des non-Juifs et furent confrontés au mode de vie moderne et séculier. Cela conduisit à une diversité de réactions et à la formation de différentes branches du judaïsme : orthodoxes, conservateurs, libéraux, réformés et assimilés.

 À partir de 1881, de nombreux pogroms éclatèrent en Europe orientale

Au XIXe siècle, en Allemagne, les divers courants du judaïsme se développèrent dans un contexte de modernisation et d’émancipation, mais aussi d’antisémitisme croissant. Le judaïsme réformé, né en Allemagne et influencé par la Haskalah de Moïse Mendelssohn, prôna des réformes radicales, simplifiant la liturgie et remettant en question certaines pratiques traditionnelles. Samuel Holdheim émergea comme une figure clé de ce mouvement. En réaction au réformisme, le judaïsme orthodoxe se divisa en orthodoxie moderne, qui accepta une certaine ouverture à la modernité tout en respectant les Mitzvot, et en orthodoxie stricte, ou haredi[10], qui rejeta toute combinaison avec des valeurs non-juives. Samson Raphael Hirsch représenta l’orthodoxie moderne en Allemagne. Le judaïsme conservateur ou Massorti, fondé par Zacharias Frankel, chercha à concilier tradition et modernité, en maintenant la halakha tout en adaptant son interprétation aux besoins contemporains. L’antisémitisme croissant, notamment en Russie, entraîna des pogroms et une forte émigration juive vers les États-Unis et d’autres pays.

À partir de 1881, de nombreux pogroms éclatèrent en Europe orientale, entraînant une émigration massive des Juifs vers l’Amérique et l’Europe occidentale. En France, la population juive doubla entre 1882 et 1914.

L’affaire Dreyfus, qui se déroula entre 1894 et 1906, révéla un nouvel antisémitisme ciblant de surcroit les Juifs assimilés. Cet événement choqua profondément et influença des figures comme Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique. Face à l’antisémitisme, diverses réponses politiques émergèrent. Le Bundisme, un mouvement socialiste juif, prôna l’émancipation des travailleurs juifs et l’usage du yiddish. Opposé au sionisme et au bolchevisme, ce mouvement perdit en influence après la révolution russe et la Shoah. En parallèle, le sionisme, inspiré par des figures telles que Léon Pinsker et Theodor Herzl, prôna le retour à Sion (Palestine) et la création d’un État juif. La première aliyah, dans les années 1880, vit environ quelques milliers Juifs s’installer en Palestine.

Pendant la première guerre mondiale, les Juifs combattirent pour leurs pays respectifs. Cependant, après la guerre, ils furent souvent accusés de trahison, comme en Allemagne où Walter Rathenau fut assassiné en 1922. La crise de 1929 permit l’ascension du parti nazi en Allemagne. Dès 1933, les lois antisémites se multiplièrent, culminant avec les lois de Nuremberg en 1935 et la Nuit de Cristal en 1938. Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs millions de Juifs furent exterminés par le régime nazi, après avoir été regroupés dans des ghettos et déportés vers des camps de concentration et d’extermination.

Dans les années qui suivirent la guerre, l’Occident commença à prendre conscience de sa responsabilité dans le massacre des juifs et, par une dette morale, soutint la création d’un foyer juif en Palestine.

Dans le deuxième volet de notre étude, nous étudierons la vie des juifs en terres d’islam

[1]. Sous les Fatimides, en Egypte, la culture juive est reconnue comme culture officielle.

[2] Gilbert Picard, « La date de naissance de Jésus du point de vue romain », dans comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 139 (3), 1995, p. 801, lire sur Persée archive

[3] La Pannonie est une ancienne région de l’Europe centrale, limitée au nord par le Danube et située à cheval sur les actuelles Autriche, Hongrie, Slovénie, Croatie, nord-ouest de la Serbie et nord de la Bosnie-Herzégovine.

[4] Pierre Sauvy, Histoire du peuple juif dans l’Occident médiéval, MOOC à l’UNEEJ, leçon 1, séquence 3, 2016

[5] George Sanford, Historical Dictionary of Poland (2d ed.) Oxford, The Scarecrow Press, 2003. p. 79.

[6] Shmuel Trigano, La civilisation du judaïsme : De l’exil à la diaspora, Paris, Éditions de l’Éclat, 2015, 397 p. lire en ligne.

[7] Dirigé par Bohdan Khmelnytsky, ce soulèvement était une révolte des Cosaques ukrainiens contre la domination de la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie). Les causes principales incluaient le mécontentement des Cosaques face aux abus des nobles polonais et des tensions religieuses entre les orthodoxes ukrainiens et les catholiques polonais

[8] Le Hassidim  est un courant mystique du judaïsme fondé au XVIIIe siècle par le rabbin Israël ben Eliezer. Axé sur la piété et la charité, centré sur l’individu dans la relation directe avec Dieu, le hassidisme s’oppose à la tradition érudite et figée du judaïsme rabbinique, jusqu’alors unique courant du rite Ashkénaze, et constitue une réponse spirituelle à la misère matérielle des communautés juives persécutées de l’Europe orientale.

