Une foule immense a suivi les funérailles d’Aït Ahmed, le premier janvier en Kabylie. L’universitaire et écrivain Sadek Sellam rend hommage à ce destin hors du commun
Le rapatriement du corps de Suisse en Algérie le 31 décembre et les funérailles, le Premier janvier dans son village natal en Kabylie, eurent lieu dans la stricte conformité aux souhaits du défunt. Dès son décès, des docteurs de la loi furent dépêchés à Lausanne pour lire le Coran, sans doute choisis par les moqaddems de la Tariqa (confrérie) Rahmania à la hiérarchie de laquelle appartient la famille d’Aït Ahmed.
« L’islam des profondeurs »
Ce choix traduit l’attachement à « l’Islam des profondeurs » dont Aït Ahmed vante les vertus dans ses « Mémoires d’un militant-L’esprit d’indépendance. 1942-1952 » (réédité par Barzakh, Alger). Ahmed Taleb-Ibrahimi a également fait le déplacement à Lausanne pour rappeler la pérennité de son amitié avec Aït Ahmed, commencée en 1953 au Caire et consolidée par des années de détention à la Santé.
La famille a refusé en bloc l’offre de voyager dans l’avion présidentiel, la proposition d’une cérémonie officielle au Palis du Peuple qui aurait précédé une inhumation au carré des martyrs au cimetière d’El Alia et les services d’un imam proposé par le ministère des affaires religieuses. C’est tout juste si elle a accepté l’hommage rendu à l’aéroport par le premier ministre, et les présidents des deux chambres. Mais la famille et les amis se sont tenus à une bonne distance des « excellences » du système. Son épouse, Djamila Aït Ahmed a persisté dans ces refus en préférant, pour aller de l’aéroport au siège du FFS, le mouvement qu’il a créé, un des bus affrété par des Algériens anonymes à une voiture ministérielle.
Le FIS bienvenu
Le lendemain, la Kabylie a vu affluer des centaines de milliers d’Algériens anonymes, venus de toutes les régions. Le premier ministre Sellal a dû regagner ses pénates après avoir été empêché de s’approcher du cimetière d’Aït Yahia, le village natal du grand homme. En revanche le cheikh Ali Belhadj, un des deux fondateurs du Front Islamique de Salit (FIS), a été accueilli à bras ouverts par les deux fils d’Aït Ahmed, Jugurtha et Salaheddine.
Le commandant Lakhdar Bourégaa a été admis à Aït Yahia, où il a été filmé en larmes, ce qui n’ arrivait presque jamais à celui qui fut le chef de la fameuse katiba Zoubiria pendant la guerre d’indépendance
Précédents historiques
Cet hommage massif rendu par le peuple renvoie à des précédents importants de l’histoire des Etats qui, pour être restés réfractaires à la démocratie, finissent par faire du cimetière un lieu privilégié où puisse être mesuré l’état de l’opinion.
C’est le cas de l’Egypte où l’absence de liberté d’expression fit de la « nokta » (anecdote politique) un mode d’expression du mécontentement et des lieux de sépulture, un moyen de décerner des labels de légitimité. Quand, en 1966, Nasser lut le rapport de ses Moukhabarates faisant état d’une grande affluence populaire aux funérailles de Nahas Pacha, le chef du Wafd qui avait été président du Conseil sous ma monarchie, il eut l’honnêteté de rconnaître: « si cela est vrai, nous avons échoué! »
En mai 1965, les funérailles du cheikh Bachir Brahimi, qui avait été mis en résidence surveillée, furent très suivies, malgré des consignes officielles contraires. Boumédiène avouera à Ahmed Taleb qu’il comprit ce jour-là que le peuple ne lévera pas le petit doigt pour Ben Bella.
En mars 1974, Boumédiène n’autorisa l’inhumation de Messali-Hadj (décédé à Paris) à Tlemcen que lorsque la famille menaça de l’enterrer au Maroc. Mais il imposa au le cortège funèbre de faire le voyage d’Oran à Tlemcen…de nuit! Boumédiène savait que sa popularité n’était pas au top, et il redoutait de désagrébles comparaisons qu’aurait inspirées une fort probable affluence populaire le long trajet pour rendre un dernier hommage au Zaïm.
