Lors d’un colloque passionnant organisé, le 5 octobre, au collège catholique des Bernardins sur la vie de Jacques Berque, la pensée de l’ancien professeur au Collège de France a été totalement dénaturée par un ancien ambassadeur de France en Israel.
Le 5 octobre, un public nombreux est venu participer à un colloque sur Jacques Berque (1910-1995) organisé au collège des Bernardins. Les participants se sont déplacés en nombre à cause de l’impression de censure de l’oeuvre du grand arabisant par des néo-orientalistes, des islamologues auto-proclamés et des orateurs musulmans en mal de médiatisation. Ainsi la citation du nom de Berque a été soigneusement évitée dans les discours prononcés à la leçon inaugurale d’une chaire au Collège de France sur les manuscrits du Coran, où furent mentionnées toutes les chaires d’arabe depuis Guillaume Postel.
Il y a eu pire. Grisée par les soutiens politiques qui en firent la bénéficiaire du détournement du projet d’Ecole des Hautes Etudes de l’Islam présenté par Chevènement en 1998, la directrice de l’ISSMM croyait pouvoir améliorer sa valeur scientifique en critiquant Berque, à qui elle reproche surtout ses écrits favorables aux Palestiniens.
L’émission « islamique » elle-même, qui doit sa création en 1983 à Berque en contact à l’époque avec Mitterrand, a laissé un éditeur l’accuser de « radicalisme » au motif qu’il avait prévu l’échec des accords d’Oslo.
« Il reste un avenir »
A l’ouverture du colloque, Charles Saint Prot a lu un message chaleureux adressé par Chevènement, en tant que président de la nouvelle Fondation des œuvres de l’Islam qui cherche à prévenir les radicalisations en faisant connaître les grandes figures de l’Islam en France et les islamologues dont l’œuvre peut être utile pour l’éducation musulmane.
Jean Sur et Mustafa Chérif qui, pour avoir connu Berque de près, sont des familiers de son œuvre, ont rappelé les grands axes de sa pensée et ses prises de position en faveur d’ « une cause jamais »-Ils paraphrasent le titre d’un ouvrage posthume regroupant des articles dont les plus anciens remontent au début de la guerre d’Algérie et les plus récents à « la guerre américaine contre l’Irak ». Les intervenants ont puisé aussi dans « Il reste un avenir », un livre paru à la fin de la vie du grand arabisant qui, malgré les difficultés de l’heure, ne perdait jamais espoir.
Thierry Rambaud de l’université Paris V a souligné l’actualité des propositions sur l’Islam en France et l’enseignement de la langue arabe. Ces propositions datent de trente ans, mais elles gardent leur pertinence surtout après la découverte, suite aux attentats de 2015, de la nécessité de remédier aux carences éducatives des organisations islamiques, des fédérations et des grandes mosquées réunies.
Controverses coraniques
Un professeur de l’université d’El Azhar a analysé les controverses suscitées par la traduction du Coran par Berque. Il nous apprend que la professeur de littérature de l’université du Caire qui avait critiqué Berque avec véhémence a commis un grand nombre d’erreurs quand elle a traduit le Coran à son tour. La traduction de Berque est sortie, en janvier 1991, en même temps que celle d’André Chouraqui qui a bénéficié d’une grande couverture médiatique. L’ancien maire-adjoint de Jérusalem s’était fait accompagné à la télévision par Mahmoud Azeb, un professeur du département d’hébreu d’El Azhar détaché en France. La présence d’Azab aux côtés de Chouraqui a fait croire que la prestigieuse université islamique l’aurait chargé d’approuver la traduction. La même semaine, un chroniqueur religieux publiait à la Une du Monde un compte rendu dithyrambique faisant état d’une approbation comparable du grand érudit musulman de Paris, Muhammad Hamidullah. Celui-ci a envoyé un démenti formel que le journal du soir n’a jamais publié. Le professeur égyptien invité au colloque sur Berque, en démentant l’approbation de la traduction de Chouraqui par El Azhar, a mis fin à une légende qui aura duré un quart de siècle !
Susceptibilités marocaines
L’enthousiasme suscité par le message de Chevènement et ces communications de qualité a été contrarié par les propos du dernier intervenant, M. Bennouna. Ce bon spécialiste marocain de droit international , qui a été directeur général de l’Institut du Monde Arabe, a provoqué des réactions hostiles. Après avoir reconnu n’avoir pas bien connu Berque, Bennouna a surtout parlé de lui-même. Sa communication improvisée aura porté sur des sujets éloignés de Berque. Il a réitéré son soutien à la revendication de l’égalité homme-femme en matière successorale, sans s’aviser que des féministes tunisiennes ont dénoncé l’usage de cet alibi féministe visant surtout à défaire l’alliance entre la Nahda tunisienne et « Nida Tounès » de Bédji Caïd Essebsi. Bennouna réagissait avec susceptibilité à la moindre objection.