[9] La Haskala, également connue sous le nom de « Lumières juives », est un mouvement intellectuel juif qui a émergé en Europe au XVIIIe siècle. Inspiré par les idéaux des Lumières européennes, ce mouvement visait à moderniser la vie juive et à encourager l’intégration des Juifs dans la société européenne tout en préservant leur identité culturelle et religieuse

[10] Le terme « haredi » désigne une branche de la communauté juive orthodoxe qui adhère strictement aux lois et traditions juives.

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Le vieillissement de la population est l’avenir de l’Afrique ! https://mondafrique.com/a-la-une/le-vieillissement-de-la-population-est-laventur-de-lafrique/ Thu, 26 Dec 2024 06:38:39 +0000 https://mondafrique.com/?p=123765 L’Afrique est en pleine transition démographique et sa jeunesse est souvent présentée comme un moteur pour son développement, constate le site « The Conversation ». Toutefois, la croissance de la population du continent entraîne aussi la croissance du nombre de personnes âgées, encore largement exclues de l’ordre des priorités des responsables africains. De nouvelles politiques publiques pourraient […]

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L’Afrique est en pleine transition démographique et sa jeunesse est souvent présentée comme un moteur pour son développement, constate le site « The Conversation ». Toutefois, la croissance de la population du continent entraîne aussi la croissance du nombre de personnes âgées, encore largement exclues de l’ordre des priorités des responsables africains. De nouvelles politiques publiques pourraient toutefois être envisagées…

Serge Rabier 

Chargé de recherche Population et Genre, Agence française de développement (AFD)


De tous les champs d’étude de la démographie africaine, ce n’est pas le vieillissement qui vient d’emblée à l’esprit, tant le continent est associé à la jeunesse.

Pour en savoir un peu plus sur cet enjeu encore largement ignoré, l’Institut national des études démographiques (INED) et l’Agence française de développement (AFD) ont produit une étude qui présente, à partir des données statistiques disponibles, l’état des politiques publiques existantes et les perspectives quant à leur mise en œuvre.

La jeunesse demeure majoritaire en Afrique

L’âge médian, c’est-à-dire l’âge qui sépare la population en deux parties numériquement égales – l’une plus jeune et l’autre plus âgée –, est de 38 ans en Europe et de 30 ans en Asie. En Afrique, il est de 19 ans environ, ce qui en fait le continent le plus jeune au monde.

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Cette forte dynamique démographique s’exprime aussi par le fait que plus de 60 % de la population africaine a moins de 25 ans. Dans la plupart des pays subsahariens (hors Afrique australe), de forts taux de fécondité ont contribué – et contribuent toujours – à une augmentation rapide de la population. Des projections estiment que la population africaine pourrait atteindre 2,5 milliards de personnes d’ici 2050 (elle en compte aujourd’hui près de 1,5 milliard). Sur ces 2,5 milliards de personnes, les 60 ans et plus seront environ 215 millions, soit un peu plus de 8 %. En 2023, seulement 5 à 6 % de la population africaine était âgée de 60 ans et plus. Cette moyenne statistique ne doit pas masquer le fait qu’il existe de grandes disparités selon les pays : 3 à 4 % en Ouganda et au Niger contre 7 à 9 % en Afrique du Sud et en Tunisie. À titre comparatif, en Europe, cette part de la population représente 25 % de la population totale, en Amérique du Nord 16 % et en Asie 12 %.

Publication du bureau régional pour l’Afrique de l’OMS sur le réseau social X datant du 14 août 2018.

Le vieillissement, laissé pour compte par les politiques publiques

La part relativement faible des personnes âgées, en particulier dans les pays sub-sahariens, explique l’engagement très limité des décideurs à mettre en place des systèmes robustes de protection sociale qui leur seraient destinés, alors même qu’elles vivent souvent dans des conditions de vie très précaires, combinant pauvreté et formes de vulnérabilité spécifiques entraînées par la vieillesse.

Les personnes âgées en Afrique dépendent encore très largement des soutiens familiaux voire des structures communautaires proches (ménages, familles, voisins), mais ces structures sociales changent vite avec l’urbanisation et les effets plus larges de la mondialisation : le changement des modes de consommation et l’amplification de l’utilisation des réseaux sociaux entraînent une évolution des valeurs socio-anthropologiques.

Bien que les personnes âgées représentent actuellement – et pour les années à venir – une part réduite de la population africaine (en pourcentage), leur nombre est appelé à augmenter du fait de la forte croissance démographique du continent. De ce fait, de nouveaux défis en matière de santé publique, de protection sociale et de pensions de retraite devront être relevés.

Le premier de ces défis a trait à l’extension du taux de couverture sociale de la population, qui doit se produire en prenant en compte le poids de l’informalité dans l’économie. Afin de garantir une protection des individus face aux risques sociaux au sens large (maladie, chômage, accidents du travail, vieillesse), il est essentiel d’articuler cette protection au système informel, qui représente environ 80 % de l’emploi en Afrique.