En 1985, les funérailles du cheikh Abdelatif Soltani (Gantri) attirèrent une foule nombreuse venue rendre hommage à cet ancien membre du Comité Directeur de l’association des Oulama qui s’était opposé ouvertement à l’option socialiste. Le souvenir de cette forme de sondage empirique évitera aux rares « algérologues » de l’époque d’être aussi « surpris » par que les islamo-politistes par les succès électoraux du FIS en 1990 et 1991.
L’hommage de « l’Algérie des profondeurs » à Aït Ahmed confirme la grande désaffection pour le pouvoir en place, que l’on avait tendance à confondre avec un désintérêt total et durable pour la politique, au vu du fort taux d’abstention à toutes les élections organisées depuis l’interruption de celles de 1992. Le bon sens populaire est en mesure de reconnaître à Aït Ahmed le droit de cumuler toutes les légitimités: l’historique, la révolutionnaire et la démocratique. Le peuple apprécie aussi chez lui l’attachement à une éthique politique qui le différenciait des clans pour qui la fin justifie les moyens.
Légitimité révolutionnaire
A 16 ans, Hocine Aït Ahmed choisit en effet d’adhérer au PPA clandestin en étant persuadé que seule lutte armée peut mettre fin à la domination coloniale. Cela le désigne pour succéder fin 1948 à Belouizdad à la tête de l’Organisation Secrète, qui avait été créée en février 1947. Le rapport qu’il remit à la réunion clandestine du parti à Zeddine montre l’étendue de sa culture politique, la précision de ses connaissances militaires et son ouverture aux expériences de la guérilla, comme celle des irrédentistes irlandais.
En 1951, Messali lui demande un autre rapport sur la réorganisation de l’OS, qui venait d’être en grande partie démantelée, et le dépêche au Caire pour y préparer l’insurrection et internationaliser l’affaire algérienne. De la capitale égyptienne, il suit de près toutes les réunions internationales où pourrait être plaidée la cause algérienne. Il s’intéresse particulièrement aux réunions de Bogor et de Colombo qui préparèrent la conférence afro-asiatique de Bandoeng d’avril 1955. Il était tout désigné pour faire partie de la délégation maghrébine invitée à participer au lancement du mouvement des non-alignés dont la première conférence rapporta à la Révolution algérienne son premier grand succès diplomatique. Sa connaissance de plusieurs langues l’aide dans sa mise en place de la jeune diplomatie algérienne, qu’il poursuit brillamment au bureau du FLN à New-York, où M’hamed Yazid n’a pu élerger qu’après l’arrestation d’Aït Ahmed avec ses quatre compagnons.
Dans le rapport qu’il rédigea en décembre 1955 au nom de la Délégation extérieure du FLN au Caire, il décrit la complémentarité entre action politique et lutte armée, insiste sur la solidarité maghrébine et souligne l’utilité de la proclamation d’un Gouvernement algérien en exil. Ce rapport était une contribution à la rédaction de la plate-forme qui sera adoptée en septembre 1956 au congrès de la Soummam, sous la férule de Abane Ramdane. Mais ce dernier a cru bon de retirer le passage concernant le Gouvernement algérien en exil et atténue la ferveur intermaghrébine, sans doute pour les besoins de son empressement à se conformer aux exigences du gouvernement Guy Mollet qui n’acceptait de négocier qu’avec des « interlocuteurs valables » inspirés du précédent bourguibien.
Ces tractations furent compromises par l’arraisonnement, le 22 octobre 1956, de l’avion des Cinq qui se rendaient à la conférence de Tunis où devait être proclamée une « Fédération Maghrébine » qui aurait proposé une « Confédération franco-maghrébine » impliquant la reconnaissance d’un Etat algérien. C’est sur l’insistance d’Aït Ahmed que le roi du Maroc a renoncé à son idée de se faire mandater par les Algériens pour parler en leur nom, et en leur absence, à la conférence manquée de Tunis. C’est sans doute parce que, parmi les chefs de la révolution algérienne, il était le plus rompu à l’action diplomatique, qu’il réussit à convaincre le souverain marocain Mohamed V de la nécessité de la participation algérienne à la conférence de Tunis. Les diplomaties marocaine et tunisienne rivalisaient alors pour redorer leur blason en essayant d’obtenir de parler au nom des Algériens dans les négociations projetées en vue de trouver une solution politique au conflit algérien.
