Bruxelles, dimanche 8 septembre. Invité sur le plateau de RTL-TVI, première chaîne privée francophone de Belgique, l’animateur Pascal Vrebos présente une émission sur le thème du moment en Europe, l’accueil des réfugiés syriens. Par ailleurs professeur d’éducation aux médias à l’Université Libre de Bruxelles, Pascal Vrebros annonce froidement à propos de la perception des réfugiés par les pays du Golfe que le Qatar a déclaré: « on ne les accueille pas, on a assez d’esclaves comme ça.» Personne ne conteste et l’information se propage dans le monde, la chaîne de télévision belge ayant une audience conséquente à l’international.
Une blague à la base.
La source ? Il faut aller à Alger, terre d’humour, et faire un tour du côté d’El Manchar (« la scie » en Algérien), petit journal satirique en ligne tenu par un petit groupe et qui n’a que quelques mois d’existence. L’idée, s’amuser à jeter sur le Net des blagues transmises via les réseaux sociaux et El Manchar n’en n’est pas à son premier coup. Si l’animateur Pascal Vrebros a été membre du Conseil supérieur de la justice et a animé une revue de presse sur RTL, son imprudence est étonnante. A moins qu’il ne se soit agi pour lui de démontrer que les Européens sont plus généreux qie les Arabes. Or la Jordanie a accueilli près d’un million de réfugiés syriens. D’une manière générale, les Syriens fuyant la guerre ont trouvé plus de places au Sud qu’au Nord, Turquie, Liban, Algérie, Tunisie et Egypte.
Mais l’animateur belge n’est pas la première victime, explique Nazim Baya, fondateur et rédacteur du site, 31 ans et pharmacien de profession : « La blague de cet homme qui découvre le visage de sa femme sans maquillage au lendemain de leur nuit de noce et l’attaque en justice pour faux et usage de faux, a été reprise par tout le monde, le Daily Mirror, Huffington Post, Yahoo News et même des télévisions américaines ». El Manchar a comptabilisé 81 reprises sur ce sujet dans la presse anglophone. Autre histoire à dormir debout, « Saïd Sadi, [opposant laïc algérien] qui demande au ministre des affaires religieuses de raccourcir la durée du ramadan à 15 jours [le jeûne musulman est fixé à un mois lunaire], c’est aussitôt repris par des journaux algériens comme Al Youm, des journaux marocains et tunisiens et même par MBC, une grosse chaîne de télévision à capitaux saoudiens émettant de Londres. »
La chaîne de commandement
De la source au consommateur, comment fonctionne un hoax de ce type ? Tout part d’El Manchar, puis de FaceBook, où de là, en fonction du sujet et de l’intérêt de l’internaute, la blague est diffusée et quand elle est reprise sans la mention « El Manchar », prend une tournure sérieuse. Ensuite, la majorité des nouveaux sites d’information sur le Net ne fonctionnant qu’avec des reprises d’autres articles circulant sur la Toile, elle devient affirmative et de là, prend vie en changeant de nature. La vitesse de l’information est telle qu’elle ne permet pas de prendre son temps pour vérifier la crédibilité d’une nouvelle et l’on passe rapidement à la suivante, même si la première s’avère fausse par la suite. C’est ce qu’ont bien compris les médias mainstream qui balancent des informations non vérifiées pour créditer une vision, voire organisent des campagnes médiatiques qui seront démenties plus tard mais trop tard.