Pour ce faire, la protection pourrait s’engager dans trois voies. Tout d’abord, la mise en œuvre de régimes contributifs « flexibles » qui valoriseraient des cotisations basées sur des revenus irréguliers liés à l’informalité. Ensuite, la valorisation des systèmes communautaires tels que la tontine qui pourraient être mieux étendus et mutualisés, ainsi que la promotion de mutuelles de santé adaptées aux travailleurs indépendants, aux petites entités de production et de commerce. Enfin, l’extension des paiements digitalisés via « le mobile money » qui permettrait de simplifier les cotisations et les prestations, comme c’est déjà largement le cas au Rwanda ou au Kenya.


À lire aussi : Rwanda, Maroc, Nigeria, Afrique du Sud : les quatre pionniers des nouvelles technologies en Afrique


Les nécessaires ajustements des politiques publiques

La mise en œuvre de la protection sociale des personnes âgées repose cependant sur plusieurs conditions préalables. La première tient aux capacités des États à solliciter les compétences humaines et techniques nécessaires pour lever l’impôt et à utiliser les recettes fiscales pour financer la protection sociale. Il faut également programmer le couplage de la couverture maladie à celle de la retraite, pour garantir aux individus, tout au long de leur vie active et au-delà, une sécurité financière qui leur permette d’accéder aux soins. En outre, il faudra combiner les contributions prélevées sur les revenus des travailleurs du secteur formel (pour financer la couverture santé et les droits aux pensions de retraite) avec une prise en charge sur fonds publics des travailleurs informels, des personnes sans emploi et/ou des populations vulnérables au sens large (femmes isolées, individus en situation de handicap, par exemple). Pour cela, d’autres sources de financement doivent être envisagées : taxes sur les produits de luxe, les véhicules neufs et les carburants, sur les billets d’avion ou les transactions financières…

Les arbitrages à faire entre des priorités « concurrentes » seront difficiles. D’un côté, il s’agira d’investir massivement dans l’éducation et la formation professionnelle pour faire de la jeunesse africaine un moteur de croissance économique. Mais d’un autre côté, il faudra également construire et réformer les systèmes de santé et de protection sociale en vue de répondre aux besoins d’une population vieillissante plus nombreuse. En d’autres termes, c’est une gestion proactive du dividende démographique (soit la chance pour les pays qui connaissent un rajeunissement démographique de voir leur économie croître temporairement) qui pourra garantir une meilleure prise en compte des enjeux liés au vieillissement de la population.

 

La question persistante des données

Quels que soient les scénarios privilégiés pour la mise en œuvre de la protection sociale des seniors, il faudra recueillir et analyser des données sociodémographiques fiables et complètes. Or la question des statistiques démographiques reste un sujet d’inquiétude en Afrique. En effet, les insuffisances dans ce domaine ont des conséquences significatives sur le développement du continent.

Dans de nombreux pays africains, on constate une grande faiblesse des systèmes d’état civil insuffisamment financés et manquant de ressources humaines, un recours de plus en plus rare aux recensements, à la collecte et au traitement des données. De plus, comptabiliser les populations vivant dans des zones de conflit ou d’insécurité alimentaire reste particulièrement difficile, de même qu’identifier les causes de décès.

La gestion du vieillissement de la population, illustration des réalités socio-économiques du continent

La capacité du financement de la protection sociale des personnes âgées, qui devrait reposer sur une vision stratégique et une volonté politique, reste problématique. Des solutions existent, qui vont de la mobilisation accrue des ressources nationales par l’impôt, et des actions innovantes dans les systèmes de collecte et de gestion, au soutien des partenaires internationaux sur des initiatives pilotes et des subventions ciblées et à l’inclusion du secteur informel dans des systèmes contributifs adaptés.

La problématique du vieillissement se présente en tout état de cause comme un révélateur des questionnements fondamentaux quant au développement de la plupart des pays africains.

En premier lieu, il s’agit de considérer dans quel modèle de croissance économique et de soutenabilité les pays du continent seront engagés lorsque les cohortes de personnes âgées auront augmenté. De plus, les politiques publiques liées au vieillissement devront aussi intégrer la nécessaire adaptation au dérèglement climatique dont on sait déjà qu’il touchera tout particulièrement le continent africain. Cela devra se faire via la mise en place de systèmes d’alerte propres aux personnes âgées, de pratiques de diagnostic des effets climatiques extrêmes sur les personnes vulnérables que sont les personnes âgées, de logements adaptés, de systèmes de veille et de divers systèmes d’entraide de proximité.


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Troisièmement, la croissance d’une population de plus en plus âgée, en nombre sinon en pourcentage, aura-t-elle vraiment pu bénéficier d’un dividende démographique qui reste encore décalé et incertain dans la plupart des pays subsahariens – hors Afrique australe ? Sur ce point, l’expérience des pays « devanciers » d’Asie de l’Est et du Sud-Est, en particulier, ne semble plus être un exemple qu’il est possible (voire souhaitable vu leur coût environnemental) de suivre, notamment en matière d’investissements massifs dans les infrastructures de transport et d’énergie carbonée.

