3400 personnes, dont des enfants, ont été expulsés vers le Niger depuis l’Algérie en l’absence de procédures régulières
(Beyrouth, le 9 octobre 2020) – Dans au moins neuf villes au cours des dernières semaines, les autorités algériennes ont expulsé des milliers de migrants et de demandeurs d’asile vers le Niger lors de rafles en série de personnes de plusieurs nationalités, pour la plupart des Africains subsahariens, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Les forces de sécurité ont séparé des enfants de leurs familles lors d’arrestations de masse, dépouillé les adultes de leurs biens, les empêchant de contester leur expulsion et refusant de vérifier leur éligibilité au statut de réfugiés. Plusieurs dizaines de demandeurs d’asile enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) font partie des personnes arrêtées, dont plusieurs ont déjà été expulsées.
Depuis le début du mois de septembre, l’Algérie a expulsé plus de 3 400 migrants d’au moins 20 nationalités différentes vers le Niger, dont 430 enfants et 240 femmes, selon des organisations humanitaires travaillant au Niger. Cela porte le nombre de personnes expulsées sommairement vers le Niger cette année à plus de 16 000, dont un peu plus de la moitié sont des Nigériens. Les autorités algériennes ont regroupé la plupart des Nigériens à bords de camions ou de bus bondés, avant de les remettre à l’armée nigérienne, dans le cadre de convois de rapatriement « officiels » ; d’autres, dans des convois dont les passagers étaient de nationalités mixtes, ont été abandonnés en plein désert, près de la frontière.
« L’Algérie a certes le droit de protéger ses frontières, mais pas de placer en détention arbitraire et d’expulser collectivement des migrants, dont des enfants et des demandeurs d’asile, en l’absence de procédure régulière », a déclaré Lauren Seibert, chercheuse auprès de la division Droits des réfugiés et migrants de Human Rights Watch. « Avant d’expulser quiconque, les autorités devraient vérifier individuellement le statut des personnes en vertu des lois relatives à l’immigration ou à l’asile et veiller à ce que chaque demande soit examinée individuellement par les tribunaux. »
Les récentes rafles et expulsions marquent la plus forte hausse de ce type d’opérations depuis le début de la pandémie de Covid-19 en mars. Cependant, l’Algérie n’a jamais complètement cessé d’expulser des migrants vers le Niger, même après la fermeture officielle des frontières en mars, ont assuré des migrants et des travailleurs humanitaires.
Fin septembre et début octobre, Human Rights Watch s’est entretenu par téléphone avec six migrants sierra-léonais, guinéens, nigérians et ivoiriens – une femme et cinq hommes – expulsés vers le Niger en 2020 ; deux migrants détenus en Algérie ; un travailleur humanitaire qui travaille en Algérie et 10 autres au Niger qui aident les migrants expulsés d’Algérie.
Parmi les villes où des rafles ont récemment eu lieu figurent Tlemcen, Oran, Alger, Blida, Boumerdès, Tipaza, Zeralda, Sétif et Annaba. La police a appréhendé des migrants dans les rues, chez eux et sur leurs lieux de travail.
Des enfants non accompagnés et des enfants séparés de leur famille lors des rafles, dont certains étaient âgés de moins de 10 ans, ont été détenus et expulsés, selon des travailleurs humanitaires qui aident des migrants en Algérie et au Niger. « C’est incroyable qu’ils puissent procéder à l’arrestation de jeunes enfants sans même savoir où sont leurs parents », a déclaré l’un d’entre eux.
Le 1er octobre, le Ministre de l’intérieur algérien a annoncé une nouvelle opération de lutte contre la « migration clandestine », affirmant qu’elle respectait les droits humains. Le 3 octobre, l’Algérie a expulsé 705 adultes et enfants de 18 nationalités différentes vers le désert, puis a renvoyé de force 957 Nigériens à bord d’un convoi vers leur pays le 5 octobre, et enfin a expulsé 660 personnes de 17 nationalités vers le désert le 8 octobre, selon des travailleurs humanitaires au Niger.
Lors de ces rafles, des migrants et des demandeurs d’asile ont été détenus dans des postes de police, des centres de rétention et des camps. Beaucoup ont été transportés en bus vers le sud – souvent à Tamanrasset, à 1 900 kilomètres d’Alger – et y ont été retenus pendant des jours ou des semaines, puis expulsés. Alors que les convois de passagers nigériens sont liés à un accord oral bilatéral en date de 2014, il n’en va pas de même pour les expulsions massives de groupes mixtes. En 2018, le ministre de l’Intérieur du Niger a déclaré que son gouvernement avait demandé aux autorités algériennes de cesser d’expulser des ressortissants non nigériens vers leur frontière.
