Le 11 août dernier, ils sont plusieurs dizaines de journalistes et communicants massés dans une pièce d’un immeuble situé à quelques pas de l’Assemblée nationale. Le prétexte, c’est une conférence de presse consacrée aux festivités des 61 ans de l’accession de la République centrafricaine à l’indépendance. Mais, dans les discussions, il n’est question que de la France, ce partenaire historique devenu « gênant ». Ce partenaire cible aujourd’hui du soft power russe et d’une propagande anti-occidentale. Celle-ci est véhiculée par deux médias financés par des fonds russes et réputés très favorables à la politique de la Russie en Centrafrique : « Lengo Songo », en français « cohésion sociale », et « Ndjoni Sango » («bonne nouvelle »). Le premier est une station de radio employant un peu plus d’une vingtaine de journalistes, couvrant 60 % du territoire centrafricain et doté d’une forte audience. Le second est un site d’informations en ligne et en version papier. Dans ce pays où l’on compte moins de cinq sites d’information, « Ndjoni Sango » est très suivi par les Centrafricains et très actif sur Facebook.
Intervention militaire
Jusqu’en 2013, année de la plus grande crise politico-sécuritaire qu’a connue la Centrafrique, la France était encore très influente. L’ancienne puissance coloniale était impliquée, à de nombreux niveaux, dans les affaires politiques, diplomatiques, économiques, culturelles et militaires du pays. Elle avait toujours son mot à dire dans le choix des dirigeants centrafricains. Une mise sous tutelle qui ne soulevait pas de fortes récriminations, mais que conteste l’ambassadeur de France en Centrafrique, Jean-Marc Grosgurin : « Le partenariat que la France propose à la Centrafrique vise à s’attaquer aux racines de la crise centrafricaine, notamment la faiblesse du système éducatif, la mauvaise gouvernance, l’absence de services publics sur une grande partie du territoire et le manque d’investissements dans les infrastructures. ».
En décembre 2013, alors que la RCA se trouvait en pleine crise politico-sécuritaire, avec des relents intercommunautaires, la France a décidé de l’envoi de ses troupes. C’est alors qu’est née l’opération Sangaris, dans le but de contrer la dimension interconfessionnelle que prenait le conflit. En effet, suite au renversement de l’ancien président François Bozizé par la nébuleuse Séléka, un groupe armé hétéroclite regroupant des opposants au pouvoir, la Centrafrique avait fait face à une spirale de violences entre chrétiens et musulmans. À cette époque, pour beaucoup de Centrafricains, la France était le « sauveur ». De fait, sans cet appui militaire étranger, la Centrafrique aurait pu sombrer dans le génocide.u
« Un abandon »
Cependant, en dépit de l’aide militaire française, les défis sécuritaires ne cessèrent de se multiplier. L’aspect urbain des différentes attaques a rendu difficile la sécurisation du pays. Et, face à la persistance du conflit, les autorités centrafricaines demandèrent l’appui militaire des Nations Unies. C’est ainsi qu’est née, le 10 avril 2014, la Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation de la Centrafrique (MINUSCA). Peu avant le déploiement des forces de l’ONU, la France estima alors que sa mission tirait à sa fin et elle décida du retrait définitif de ses troupes. Un choix mal perçu par les Centrafricains qui y virent un « abandon » en pleine crise. Forte de sa présence sur le terrain depuis plusieurs mois, l’armée française disposait d’une bonne connaissance des zones de tension dans le pays et des stratégies à mettre en place. Ce qui n’allait pas être le cas des forces de l’ONU qui devaient commencer par établir un diagnostic de la situation sécuritaire du pays avant de passer à l’action.
Dès lors, se développèrent des théories du complot présentant la France comme l’« instigatrice des conflits en Centrafrique et une « mauvaise alliée ». Ce n’était que le début d’un divorce profond… Le retour à l’ordre constitutionnel et la stabilité du pays se feront attendre. Les nouvelles autorités du pays seront chaque jour confrontées aux tentatives de déstabilisation des institutions de la République, alors que plus de 80 % du territoire national étaient placés sous le joug des groupes armés. La paix n’étant pas encore établie, les forces de l’ONU se trouvaient dans l’impossibilité de la maintenir.
Influence russe
Profitant de cette instabilité en Centrafrique, la Russie se servit de l’influence de quelques organisations de la société civile. Et, notamment, de la Galaxie Nationale, une coordination dirigée par Didacien-Blaise Kossimatchi, un enseignant-chercheur à l’université de Bangui, proche de l’ancien président Bozizé. Le septuagénaire a recours à tous les supports pour se faire entendre : communiqués de presse, radio et télévision nationale… Après la chute de Bozizé, Kossimatchi est revenu, contre toute attente, dans les sphères du pouvoir aux côtés de l’actuel chef de l’État centrafricain, Faustin-Archange Touadéra. Il va fonder, sous le magistère de ce dernier, la plateforme dénommée Talita Koum, laquelle défend la « vision politique » de l’actuel régime. On le retrouve sur tous les fronts des campagnes de désinformation visant la France et les autres partenaires du pays. Kossimatchi a ses entrées dans les médias d’État et aussi au sein d’organes de presse acquis à la cause du régime en place.
Le 12 mai dernier, une forte mobilisation de la plateforme de la société civile Galaxie Nationale a eu lieu à Bangui pour exiger le départ de la Minusca et de Radio France Internationale (RFI). Le mot d’ordre était celui-ci : « Exigeons le départ sans condition de Monsieur Mankeur Ndiaye (chef de la MINUSCA, ndlr) et des forces de la MINUSCA du territoire centrafricain pour haute trahison de la charte des Nations Unies, immixtion dans les affaires internes centrafricaines et pour leur collaboration directe avec les groupes armés. ». En outre, les manifestants s’en prirent à RFI, « un outil de propagande de la France à travers ses tapages médiatique grotesques, truffés de mensonges, orchestrés dans le but visible de ternir l’image de la République centrafricaine et ses alliés auprès de l’opinion nationale et internationale. ».