Pour les décideurs des pays d’Afrique subsaharienne ainsi que pour d’autres acteurs locaux (entreprises, organisations de la société civile), il est donc crucial d’anticiper le vieillissement programmé des populations. Or les pays développés ont historiquement vu leur économie se développer grâce à un modèle industriel et manufacturier où le salariat formel a été à la base de la construction des systèmes de protection sociale. De sorte que le défi actuel pour l’Afrique, face au vieillissement de sa population, est de penser des politiques publiques adaptées à un modèle économique qui repose encore très largement sur une économie « informelle ».

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Les Juifs en terre d’islam (volet 2), le statut contrasté des dhimmis https://mondafrique.com/societe/lhistoire-des-communautes-juives-ii-le-statut-contraste-des-dhimmis/ Thu, 26 Dec 2024 04:10:00 +0000 https://mondafrique.com/?p=120708 En terre d’Islam, les Juifs ont souvent vécu sous le statut de dhimmi, une condition de protection assortie de certaines restrictions, mais qui leur a permis de contribuer significativement aux sociétés musulmanes. Les Juifs ont bénéficié d’une certaine mesure de protection et de liberté sous la loi musulmane, qui reconnaît les Juifs et les Chrétiens […]

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En terre d’Islam, les Juifs ont souvent vécu sous le statut de dhimmi, une condition de protection assortie de certaines restrictions, mais qui leur a permis de contribuer significativement aux sociétés musulmanes. Les Juifs ont bénéficié d’une certaine mesure de protection et de liberté sous la loi musulmane, qui reconnaît les Juifs et les Chrétiens comme des « Gens du Livre », une reconnaissance qui leur a permis jusqu’à un certain point  de pratiquer leur religion et de participer à la vie économique des empires islamiques, tout en contribuant de manière significative à leur essor.Des centres intellectuels comme ceux de Bagdad, de Cordoue et du Caire ont vu des érudits juifs et musulmans collaborer et échanger des idées, enrichissant mutuellement leurs cultures et leurs  connaissances scientifiques 

Omar Hamourit, essayiste historien

Tassadit Yacine, anthropologue à l’EHESS

Les juifs en terres d’islam

La coexistence entre juifs et musulmans n’était pas exempte de difficultés. Les conditions de vie et le statut des Juifs pouvaient varier considérablement. Les auteurs juifs rapportent des périodes de grande tolérance égalée nulle part ailleurs avant l’avènement de la démocratie et la notion de citoyenneté, et de prospérité, mais aussi des épisodes de persécution et de discrimination.

Regard sur le lointain passé

Depuis les temps anciens, bien avant les conquêtes musulmanes du VIIe siècle, des communautés juives prospéraient dans la péninsule arabique, en Perse, en Asie centrale, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord[11] et dans les terres méridionales de l’Europe. Au fil des siècles, l’expansion de l’islam depuis ses origines en Arabie jusqu’aux confins du Khorasan à l’est, et jusqu’à l’Espagne à l’ouest, a profondément transformé le paysage culturel et religieux des régions touchées. Cette propagation a inclus des territoires qui correspondent aujourd’hui à l’Afghanistan et au Turkménistan, ainsi que des parties de l’Europe, notamment la Sicile et la Crète. Ces lieux ont vu naître un riche mélange culturel et religieux, témoignant de l’influence musulmane qui a apporté avec elle des traditions et une gouvernance spécifiques.

Cette vaste expansion a non seulement dessiné les frontières géopolitiques ,mais a également enrichi le tissu culturel des sociétés qu’elle a englobées. Au fil de leur expansion, les conquérants musulmans n’ont pas imposé, selon Yuval Rotman[12]  de l’Université de Tel Aviv, aux   juifs, vus comme détenteurs d’une part de la révélation divine – de se convertir à l’islam. Néanmoins, l’histoire témoigne occasionnellement de conversions forcées et de massacres, bien que ces incidents aient été épisodiques.

Les polythéistes, principalement des Arabes de la péninsule arabique, ont été soumis à des conversions obligatoires. Sous l’égide de l’islam, les juifs, ainsi que d’autres communautés monothéistes telles que les chrétiens et les zoroastriens, se sont vu attribuer le statut de dhimmis, basé sur un alliage variable entre « protection » et soumission.

Médine, la cité du Prophète, abritait des tribus juives

L’avènement de l’islam

Au VIIe siècle, l’émergence de l’islam sous la direction du prophète Mohamed a marqué un tournant dans les relations entre les communautés religieuses en Arabie. Mohamed, prêchant une foi monothéiste, aspirait à être reconnu comme un prophète par les populations juives de Médine, anciennement appelée Yathrib, une ville abritant plusieurs tribus juives. Néanmoins, les juifs de Médine ne le reconnurent pas comme un prophète.

