Émigrer en France ou en Europe, dans des conditions souvent extrêmes, n’est pas forcément l’apanage de jeunes hommes ou femmes rêvant de richesse et d’une vie facile qui va avec. C’est avant tout le seul recours qu’ont les familles pauvres pour espérer une vie meilleure. C’est pourquoi le désespoir est encore plus grand quand « l’impétrant » est de retour sans avoir vu les côtes européennes.
Correspondance à Abidjan, Bati Abouè
Un reportage de France 24 intitulé « Les maudits : entre honte et espoir, les anciens immigrés de retour en Côte d’Ivoire » jette une lumière crue sur la vie des migrants qui sont revenus chez eux après avoir affronté les violences d’un parcours inhumain au cours duquel ils ont été livrés à tous les excès : le désert, les passeurs et leur inhumanité, les forces de l’ordre, la séquestration, bref la vie dans ce qu’elle peut avoir de plus extrême. Mais comble d’ironie, ils doivent assumer la honte d’avoir échoué et beaucoup d’entre eux sont rejetés par leurs familles.
C’est le cas de Jeanne D’arc Zagoré qui est revenue sans rien en Côte d’Ivoire après avoir vécu sept ans en Tunisie où elle a été séquestrée et vendue comme esclave à une famille Tunisienne. Au lieu de saluer son retour comme un bienheureux sauvetage, l’entourage immédiat de cette jeune femme de deux enfants l’a éconduite de la maison familiale. Depuis, son combat pour sa réintégration sociale s’apparente à un moyen de faire reconnaître son humanité à sa famille où seule sa mère ne l’a pas rejetée. « Malheureusement pour moi comme pour beaucoup d’immigrés qui ont dû retourner au pays, ça n’a pas été facile. J’espérais de la chaleur en rentrant chez moi. Malheureusement, j’eus droit à un accueil froid et personne ne m’a demandé dans quelles conditions j’ai vécu. Ma famille ne voulait pas savoir ; d’ailleurs personne ne me parlait », dit-elle au confrère de France 24.
L’espoir de prospérité
Jeanne D’arc Zagoré vit désormais dans un quartier périphérique d’Abidjan où elle tient un boui-boui pour nourrir les maçons qui y construisent de nouvelles maisons. Comme elle, ceux qui sont revenus dans les mêmes conditions vivent dans la honte de ne pas avoir tout mis en jeu pour atteindre leurs objectifs et sauver, en arrière-plan, une famille qui comptait sur eux pour s’arracher à la pauvreté. Car si l’immigration clandestine reste encore prisée en dépit des dangers de mort que rencontrent la plupart de ceux qui se risquent sur ce chemin, c’est parce que, dans la grande majorité des cas, le jeune homme ou la jeune fille se voit forcée de se sacrifier pour sauver sa famille de la pauvreté. Et comme qui ne risque rien n’a rien, les familles n’hésitent pas à encourager leurs progénitures à faire comme ceux qui ont réussi à immigrer en Italie ou en France malgré les dangers et les risques de mourir noyés.
Un déguerpi des dernières opérations de démolissement des quartiers à Abidjan dit avoir encouragé son garçon à faire comme les jeunes de son âge. « La mort d’accord, mais ce que nous vivons est aussi comparable à la mort », dit-il, furieux de s’être retrouvé lui et sa famille sans toit. Le gouvernement l’a dédommagé à hauteur de 3 millions FCFA pour la destruction de la maison qu’il habitait avec sa famille. « Ils nous ont donné quarante-huit heures et comme nous n’étions pas encore partis, ils sont venus et ont tout cassé. Qu’est-ce que je peux faire avec trois millions ? Ils ne peuvent pas acheter un petit bout de terre à Abidjan ». Alors, cet homme qui s’appuie sur une canne pour marcher a encouragé son fils à partir. Peut-être lui a-t-il donné cet argent pour payer son transport !
Emigrer, un investissement
Ainsi, devant l’hostilité de la famille ou des amis, le seul rêve des migrants qui sont revenus est de repartir aussitôt. Lanciné Bamba, enseignant-chercheur à la tête d’une fondation italienne chargée des questions de migration, explique que l’exclusion des anciens migrants par leurs familles est compréhensible parce que l’immigration est souvent un investissement pour les familles. « Tous ces jeunes qui se jettent sur la route de l’immigration constituent des investissements pour leurs familles. Ils représentent des placements de capitaux pour leurs familles ». L’échec devient donc un mauvais placement et il ne faut donc pas s’attendre à ce que le candidat immigré soit bien accueilli lorsqu’il rebrousse chemin, explique-t-il. Cela dit, la plupart ne résistent pas à repartir en raison du manque d’emploi, des conditions de vie difficiles d’année en année et des promesses de réinsertion jamais tenues. Les migrants qui sont de retour en Côte d’Ivoire disent avoir rempli toutes sortes de formulaires mais qu’en retour les aides promises par le gouvernement ivoirien ne leur ont jamais été octroyées. Sur 120 personnes, assure Marc Zadi, seules 3 personnes ont obtenu le financement du gouvernement. Le reste attend toujours. « On est livrés à nous-mêmes », explique-t-il, en colère.
Il en est de même de Marie Godo Kouadja qui a passé 10 ans en Tunisie avant de retourner en Côte d’Ivoire. Elle affirme que beaucoup d’anciens migrants ont dû repartir ou se préparent à retourner « parce qu’il n’y a rien » pour eux dans le pays. Pour elle, sensibiliser les candidats à l’immigration clandestine sur les risques mortels qu’elle comporte n’est pas la solution. Parce que ces gens se considèrent déjà comme morts, assure-t-elle.
Le gouvernement nie en bloc
Les deux principales places fortes de l’immigration sont Abidjan et Daloa. Chaque semaine, des convois partent de ces deux villes en direction des grandes routes migratoires qui traversent le Sahel. Pour ralentir leur rythme, des organisations non gouvernementales créées par d’anciens migrants ayant eu une douloureuse expérience de l’immigration clandestine tentent de décourager les candidats en les sensibilisant. Mais pour l’un de ses responsables, mieux vaut insérer rapidement ces anciens migrants dès leur retour au lieu de leur promettre des financements. Car « s’ils ont un travail, de nouveaux amis, ils pourront oublier les traumatismes subis après leurs échecs ».
En 2023, 14.000 Ivoiriens ont atterri sur les côtes de l’île italienne de Lampedusa. En revanche, nul ne connaît le nombre de ceux qui ont tenté leurs chances et qui sont restés coincés dans le désert en Libye, en Algérie ou en Tunisie. Mais le gouvernement refuse de percevoir l’immigration des jeunes comme un échec de sa politique de réinsertion sociale. Car pour Gaoussou Karamoko, chargé des Ivoiriens de l’étranger au ministère des Affaires Etrangères, ce ne sont pas les problèmes économiques qui poussent les jeunes Ivoiriens sur la route de l’immigration clandestine. Mais la perspective de vite s’enrichir et d’être perçus comme ceux qui viennent d’Europe, tranche-t-il. Les candidats à l’immigration clandestine sont pourtant obligés d’enchaîner plusieurs petits boulots et économiser pendant des années en se privant de tout pour trouver l’argent nécessaire à leur projet.