Bras de fer
Un peu plus tard, le 30 juin 2021, la plateforme Galaxie Nationale a annoncé la fin de la « trêve » avec la Minusca et la France. Pour marquer cet évènement, la plateforme projetait un concert de casseroles devant l’ambassade de France à Bangui, le 14 juillet.
Une action finalement annulée au dernier moment. Malgré les incessants appels à la manifestation populaire lancés par Kossimatchi, la population ne descendra pas dans la rue. Était-ce une prise de conscience réelle de la part de la population ou simplement que les habitants de Bangui ne se reconnaissaient plus dans ces appels à la haine ? Difficile de le dire avec précision. Toujours est-il que les diatribes de Kossimatchi ne laissent pas d’étonner en raison de leur incohérence. D’un côté, l’homme demande la « révision des accords entre la RCA et la France », de l’autre, il appelle à la « rupture de la coopération diplomatique » entre les deux pays. Comprenne qui pourra !
Interrogée au sujet du bras de fer diplomatique entre les deux puissances, l’ambassadeur de France en Centrafrique botte en touche en dressant la liste des initiatives de la France : « Il s’agit d’un partenariat respectueux de la souveraineté du pays, et donc de la responsabilité première de ses autorités et de ses citoyens. Nous ne prétendons pas apporter de solutions toutes faites ou relever le pays à la place des Centrafricains, mais nous voulons leur donner les moyens de se développer par eux-mêmes. Ces dernières années, la France a ainsi formé des milliers de militaires, gendarmes, policiers et sapeurs-pompiers, 200 fonctionnaires, des magistrats, des dizaines de professeurs, des médecins, des journalistes, des artistes… Ces résultats sont tangibles et constituent la meilleure réponse à la désinformation. »
Les relations franco-centrafricaines ont beaucoup changé avec l’avènement de ces médias relayeurs du «complot français».
Quant au chargé d’affaires de l’ambassade de Russie à Bangui, Lekhov Konstantin, il dément toute hostilité entre son pays et la France en Centrafrique. Pour le diplomate, « la RCA est un pays qui a besoin d’appuis multiformes de tous ses pays amis et partenaires historiques ». Bangui affirme de son côté ne pas être concernée par la rivalité entre les deux puissances : « Le conflit entre la France et la Russie ne nous regarde pas », avait déclaré Sylvie Baipo-Temon, cheffe de la diplomatie centrafricaine, dans une interview accordée à Jeune Afrique, le 11 juin dernier.
Manipulation
Pendant ce temps, les entreprises de désinformation continuent d’être alimentées afin de discréditer davantage l’ancienne puissance coloniale. « L’influence russe est réelle dans ce pays, affirme le journaliste politique centrafricain Wilson Ngassan. Elle se fait beaucoup sur Facebook, ce réseau social très utilisé par les Centrafricains. Des fake news sont régulièrement conçues pour contrer l’action des partenaires des pays autres que la Russie. Les Russes surfent sur la méconnaissance de la situation de la population. Et les infox qu’ils distillent via leurs différents réseaux fonctionnent à merveille, même si, dans le fond, l’on sait tous que c’est de la manipulation. »
Au regard de ces campagnes déplorées par l’Élysée, Emmanuel Macron a décidé, le 7 juin, la suspension de l’aide budgétaire et militaire de la France au profit de la Centrafrique. Le président français avait dit à son homologue centrafricain, lors d’un échange téléphonique le 1er juin, qu’il était « l’otage du groupe paramilitaire russe Wagner », présent dans différentes zones de conflits à travers le monde, et que le France se montrait très préoccupée par l’actualité de la Centrafrique. Pourtant, pour Félix Moloua, ministre centrafricain du Plan et de la Coopération, « la relation entre la France et la RCA est toujours au beau fixe ».
Profitant de cette instabilité en Centrafrique, la Russie se servit de l’influence de quelques organisations de la société civile
Les femmes et hommes de culture centrafricains, pour leur part, ne se nourrissent pas de reproches à l’égard de la France. Pour eux, celle-ci s’est toujours tenue au chevet des artistes et intellectuels centrafricains : « Nous sommes conscients des remous qui existent, mais il faut dire qu’au-delà de tout, la France demeure le premier partenaire de la culture centrafricaine, témoigne Grace-à-dieu Toussounou alias GAD, poète-slameur. Grâce à l’Alliance française de Bangui, beaucoup d’hommes de culture centrafricains voyagent à travers le monde et promeuvent leur art, ce qui se fait difficilement avec le ministère des Arts, de la Culture et du Tourisme centrafricain. »
À vrai dire, pour beaucoup de Centrafricains, ces opérations de désinformation visant la France seraient dues à une forme de lassitude. Une lassitude et une déception de constater que 60 ans de coopération n’ont toujours pas conduit la Centrafrique à l’émergence. Selon Paul Crescent Béninga, chercheur et figure de la société civile, « cette coopération doit être rediscutée en toute sincérité, en tenant compte des défis de l’heure, pour qu’elle soit profitable aux nouvelles générations ». Mais de qui viendra cette initiative de réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays amis ? La France a fait un geste de bonne volonté en envoyant à Bangui, en septembre dernier, Sylvain Itté, ambassadeur pour la diplomatie publique en Afrique. Le diplomate a annoncé vouloir « engager un dialogue constructif avec la Centrafrique », tout en déclarant que la clé du renouveau de la coopération se trouve en Centrafrique. Reste à savoir si les autorités centrafricaines auront envie de saisir cette main tendue.