Les tensions culminèrent avec l’expulsion et l’attaque de plusieurs tribus juives médinoises, dont les Banu Qaynuqa en 624, suivis par les Banu Nadir et les Banu Qurayza. L’épisode de Khaybar en 628, où le prophète Mohamed assiégea les Banu Nadir réfugiés, aboutit à un accord permettant aux Juifs de conserver leur religion et leurs biens en échange d’une part de leur récolte, établissant ainsi le principe de protection ou dhimma. Ce modèle de traité entre musulmans et « gens du livre » (juifs et chrétiens) préfigura le statut de dhimmis, tributaires protégés.

Une tradition quelque peu légendaire attribue au calife Omar un document connu sous le nom de pacte d’Omar, qui aurait été élaboré suite à la capitulation des Chrétiens de Syrie, définissant ainsi le statut légal des dhimmis durant les premiers temps de la conquête arabo-musulmane. Ce pacte établit les droits et les devoirs des non-musulmans monothéistes. Ils sont autorisés à pratiquer leur culte en terre d’islam et bénéficient d’une certaine autonomie juridique en matière de droit privé, incluant les mariages, les successions, et la gestion des lieux de culte, entre autres.

La rouelle, ou la roue, est une petite pièce d’étoffe dont le port ostensible est imposé aux Juifs comme signe vestimentaire distinctif par le pape Innocent III

Cependant, les dhimmis sont également soumis à diverses obligations telles que le paiement d’un impôt, le port de signes vestimentaires distinctifs (ghiyar)[13],  des couleurs  (interdit de porter du vert) l’interdiction d’élever des lieux de culte plus hauts que ceux des musulmans, l’interdiction de monter à cheval, ainsi que des restrictions sur la possession du Coran et même l’usage de la langue arabe.

Toutes ces prescriptions n’ont jamais été strictement appliquées dans aucun pays musulman. Même l’exigence de porter des signes vestimentaires distinctifs, considérée comme l’une des caractéristiques les plus couramment acceptées du statut de dhimmi en terre d’islam, semble n’avoir été ni rigoureusement ni uniformément mise en œuvre. L’historien S. D. Goiten, auteur de nombreux travaux approfondis sur l’histoire du judaïsme méditerranéen aux Xe et XIIe siècles, n’a trouvé aucune référence précise au ghiyar (vêtement distinctif) dans les textes juifs de cette époque, notamment dans ceux de la Gueniza du Caire. Les modalités d’application de ces règles dépendent souvent de l’équilibre des forces entre le pouvoir politique et les théologiens juristes, avec des périodes de rigorisme observées lorsque les éléments les plus fervents détiennent le pouvoir. Cette dynamique complexe est accentuée par les divergences entre les écoles d’interprétation du droit musulman, ainsi que par les divisions entre les branches chiites et sunnites de l’islam[14].

En effet, les différents courants de pensée au sein de l’islam influent sur la manière dont ces règles sont comprises et appliquées, créant ainsi un paysage juridique et social varié au sein des sociétés musulmanes. Selon la tradition musulmane, en 641, le calife Omar, successeur éminent de Mohamed, aurait promulgué un édit ordonnant l’expulsion de tous les juifs et chrétiens de la péninsule arabique, à l’exception des régions situées à ses confins méridionaux et orientaux. Cependant, l’historien Gordon Darnell Newby[15] nuance cette perception en soulignant que, dans les faits, des communautés juives ont perduré dans le Hijaz et en Arabie, peut-être jusqu’au début du XXe siècle.

Khaybar deviendra cependant synonyme de la dernière bataille du Prophète contre les traitres juifs

Cette expulsion relève sans doute plus de l’idéologie que des faits, puisqu’au XIIe siècle encore le voyageur juif Benjamin de Tudèle dira avoir rencontré à Khaybar et Tayma’ les communautés juives locales. Dans l’imaginaire musulman, Khaybar deviendra cependant synonyme de la dernière bataille du Prophète contre les traitres juifs, qui sera réactivé dans le discours islamiste antijuif du XXIe siècle[16]. Cependant, leur présence n’a pas conservé le même éclat qu’aux premiers siècles, reflétant ainsi une évolution complexe de l’histoire et des dynamiques régionales.

Les juifs dans l’empire musulman

Avec les conquêtes et le développement de l’empire musulman, la situation s’est améliorée sensiblement. Raymond P. Scheindlin[17] rappelle que les conquêtes islamiques avaient soulagé les Juifs des persécutions, du harcèlement et des humiliations qu’ils avaient subis sous les régimes chrétiens, notamment en Palestine, en Égypte et en Espagne. De même, Michel Abitbol[18] met en lumière, à travers les chapitres dédiés à la terre d’Islam, que les Juifs, avec quelques exceptions, perçurent les conquérants arabes comme des libérateurs, eux qui étaient sous le joug de l’Empire byzantin, jouant un rôle actif dans certaines conquêtes musulmanes. Ce fut le cas dans des villes stratégiques telles que Homs en Syrie, Hébron et Césarée en Palestine, ainsi que Cordoue, Elvira et Grenade en Espagne.