Six migrants ont déclaré à Human Rights Watch que les autorités algériennes les avaient déposés aux abords de la frontière sans possibilité pour eux de récupérer leurs effets personnels, de contester leur expulsion ou de consulter un avocat.
Rokia Tamara, une Ivoirienne âgée de 23 ans, a déclaré qu’elle et ses deux enfants avaient été appréhendés en juillet dans la ville de Béchar, situées dans le sud-ouest de l’Algérie, et expulsés vers le Niger trois jours plus tard. « La police est entrée de force dans notre maison, nous a attrapés ; ils n’ont pas expliqué pourquoi, ils n’ont pas demandé de documents » a-t-elle relaté. « J’ai expliqué que je me remettais d’une césarienne, mais ils m’ont prise quand même. Les enfants dormaient et ils les ont pris avec eux aussi. »
Trois des migrants interrogés ont déclaré que la police ou les gendarmes les avaient roués de coups, quand il ne s’agissait pas de leurs amis, lors des rafles ou une fois en détention. « [La police] a frappé à la porte et a commencé à nous matraquer », a raconté Abdul (un pseudonyme), un Sierra-léonais âgé de 25 ans qui vivait dans une maison habitée par des migrants. « Nous ne savions pas pourquoi, je suppose parce que nous étions des étrangers… Ils nous ont aussi passés en tabac en prison, à coups de matraques. Ils m’ont frappé dans le dos, sur les côtes, dans les jambes … Ils ont tellement maltraité tous les Africains. »
Deux migrants ont déclaré avoir vu les autorités détruire les documents d’autres migrants lors des rafles. « J’ai vu les gendarmes déchirer les documents de travail officiels de mon ami et les jeter à la poubelle », raconte un Guinéen âgé de 30 ans. « Je les ai vus déchirer le passeport de quelqu’un », a déclaré un homme âgé de 24 ans en provenance de Sierra Leone. Les six migrants ont déclaré que les autorités avaient confisqué tout ce qu’ils avaient sur eux, y compris les téléphones et leur argent, qui ne leur ont jamais été restitués.
« Il n’y avait pas d’avocat, ils parlaient juste en arabe et nous ne pouvions pas tout comprendre », a déclaré un Nigérian âgé de 44 ans. « Nous n’avons pu contacter notre ambassade ni même notre famille… Ils ont pris tout notre argent, toutes nos bonnes chaussures, nos téléphones… C’était très traumatisant. »
Human Rights Watch s’est également entretenu avec des membres d’un groupe de sept hommes yéménites, tous des demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR, qui ont été détenus dans un centre administré par le gouvernement à Dély Ibrahim, à Alger, depuis leur arrestation pour « entrée illégale » en décembre 2019. Ces individus ont déclaré craindre pour leur vie s’ils étaient contraints de retourner dans le pays d’origine, ravagé par la guerre. Human Rights Watch n’a reçu aucune réponse des autorités algériennes à une lettre du 4 septembre demandant la remise en liberté des Yéménites et l’accès à des procédures d’asile complètes et équitables.
Si les Subsahariens forment l’essentiel des personnes victimes d’expulsion collective par les autorités algériennes près de la frontière avec le Niger, certains ressortissants non africains ont subi le même sort, notamment des demandeurs d’asile yéménites, syriens et palestiniens.
Parmi les 3 400 migrants expulsés par l’Algérie entre le 5 septembre et le 8 octobre, environ 1 800 étaient des Nigériens reconduits dans leur pays d’origine dans des convois « officiels », tandis que plus de 1 600 personnes d’au moins 20 nationalités différentes, pour la plupart des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et centrale, ainsi que 23 Soudanais, deux Somaliens, deux Érythréens, deux Mauritaniens, un Pakistanais et un Libyen ont été abandonnés en plein désert à la frontière, selon des organisations humanitaires. Dans ce dernier cas, l’armée algérienne a dépouillé les migrants de presque tous leurs effets personnels, avant de les livrer à leur sort dans un lieu connu sous le nom de « Point Zéro », leur ordonnant de marcher 15 kilomètres jusqu’à Assamaka, le village le plus proche du Niger. Au Sahara, les températures peuvent atteindre jusqu’à 45 ° C pendant la journée, avant de chuter considérablement la nuit venue.