Selon de bons connaisseurs du Maroc, la susceptibilité de Bennouna est à mettre en rapport avec son ancienne ambition de devenir secrétaire d’Etat aux affaires étrangères qui a été contrariée par les succès électoraux du PJD dont les chefs ne l’admettent pas comme technocrate siégeant dans leur gouvernement…
Petits arrangements signés Huntzinger
La clôture du colloque échut à Jacques Huntzinger qui n’a pas trouvé mieux que de voler au secours de son « ami » Bennouna. L’ancien chargé des relations internationales du PS, promu ambassadeur en Israël, a revendiqué une vieille « amitié » avec Berque qu’il a dû solliciter dans les années 80 pour lui emprunter quelques éléments de langage. Mais il prétend avoir continué à voir le grand arabisant après 1991.
Or, après cette date, Berque a mis fin à toute relation avec les socialistes. Ses sujets préférés étaient : la fourberie de Mitterrand, irrémédiablement atlantiste ; le recensement des crises majeures avec l’Islam provoquées par l’arrivée au pouvoir de la social-démocratie : cela va du Cartel des Gauches (qui expulsa l’émir Khaled, intensifia la guerre dans le Rif marocain et réprima en Syrie), jusqu’à la participation française à « la guerre américaine contre l’Irak », en passant par le Front populaire (qui rejeta le projet Blum-Violette proposant l’éligibilité à des catégories d’Algériens « évolués ») et l’expédition de Suez de 1956 déclenchée juste après l’acte de piraterie aérienne contre l’avion de Ben Bella et ses compagnons.
Le malaise des auditeurs qui avaient continué à voir Berque dans sa retraite de Saint-Julien-en-Born, a été aggravé quand Huntzinger voulut établir une parenté entre l’idée berquienne d’ « ensemble islamo-méditerranéen » et le défunt projet d’Union pour la Méditerranée qui permit à l’ancien ambassadeur en Israël et grand ami de l’Etat hébreu, ’être maintenu Quai d’Orsay par Sarkozy.
L’ancien ambassadeur s’est livré à une singulière réécriture de l’histoire tendant à faire de Berque une sorte de socialiste sarko-compatible…
En fait, le collège des Bernardins n’a loué une de ses salles pour la tenue du colloque Berque qu’à la condition de laisser Huntzinger le clôturer. Car l’ancien ambassadeur en israël semble chargé de promouvoir un « islamiquement correct » déduit de la singulière « islamologie » du cardinal Lustiger.
Des islamologues auto proclamés
Pour se donner une légitimité islamologique, Huntzinger a signé un livre paru aux éditions du Cerf intitulé « Initiation à l’islam ». Or, ce titre est celui d’un ouvrage archi-connu publié en 1963 et réédité une dizaine depuis par le professeur Muhammad Hamidullah, un ami de Massignon et de Berque. Le traducteur allemand de Hamidullah, la branche américaine de sa famille et des organisations musulmanes de France sont mécontents et comptent donner des suites, y compris judiciaires à ce mécontentement. C’est d’autant plus étonnant que les éditions du Cerf sont connues pour le sérieux des livres sur l’Islam publiés sous l’égide des Dominicains. L’un d’eux, le regretté père Jacques Jomier, avait pensé à publier un livre de « vulgarisation » de l’Islam. Il a renoncé à l’intituler « Initiation à l’islam » parce qu’il connaissait le livre de Hamidullah et l’importance de l’auteur musulman. Jomier a intitulé son livre « Connaissance de l’Islam ».
La légèreté de Huntzinger et des nouveaux dirigeants du Cerf en dit long sur l’empressement des « islamologues » autoproclamés qui, en voulant surtout à vendre du papier,assument le risque de porter gravement atteinte à l’image des instances religieuses dont on attendait mieux en matière de dialogue interreligieux, qui suppose plus de loyauté et de considération pour les intellectuels musulmans du niveau de Hamidullah. La méditation de l’œuvre de ce grand érudit attaché à l’orthodoxie sunnite est autrement plus utile pour la prévention des radicalisations que la lecture des islamologues auto-proclamés. Et la Fondation de l’islam présidée par Chevènement gagnerait à favoriser sa réédition.
Sadek SELLAM