Michel Abitbol ajoute que l’ère du califat Omeyyade, notamment en Andalousie,marque l’entame d’un des chapitres les plus éclatants de l’histoire juive puisque les communautés juives ont prospéré tant économiquement que culturellement. Il dit encore que l’influence des rationalistes musulmans, notamment Ibn Rochd, a donné naissance à une discipline nouvelle et florissante : la philosophie juive, portée par les contributions éminentes de figures telles que Saadia Gaon et Maïmonide. L’œuvre de ce dernier, en particulier, incarne une synthèse magistrale entre rationalisme et théologie médiévale, offrant un fondement solide aux textes théologiques et philosophiques dans les trois grandes religions monothéistes.

Le grand penseur et philosophe Maïmonide

Le grand penseur et philosophe Maïmonide témoigne des échanges culturels profonds entre les communautés juives et musulmanes, sa philosophie étant imprégnée par les idées des grands penseurs arabes de son époque, qui se sont approprié les œuvres d’Aristote traduites du grec en arabe, traduction faite par des (ou fait) syriens chrétiens. Dans l’ensemble, les Juifs ont joué un rôle actif dans le développement scientifique au sein du monde musulman, contribuant par leurs écrits en arabe dans les domaines de la philosophie et des mathématiques, ainsi que par leurs traductions de textes médicaux et astronomiques grecs, comme l’indique Youval Rotman de l’Université de Tel-Aviv dans son ouvrage Les Juifs dans l’Islam médiéval.

Aussi, dans son ouvrage Juifs en terre d’islam, Bernard Lewis évoque une remarquable symbiose judéo-islamique, qui se distingue nettement des contextes historiques des empires romain et russe. Cette symbiose, où les Juifs et leurs voisins musulmans étaient étroitement liés sur les plans social, intellectuel et même amical, demeure sans équivalent dans l’histoire du monde occidental depuis l’époque hellénistique jusqu’aux temps modernes.

Durant de nombreux siècles, les régions sous influence islamique ont servi de havre à des milliers de Juifs européens cherchant à échapper aux persécutions, en particulier lors des vagues d’expulsion du Moyen Âge. Mark R. Cohen[19], Professeur émérite d’études juives à l’Université de Princeton, Mark Cohen s’est concentré sur la période médiévale dans le monde musulman et  a comparé les conditions de vie des Juifs sous domination islamique et chrétienne, soulignant souvent la relative tolérance dont bénéficiaient les Juifs dans les sociétés musulmanes par rapport à leurs homologues européens. Bernard Lewis parle de l’existence  d’épisodes de violence envers les Juifs, mais elles restaient  sporadiques, C’était des manifestations d’hostilité, qui différaient notablement entre musulmans et chrétiens. Pour les musulmans, cette hostilité n’était pas ancrée dans des fondements théologiques ou liée aux récits sacrés de l’islam. Elle émanait plutôt de la dynamique classique entre une majorité et une minorité, dépourvue de la charge théologique et psychologique qui caractérise l’antisémitisme chrétien. Nous avons là un florilège d’historiens et de chercheurs, en grande partie juifs, qui ont écrit sur  la position privilégiés des juifs en terre d’Islam. On peut se demander comment, dans des contextes historiques précis, de nombreux musulmans ont recours aux textes coraniques pour exprimer une hostilité envers les juifs en général, plutôt que spécifiquement envers les juifs belliqueux.

Sous le règne des Abbassides, de 750 jusqu’à la chute de Bagdad en 1258, la gestion des affaires communautaires juives était confiée à l’exilarque ou Ras al-Yahoud (Prince des Juifs), un personnage important de la cour, traité avec grande pompe et honneur. C’est un leader équivalent au calife pour les Juifs, choisi parmi les descendants de la famille de David. Avec la désintégration du califat abbasside au Xe siècle, les Juifs se trouvèrent face à de nouvelles opportunités. Un phénomène similaire se manifesta dans Al-Andalus suite à la fragmentation du califat omeyyade. Cette proximité avec le pouvoir musulman permit à certains Juifs d’accéder à des postes de haute importance. Parmi eux, Hasdaï ibn Chaprout, qui devint ambassadeur du calife omeyyade de Cordoue, Abd al-Rahman III, ou encore Samuel ibn Nagrela, vizir du calife de Cordoue. Ces figures étaient également connues sous les titres de Nasi (prince en hébreu) ou Nagid (ras al-Yahoud en arabe), bien qu’elles n’aient pas été élues par leur communauté comme l’étaient l’exilarque et les geonim. Leur ascension au sein de la communauté juive était due à leur statut personnel au sein de la cour califale, et non à leur érudition rabbinique.

