Cela fait déjà des années qu’en Europe et en Amérique, on se pose l’angoissante question, face à l’inexorable baisse des ventes d’une presse écrite quotidienne « cannibalisée » par la numérique : en quelle année sortira donc des presses le dernier journal papier ?
Chute libre
La question vaut aussi pour l’Afrique, où ce problème à la fois socio-politique et économique est généralement mal documenté, les données disponibles étant rares. La Côte d’Ivoire, où le Conseil national de la presse (CNP) publie tous les trimestres les chiffres de vente des journaux, est en quelque sorte une exception. Pour la petite histoire, ces publications périodiques tirent leur origine d’une transgression : en 2003, alors qu’il dirige le quotidien public Fraternité-Matin, actionnaire minoritaire de la société de distribution Edipresse, le journaliste Honorat De Yédagne rend publiques les données qui jusque-là circulaient sous le manteau. Une partie de la profession s’indigne mais une tradition s’instaure.
Les premiers chiffres officiellement diffusés datent du premier trimestre 2005. Et il faut les regarder et les analyser pour prendre la mesure de l’incroyable dégringolade de la diffusion de la presse quotidienne en Côte d’Ivoire, où la parole des journaux a souvent été considérée comme centrale dans le débat politique, au point qu’ils ont été montrés du doigt comme ceux qui exacerbaient les conflits durant la longue crise politique que le pays a connue dès 1999.
On observe globalement une baisse de la diffusion de la presse quotidienne ivoirienne de près de 63% en dix ans. Durant les trois premiers mois de 2005, il s’est vendu sur le territoire ivoirien 6 986 047 exemplaires de journaux. Au troisième trimestre 2015, il s’en est vendu 2 628 180. Une véritable hécatombe. La profession s’interroge encore trop peu sur les raisons de cette berezina. Mais en se fondant sur des données chiffrées, on peut en avancer quelques-unes.
La révolution Internet
En Côte d’Ivoire, la RTI, média d’Etat à la dévotion du pouvoir, a toujours le monopole de l’audiovisuel grand public. Et la presse écrite, plurielle et parfois excessive, a longtemps été une sorte de respiration pluraliste dans cette atmosphère d’unanimisme fabriqué. Plus que l’arrivée d’Internet, c’est l’irruption de l’Internet mobile et des smartphones dotés de la technologie 3G, qui a démocratisé l’accès au « réseau des réseaux », à l’information en continu et à une pluralité de sources, ôtant ainsi à la presse privée une part de sa valeur ajoutée exclusive. En avril dernier, Mamadou Bamba, patron de Côte d’Ivoire Telecom, révélait qu’il y avait 1,7 millions d’utilisateurs de Facebook dans le pays, soit le double de ce qui était comptabilisé il y a deux ans. L’activité névrotique des Ivoiriens sur le réseau social venu des Etats-Unis montre en tout cas que leur « temps de cerveau disponible » est dorénavant occupé à autre chose que la lecture de la presse.
La question du contenu
Après avoir plébiscité par leur comportement d’achat les titres les plus accrocheurs, les plus survendus et les plus partisans, les lecteurs ivoiriens semblent désormais sanctionner davantage la presse qui leur semble la plus partisane. La presse « à couleurs », c’est-à-dire proche des différents camps en présence dans le pays, est celle qui dégringole le plus rapidement. Entre le premier trimestre 2005 et le troisième trimestre 2015, la presse « verte », c’est-à-dire proche de la coalition au pouvoir, le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), a perdu 71,2% de ses lecteurs.
