Le 2 juillet 1869 Arthur Rimbaud âgé de 14 ans va écrire son premier grand poème intitulé «Jugurtha» pour se présenter au concours de l’académie des Ardennes. Cet éloge de l’Emir Abdelkader qui résista à l’invasion française en 1832 sera publié dans la revue académique.
Une chronique de Chérif Lounès
« Il est né dans les montagnes d’Arabie un enfant qui est grand »
La grande figure de l’Emir Abdelkader a marqué la lutte contre le colonialisme. Ce héros de la résistance algérienne désigné Émir à 24 ans a tenu en échec durant 15 années de 1832 à 1847 une des plus puissantes armées du monde au début du 19ème siècle. Mais il était aussi un lettré et un mystique de l’Islam. Il avait marqué son temps et impressionné un grand nombre de gens durant sa captivité abusive en France en violation de l’accord donné quand il avait décidé de lui même de cesser le combat fin 1847.
L’Emir, nouveau Jugurtha
L’aura de l’Emir Abdelkader est telle à son époque qu’elle touchera favorablement l’opinion publique française dans son ensemble et influencera le jeune Arthur Rimbaud élève au collège de Charleville. Ce dernier, adolescent de 14 ans, écrira en latin un poème en référence à l’Emir Abdelkader surnommé par Rimbaud «Le nouveau Jugurtha». C’était il y a 150 ans, exactement le 2 juillet 1869, lors d’un concours académique entre les collèges du Nord, du Pas de Calais, de l’Aisne et de la Somme . Le jeune Arthur obtiendra le premier prix du concours. Le sujet de cette composition de latin se résumait à un seul mot «Jugurtha». L’épreuve avait débutée à 6h du matin pour se terminer à 12h, les élèves étaient déjà installés à 5h30.
Selon les témoignages, après trois heures sans rien écrire le grand espoir de tout ce collège ardennais connu comme étant un petit génie qui raflait tous les premiers prix de l’établissement inquiéta le Principal qui s’approcha de Rimbaud. Des élèves dépités de ce sujet sans canevas avaient déjà quitté la salle. A la question «vous aussi?» posée par M.Desdouets, Arthur répondra «j’ai faim». On demanda au concierge de lui porter quelques tartines de pain beurrées que l’élève mangea tranquillement sans se préoccuper du ricanement des autres compétiteurs.
D’un seul trait!
Une fois rassasié et n’utilisant pas le grand dictionnaire de latin «Gradus» dont il n’eut pas besoin, Rimbaud se mit à rédiger très tardivement d’un seul trait son texte. Il le rendra peu avant midi à la surprise des surveillants de salle convaincus qu’il n’avait pas eu le temps de finir. Mais le Principal M.Desdouets, sûr des prodiges de son élève, lisant la copie s’écrira : «Nous aurons le prix, j’en suis certain!». Rimbaud a été distingué au moins deux fois à ce concours académique.
On lira ci-dessous des extraits de la production des quatre-vingt vers latins de Rimbaud publiée dans le Bulletin Officiel de l’Académie de Douai en novembre 1869. A cette date au même moment se déroulait l’inauguration du Canal de Suez en présence de l’impératrice Eugénie et de l’Emir Abdelkader invité par Ferdinand de Lesseps par reconnaissance au chef algérien qui l’avait aidé à convaincre les autorités locales à accepter ce projet grandiose qui faisait gagner 9000 km à la navigation maritime.
Rimbaud écrivit son poème en partant de la vie de combat du roi numide Jugurtha contre Rome. Il fit ensuite le parallèle avec celui mené par Abdelkader qui s’était opposé durant 15 années de 1832 à 1847 à l’armée coloniale française la plus puissante du monde à l’époque.
L’Orient, « cette patrie primitive »
Il faut savoir que le jeune Arthur lisait tout ce qui se publiait dans les journaux et gazettes dont certainement des articles d’actualités sur l’Emir et il fréquentait assidûment la bibliothèque municipale. Il était aussi attiré par l’Orient (cette «patrie primitive») du fait de l’influence de son père militaire ancien chef d’un bureau arabe en Algérie. Distingué par le Duc d’Aumale fils de Louis Philippe, le lieutenant Frédéric Rimbaud avait participé à la compagne contre Abdelkader. Nous savons que cet officier modèle était lettré, auteur d’énormes ouvrages militaires, et qu’il était un linguiste arabe confirmé comme le sera plus tard Arthur Rimbaud. Ce père militaire avait écrit une grammaire arabe et une traduction du Coran dont a eu accès Arthur dans le grenier, «enfermé à 12 ans»** comme il l’écrira, ainsi qu’à une quantité de documents français-arabes sur l’expédition de l’armée en Algérie. Certains expliquent que c’est peut être de là que viendrait l’expression d’Arthur Rimbaud : «Je, est un autre.».
Le «poète de sept ans» connaissait aussi parfaitement l’œuvre de Victor Hugo qu’il avait étudiée dont «Orientale» et les vers sur Abdelkader (Châtiments 72/73) que l’auteur des Misérables opposait à son ennemi Napoléon III. Le chef arabe est vu comme «..le sultan, … compagnon des lions roux, … farouche aux yeux calmes, … le beau soldat, le beau prêtre» alors que contrairement «Napoléon le petit», ainsi l’appelait Victor Hugo, est décrit dans ce même poème comme «L’homme louche de l’Elysée, … fourbe et traître, … au front bas et obscurci».
Pour rédiger son poème sur le sujet de Jugurtha, Arthur Rimbaud a indéniablement puisé dans ses sources familiales et scolaires pour élaborer un mélange d’histoires de Rome et de la colonisation de l’Algérie.
Extraits du poème «Jugurtha»:
Il est né dans les montagnes d’Arabies un enfant qui est grand;
Et la brise légère a dit : «Celui-là est le petit fils de Jugurtha !…»
«Peut être aurais-je fini par vaincre les cohortes ennemies…
Mais la perfidie de Bocchus… À quoi bon en rappeler davantage?
Content, j’ai quitté ma partie et les honneurs royaux, content d’avoir appliqué à Rome le soufflet du rebelle.
Mais voici un nouveau vainqueur du chef des Arabes, la France!… Toi, mon fils, si tu fléchis les destins rigoureux,
Tu seras le vengeur de la Patrie ! Peuplades soumises, aux armes !
Qu’en vos cœurs domptés revive l’antique courage !
Brandissez de nouveau vos épées ! Et, vous souvenant de Jugurtha,
Repoussez les vainqueurs ! Versez votre sang pour la partie !
Oh, que les lions arabes se lèvent pour la guerre
et déchirent de leurs dents vengeresses les bataillons ennemis !
Et toi, grandis, enfant ! Que la Fortune favorise tes efforts!
Et que le Français ne déshonore plus nos rivages arabes!…»
Références bibliographiques :
-Hedi Abdel-Jaouad, «Rimbaud et l’Algerie» 2004 Édif 2000 (Algérie)
-Alain Borer, «Rimbaud d’Arabie» 1991 Edition du Seuil
-différentes biographies sur la vie d’Arthur Rimbaud