Lorsqu’au XIIe siècle, les Almohades s’emparent du pouvoir en Afrique du Nord et conquièrent  eux aussi  l’Andalousie. Leur prise de contrôle s’accompagne en 1147 d’un massacre des Almoravides, les souverains précédents, ainsi que des Juifs et des chrétiens associés à leur cour. « Les Almohades adoptent une politique de « purification », persécutant d’abord les savants musulmans opposés à leur théologie, avant d’imposer d’anciennes restrictions aux Juifs et aux chrétiens »[20], telles que l’interdiction d’emplois publics et l’obligation de porter des vêtements distinctifs, rapporte un autre auteur. En 1162, les Juifs de Grenade se soulèvent contre les Almohades sous la conduite d’Ibn Hamushk. Face à la répression, certains choisissent le martyre, d’autres se convertissent à l’islam, tandis que beaucoup fuient vers le Maroc ou l’Égypte.

Le Mellah de Fès est le plus ancien quartier juif du Maroc (1438). Il se situe dans Fès Jdid sur l’ancien quartier des archers syriens du sultan.

Les Megorashim contre les Tovashim

Bien avant que l’Inquisition catholique ne soit établie en Espagne en 1478, les persécutions anti-juives de la fin du 14ème siècle, avaient déjà contraint de nombreux Juifs espagnols à chercher refuge en Afrique du Nord. Accueillis favorablement par les autorités musulmanes, ces nouveaux arrivants, appelés les Megorashim, ont rapidement acquis une position de premier plan dans la vie religieuse, économique  et politique locale. Cependant, cette ascension, selon Michel Abitbol, ne s’est pas faite sans créer des tensions avec les Juifs autochtones, les Tovashim.

Il est essentiel de distinguer les Mégosharim des Tovashim, deux communautés souvent confondues à tort. Contrairement aux idées reçues, les Tovashim ne sont pas des Sépharades. Ils représentent les juifs autochtones d’Afrique du Nord, ancrés dans ces terres bien avant l’arrivée des Sépharades. Ils sont en grande majorité issus des Berbères qui avaient été convertis au judaïsme. C’est ainsi que les Tovashim sont devenus les gardiens d’une tradition juive profondément enracinée dans le sol berbère, distincte et indépendante de l’héritage sépharade. Les populations juives étaient présentes tant dans les grands centres urbains que dans les campagnes et les régions sahariennes.

Les Tovashim notamment s’étaient établis par exemple dans des régions telles que Laghouat et le Touat en Algérie et la vallée du Draa et le Souss au Maroc. Ils étaient également reconnus pour leurs compétences artisanales exceptionnelles, notamment dans la fabrication de bijoux, la maroquinerie, la tannerie et la poterie, contribuant ainsi à l’économie locale par leur savoir-faire unique. Ils étaient aussi des commerçants actifs tant sur le plan local qu’international. Ils échangeaient des épices, des tissus, des bijoux et divers autres produits, jouant un rôle clé dans les réseaux commerciaux.

Istambul, alors une ville juive  

L’Empire ottoman a servi de refuge majeur pour les exilés d’Espagne, surtout après la prise de Constantinople en 1453[21]. D’après Michel Abitbol, Istanbul est devenue la plus grande ville juive au 16ème siècle avec 40 000 Juifs, et à Salonique, les Juifs représentaient 10 % de la population totale de la ville. Un moment donné, la moitié des habitants de Salonique étaient juifs. Grâce à leur polyglottisme, ils ont rapidement occupé des positions dominantes dans le commerce maritime de l’Empire ottoman, rivalisant avec les chrétiens orientaux, tels que les Arméniens et les Grecs, traditionnels intermédiaires entre la Sublime Porte et l’Occident. Au XVIe siècle, l’élite médicale auprès du sultan ottoman incluait des médecins juifs séfarades, parmi lesquels figuraient des familles influentes comme les Hamon de Grenade.

Joseph Nassi ou Naci, né João Miquez, également appelé Yassef Nassi ou Naci dans l’Empire ottoman, est un marrane devenu une personnalité importante de la cour du sultan Soliman le Magnifique puis de son fils Selim II.

Des figures juives telles que Joseph Nassi, qui a reçu le titre de duc de Naxos de la part de Sélim II, et David Passi, qui a servi de médiateur dans les conflits de Murad III, ont joué un rôle important dans la politique ottomane de l’époque. Gilles Veinstein[22],  est un historien français, spécialiste d’histoire turque et ottomane, souligne que l’implication des Juifs, en particulier des Séfarades, dans divers domaines fut rendue possible par l’adhésion des sultans au statut de dhimmi, marqué par une discrimination mais aussi par une tolérance de principe, offrant des garanties et une certaine autonomie sans entraver l’intégration au sein de l’Empire ottoman. Les Marranes[23], ayant immigré dans l’Empire ottoman, sont revenus au judaïsme grâce à la dhimma.

Aussi, l’interdiction théorique de construire de nouveaux lieux de culte après la conquête musulmane a été largement contournée, comme en témoigne l’expansion des infrastructures religieuses chrétiennes durant la période ottomane. De même que l’afflux des nouveaux venus de la péninsule ibérique a rendu les anciennes synagogues insuffisantes, menant à la création de sept nouvelles à Salonique entre 1492 et 1500, en plus des trois existantes. Les historiens notent également que, dans le grand commerce, les Juifs se sont associés à des non-Juifs et que les corporations professionnelles étaient composées de membres de différentes religions, signe de leur intégration dans la société ottomane.