Les migrants expulsés en juillet ont décrit des expériences similaires. « Ils nous ont poussés dans le désert et nous ont laissés sur place, en disant : ‘‘Voici le chemin vers le Niger’’ », a déclaré Abdul, originaire de la Sierra Leone. « Je n’avais pas de chaussures ; j’ai marché pieds nus. Cela nous a pris cinq ou six heures. » Tamara, une Ivoirienne, a déclaré que les soldats avaient même confisqué les vêtements de bébés. « Ils nous ont dit : ‘‘Vous êtes partis de chez vous pour venir en Algérie avec rien dans la main, vous ne retournerez pas chez vous avec quelque chose en main’’ », a relaté un Ivoirien âgé de 28 ans.
Des enfants ainsi que des femmes enceintes, des malades et des blessés figurent parmi les personnes récemment expulsées, selon des travailleurs humanitaires basés au Niger. L’un d’entre eux a cité l’exemple de deux femmes enceintes transportées dans la ville d’Agadez dans un convoi de Nigériens le 3 octobre : l’une avait une jambe fracturée, l’autre a accouché peu après son arrivée.
Deux travailleurs humanitaires basés au Niger – l’un rattaché à Alarm Phone Sahara, une organisation nigérienne d’assistance aux migrants, l’autre à une organisation internationale souhaitant rester anonyme – ont constaté des blessures sur les corps des migrants à leur arrivée, lesquelles correspondent à des abus confirmés par les victimes. « À chaque vague [d’expulsions], on voit des contusions, des plaies… En Algérie [les migrants] sont traités comme des animaux », a déclaré un travailleur humanitaire, selon lequel certaines femmes auraient confié avoir été violées « par des hommes en uniforme en Algérie ».
Plusieurs migrants ont également déclaré qu’ils manquaient de nourriture et de soins médicaux adéquats pendant leur détention. « Nous dormons à jeun la plupart des nuits », a témoigné un détenu. « La gale s’est répandue parmi nous…L’un de nous est très malade et ils ne lui ont pas donné de médicaments. »
Selon certains migrants expulsés, les autorités algériennes ont pris des mesures pour empêcher la propagation du Covid-19 en prenant leur température, en portant ou en distribuant de masques, ainsi qu’en désinfectant des véhicules. Cependant, d’autres ont déclaré qu’aucune précaution n’avait été prise. Aucun n’a signalé de test de dépistage du coronavirus. En entassant des centaines de migrants ensemble, en leur refusant l’accès à des soins médicaux adéquats et en continuant à expulser des groupes nombreux sans dépistage préalable, l’Algérie met beaucoup d’entre eux en danger.
Entre 2016 et 2018, Human Rights Watch a déjà documenté des expulsions abusives de migrants par l’Algérie, qui a reconduit environ 25 000 migrants vers le Niger en 2018, et 25 000 autres en 2019, selon des organisations à but non lucratif et l’ONU.
Si chaque pays est en droit de réglementer l’entrée des étranger sur son territoire, le traitement des migrants par l’Algérie constitue une violation de ses obligations en tant qu’État partie à la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants, qui interdit les expulsions collectives et exige que chaque cas soit examiné individuellement.
En tant qu’État partie aux conventions sur les réfugiés africaines et onusiennes ainsi qu’à la Convention contre la torture, l’Algérie est également tenue de respecter le principe de non-refoulement, qui interdit le retour par la force de quiconque vers des pays où ils pourraient être victimes de torture ou menacés de mort ou de privation de liberté. Les gouvernements devraient veiller à ce que les demandes d’asile soient pleinement examinées avant d’engager une procédure d’expulsion. La Convention relative au statut des réfugiés interdit d’expulser des réfugiés qui sont légalement sur le territoire d’un État contractant, sauf pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public. Même dans de tels cas, les décisions doivent être prises conformément à une procédure régulière, sauf « pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public ».
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune, élu en décembre dernier, a déclaré lorsqu’il était Premier Ministre in 2017 son intention de régulariser les travailleurs migrants et de « recenser les réfugiés et migrants subsahariens… dans le but de leur attribuer des cartes officielles qui leur donneront la possibilité de travailler ». À cette fin, le président Tebboune devrait, au cours de son premier mandat, mettre fin aux détentions arbitraires et aux expulsions collectives, enquêter sur les abus présumés et mettre en place des procédures d’examen individualisé, équitables et légales pour les demandeurs d’asile et les migrants en situation irrégulière, a conclu Human Rights Watch.
Pour consulter d’autres communiqués de Human Rights Watch sur les droits des réfugiés, veuillez suivre le lien :
https://www.hrw.org/fr/topic/