Pour Nazim, c’est plus simple : « des sites s’approprient ce qu’ils transforment en information sans nous citer pour faire croire qu’elle vient d’eux. Du coup, la nouvelle devient officielle. » Si devant cet étrange succès, l’équipe d’El Manchar s’est étoffée (ils sont 5 aujourd’hui), Nazim a un sentiment mitigé, entre perversion, amusement et constat d’un poids étonnant sur la sphère informationnelle : « Moi ça me fait rire mais il faut bien comprendre que des journalistes reprennent mes posts en sachant que ce n’est pas vrai mais les utilisent pour créditer une opinion tendancieuse, des fois, nous sommes les idiots utiles de telle ou telle autre cause. » Exemple, El Bilad (TV et journal algérien), média à scandale, a repris par deux fois des blagues d’El Manchar en les faisant passer pour des infos. Tout en admettant que « ça m’amuse énormément », Nazim avoue que « ça me gêne un peu, oui, mais je me console en me disant que ces repreneurs s’insultent eux même en faisant voir leur vrai visage de journaleux peu professionnels, jetant le discrédit sur eux même. » Si beaucoup de lecteurs et d’internautes se font avoir, d’autres, plus sérieux, avertissent régulièrement les accros à FaceBook que ce n’est pas une information mais une blague.
Mais c’est souvent trop tard, le choix des thèmes sur lesquels surfent Nazim et son équipe, l’immigration, l’islamisme et le terrorisme, offrant une caisse de résonnance à la paranoïa, l’islamophobie et les préjugés. Toute information étant aujourd’hui suspecte, on ne croit que ce qu’on veut bien croire.
Avec des scies, on refait le monde.
Petit retour en arrière. A l’ouverture du champ de l’information au privé en Algérie, consécutivement aux émeutes d’octobre 1988, des journaux apparaissent, généralistes, culturels ou sportifs, et même satiriques à l’image d’El Manchar, sorti en version papier bien avant la généralisation d’Internet. Le journal brocardait la classe politique et les travers des Algériens, faisait la joie des lecteurs. El Manchar a depuis disparu des étalages faute de financement suffisant de luttes entre actionnaires et Nazim, qui n’avait que 10 ans à l’époque, ne l’a pas connu. Mais le mot est resté et il a déposé le nom de domaine, « on est sur le Net, premier arrivé, premier servi. » Reprenant l’idée de la scie (« scier des gens » signifie les critiquer vertement), il lance son site en 2014 avec une devise : « avec des scies, on refait le monde. » Doublé d’une autre version en Algérien, MKD (https://www.facebook.com/mkdalgerie?fref=ts), El Manchar alterne entre des blagues qui ressemblent à des infos, « Hamadache [un petit leader islamiste d’Alger] préconise d’apprendre aux élèves garçons du primaire comment frapper leurs futures épouses selon la Sunna [tradition musulmane] » et des blagues qui sont clairement du domaine du divertissement comme « le marionnettiste officiel du président Bouteflika démissionne. »
Rigoler avant tout
Nazim Baya n’a jamais travaillé dans la presse mais a grandi dans cet océan confus d’Internet où l’on trouve tout et l’inverse et où tout est vrai jusqu’à preuve du contraire. Même le premier ministre algérien d’un autre âge, Abdelmalek Sellal, s’est vu obligé d’intervenir quand une chaîne de télévision et le quotidien à fort tirage El Nahar ont repris une blague d’El Manchar annonçant que l’Etat a débloqué des prêts ANSEJ (un dispositif étatique pour l’aide aux micro-entreprises en direction des jeunes) afin que les jeunes puissent utiliser cet argent pour se marier. Grosse blague mais qui est passée.
Nazim rappelle qu’il y a eu aussi « l’interdiction totale de la mini-jupe en Algérie », relayée par le site d’extrême droite français Dreuz.info. « Si nous avons eu droit à un démenti sur Métro News et sur France info », précise Nazim, « là tu sens que des fois tu peux être relayé à dessein juste pour nuire. » La responsabilité ? « Aucune, c’est clair, à la base c’est de l’humour, il est bien mentionné que c’est un journal satirique. » Quelques dernières pour la route : « un imam autorise les hommes dont les femmes sont moches à consommer du cannabis » ou « le Qatar va racheter la dette française en échange de la cession des banlieues à majorité musulmane. »
Si pour Nazim, il s’agit surtout de « rigoler et de se moquer de nous-mêmes en tant que gens du Sud », pour certains médias du Nord, friands d’informations venant du Sud, il s’agit souvent de corroborer une vision ou conforter un fantasme. Avec des scies, on défait le monde.