Au XVIIIe siècle, l’attitude des Turcs envers les Juifs s’est assombrie, un changement de mentalité qui s’est également étendu à toutes les minorités non musulmanes. Ce climat d’intolérance religieuse croissante a mené à une détérioration de la situation des dhimmis, bien que les actes de persécution soient restés relativement rares. Certains historiens soulignent que les agressions contre les Juifs étaient souvent le fait de communautés chrétiennes rivales, plutôt que de la population musulmane ou des autorités ottomanes. Selon Frédéric Abécassis et François-Georges Faü[24], les violences contre les communautés juives dans le monde musulman, et contre les minorités de manière générale, marquent l’histoire de l’ingérence européenne. Certains soutiennent que l’Europe aurait introduit un antisémitisme jusqu’alors inconnu en Orient, imposant aux communautés cherchant protection la marque infamante d’une collusion avec les puissances étrangères.

Pour d’autres, l’accroissement des échanges a amplifié les occasions de témoignages et d’appels à l’aide, tandis que les violences envers Juifs et Chrétiens ont justifié de nombreuses interventions européennes. Les rivalités entre grandes puissances, notamment entre la France et l’Angleterre, ont donné naissance à la « politique des minorités», par laquelle des nations européennes se sont proclamées protectrices de certaines minorités en Orient, y compris les Juifs.

Cette politique a grandement contribué à l’institutionnalisation des communautés, certaines d’entre elles évoluant en véritables « nations », isolées du reste de la population. Les Juifs n’étaient pas les seuls concernés par cette politique : les Grecs orthodoxes bénéficiaient du soutien de la Russie, les Druzes de celui de l’Angleterre, et les différents rites catholiques orientaux étaient protégés par la France, l’Autriche et l’Italie (le Vatican).

Au XIXe  siècle, les minorités sont devenues des enjeux centraux dans le processus de fragmentation de l’Empire ottoman.

Le troisième volet de cette étude sera consacré à la vie des communautés juiges en terres d’islam mais en dehors de l’Empire ottoman

Les juifs en terre d’islam (volet 1), la dette morale de l’Europe

 

[11]. A Carthage on signalait déjà l’existence des Berbères et des Juifs commerçant avec les Carthaginois.

[12] Youval Rotman (Uni. de Tel-Aviv), « Les Juifs dans l’Islam médiéval », Les Juifs dans l’histoire, dir. A. Germa, B. Lellouch, E. Patlagean, Champ Vallon, 2011

[13] Nom donné à la marque distinctive que devaient obligatoirement porter sur leurs vêtements les sujets dhimmis sous la souveraineté musulmane

[14]. Sous les Fatimides les langues et cultures juives sont reconnues au même titre que les cultures arabes et musulmanes. Place particulière au chiisme et en particulier aux nizarites ismailis

[15] Les juifs d’Arabie à la naissance de l’islam”, Histoire des relations entre juifs et musulmans, sous la direction d’Abdelwahab Meddeb et de Benjamin Stora, Paris, Albin Michel, 2013.

[16] Meir Bar Asher, p56)

[17] Raymond P. Scheindlin, Marchands et intellectuels, rabbins et poètes, Paris, Éditions de l’Éclat, 2005.

[18] Dans Michel Abitbol, Histoire des Juifs de la Genèse à nos jours, Paris, Perrin, 2013.

[19] Dans son ouvrage, Under Crescent and Cross: The Jews in the Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1994.

[20] Joseph Perez, « Chrétiens, Juifs et Musulmans en Espagne : le mythe de la tolérance religieuse (VIIIe – XVe siècle) [archive] », n° 137, L’Histoire, 1990

[21] . Les souverains Ottomans préfèrent  des étrangers qui leur devaient  tout (en réalité leur existence) qu’ils pouvaient  manipuler davantage que des autochtones  (nombreux démographiquement) et pouvant  contester leur pouvoir. Il en a été ainsi en Algérie avec Les Juifs, les chorfas et plus tard les convertis venus de tout le pourtour méditerranéen  connus sous le nom de Turcs de profession.

[22] Gilles Veinstein, Salonique, 1850-1918,  La « ville des Juifs» et le réveil des Balkans, éd. Autrement, Paris, 1992

[23] Juif ou descendant de juif d’Espagne ou du Portugal, converti au christianisme, mais resté secrètement fidèle aux croyances et aux pratiques juives.

[24] F. Abécassis et F. F Faü, « Les Juifs dans le monde musulman à l’âge des nations (1840-1945) », Les Juifs dans l’histoire, direction. A. Germa, B. Lellouch, E. Patlagean, Champ Vallon, 2011,

[25] Yosef Tobi, « Les Juifs du Yémen », Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, dir. Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013

[26] Yosef Tobi, “Les Juifs du Yémen”, Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, dir. Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013, p. 250

[27] Véronique Lemberg, « Le passé juif en terre d’islam [archive] », sur CCLJ – Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind, 9 décembre 2010

 

 

 

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