Alors que ses dirigeants, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara, étaient dans l’opposition, début 2005, les journaux qui étaient sensibles à leur discours vendaient 1 783 494 exemplaires. Au second trimestre 2015, ils en étaient à 505 023 ventes. La « presse bleue », proche de l’actuelle opposition s’en sort à peine mieux. Elle est passée de 1 783 494 ventes au premier trimestre 2005, à 682 317 exemplaires écoulés au second trimestre 2015. Au troisième trimestre, le plus lu des journaux bleus, « Le Temps », est passée de la troisième à la quatrième place sur le podium des meilleures ventes, cédant la presse à « L’Inter », quotidien appartenant au groupe Olympe, fondé par l’industriel Ivoiro-Libanais Nady Rayess, aujourd’hui décédé. A la deuxième place, tout juste derrière l’historique Fraternité-Matin, « Soir Info », appartenant au même propriétaire. La particularité de la « presse Olympe » ? Elle joue plus ou moins la carte de la neutralité, et n’affiche pas d’ancrage idéologique. C’est elle qui décroît le moins vite. Elle ne perd que (sic !) la moitié de ses lecteurs, quand même le quotidien d’Etat, « Frat Mat », a perdu plus de 60% de ses lecteurs, en dépit du fait qu’il monopolise les avis d’appels d’offres, les publications judiciaires et le gros des annonces nécrologiques.
Les Ivoiriens désirent-ils désormais une presse plus indépendante, affranchie des obédiences politiques ? Peut-être. Les derniers chiffres du Conseil national de la presse (CNP) laissaient apparaître une érosion du lectorat du bi-hebdomadaire « L’Eléphant Déchaîné », qui creusait jusque-là avec beaucoup de bonheur le sillon du journalisme d’investigation.
L’augmentation des prix, une décision catastrophique
Un phénomène a accéléré la chute dans les profondeurs de la presse quotidienne ivoirienne. C’est l’augmentation du prix des journaux, passés de 200 FCFA à 300 FCFA pour les quotidiens, et de 300FCFA à 500 FCFA pour les périodiques (1 euro = 655, 957 FCFA) décidée en avril 2014 par le Groupement des éditeurs de presse de Côte d’Ivoire (GEPCI), branche spécialisée du patronat.
Quelques exemples. Fraternité-Matin vendait 790 144 exemplaires au premier trimestre 2014. Au troisième trimestre 2015, il écoulait 495 230 exemplaires. Soit une baisse de 37%. L’effet de la mesure sur les journaux « bleus », proches de l’opposition et lus par un public plutôt composé d’employés et de petits fonctionnaires, a été encore plus marqué. Ils ont perdu 50% de leurs lecteurs depuis l’entrée en vigueur des nouveaux prix des journaux.
Et maintenant ?
Le plus urgent pour la presse ivoirienne est de revoir sa politique de prix. Pas loin, au Sénégal, des journaux à 100 FCFA se sont créés en 2000 à côté de la presse classique à 200FCFA, et ont conquis un nouveau public. Les patrons de presse ivoiriens seraient bien inspirés de tourner leurs regards vers les expériences de pays émergents comme l’Inde, où une presse qui joue sur la proximité, est souvent écrite dans les langues vernaculaires et coûte généralement moins de 10 centimes d’euros l’exemplaire. En Afrique du Sud, où les ventes des journaux baissent, deux journaux ne connaissent pas la crise : Isolezwe, quotidien en zoulou, qui bénéficie d’une certaine « affection » de la part de ses lecteurs ; et Cape Argus, très centré sur l’actualité locale de la ville du Cap. Il n’est pas fou d’imaginer que des journaux à bas prix, centrés sur l’actualité de proximité des grandes villes ou des régions, ont leur place sur le marché ivoirien.
Par ailleurs, les dirigeants de la presse écrite ivoirienne gagneraient à s’engager avec plus de volonté dans la transition numérique pour gagner sur le web, les réseaux sociaux et les applications ce qu’ils perdent côté papier. En Côte d’Ivoire, aucun quotidien n’a de site Internet digne de ce nom. Les différents agrégateurs qui émergent (abidjan.net, connectionivoirienne.net, koaci.com, etc…) sont des pure players n’ayant rien à voir avec les entreprises de presse traditionnelles. Une situation d’autant plus difficile à admettre que, jusqu’à présent, les contenus proviennent majoritairement des journaux, qui subissent régulièrement un pillage en règle de leur production.