Légitimité historique
En avril 1962, après la visite des Cinq à Oujda, Aït ahmed encaissa difficilement l’ovation du seul Ben Bella, après le conditionnement de la salle par les capitaines Boutéflika et Médeghri. Boudiaf manifesta sa réprobation en boycottant le voyage au Caire. Mais Aït Ahmed ne l’a pas suivi, parce qu’il tenait à aller voir ses enfants et à revoir Nasser qui pouvait peut-être arbitrer équitablement les conflits algéro-algériens. Mais il ne savait peut-être pas de façon précise que l’alliance entre Ben Bella et Boumédiène avait été approuvée par De Gaulle, Nasser puis Hassan II.
Aït Ahmed passera à l’opposition ouverte, puis armée, quand les prérogatives de l’Assemblée constituante furent réduites après la proclamtion d’une autre constitution dans un…cinéma.
Légitimité démocratique
Ce personnage singulier du sérail algérien fonde alors le FFS au nom duquel il ne cessera pas de réclamer la démocratie, en se démarquant constamment des théoriciens de l’impréparation du peuple. Après son exil en 1966, jouera un rôle de pédagogue politique dont les analyses évitaient aux Algériens instruits de se contenter de rumeurs et d’anecdotes.
En 1985, le FFS contracte une alliance avec le MDA de Ben Bella pour réclamer la démocratie en Algérie. Ce rapprochement fera tellement peur à Alger que le général Belkheir le fera payer à l’artisan de cette alliance, Ali Mécili, qui sera assassiné à Paris en avril 1987. ..en toute impunité, et avec la bénédiction du ministre français de l’Intérieur, le regretté Charles Pasqua.
En 1990, Aït Ahmed rentre en Algérie où le FFS, reconnu dans le cadre du pluripartisme, participe aux élections locales de juin 1990 et aux législatives de décembre 1991. Il est alors proche du secrétaire général du FLN, Abdelhamid Mehri, qui le met en rapport avec Abdelkader Hachani, le nouveau chef du FIS, désigné après l’arrestation des cheikhs Abassi Madani et Ali Belhadj en juin 1991.
Au premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991, le FFS arrive en deuxième position, devant le FLN, et derrière le FIS qui frise la majorité au premier tour. Malgré les craintes inspirées par la violence verbale d’une partie des orateurs islamistes, le FFS organise la grande manifestation du 2 janvier à Alger pour récuser « l’Etat policier » et « l’Etat intégriste », mais en appelant à voter plus massivement au deuxième tour.
Ce raz-de-marée fournit le prétexte aux généraux qui se préparaient depuis 1990 à mettre fin à l’expérience démocratique. Aït Ahmed est pressenti par le général Nezzar pour présider le Haut Comité d’Etat qui devait assurer l’intérim après la démission-limogeage de Chadli. Une propagande diffusée par des journaux aux ordres fait croire jusqu’à nos jours que la manifestation du 2 janvier aurait été un soutien aux appels du « Comité pour la Sauvegarde de l’Algérie » à annuler les élections.
« Vous m’invitez à participer à un coup d’Etat », répondit Aït Ahmed au général Nezzar. Le chef du FFS avertir immédiatement Hachani: « l’Armée prépare un coup de force. Evitez de réagir par la violence… ». Pour avoir écouter Aït Ahmed, Hachani, dont un des derniers communiqués affichés dans les mosquées (mais soigneusemeny passé sous silence par la presse “indépendante”) appelait à « résister par le jeûne et la prière » (à la manière de Gandhi), a été mis sous les verrous. Les nouveaux maîtres du pays lancés dans l’arrestation des élus du FIS (comme Naegelen ceux du MTLD en 1948) entendaient favoriser ainsi le recours aux armes chez la partie effervesecente et impatiente du FIS, une fois celle-ci privée d’une direction avisée.
Acords secrets
On sait maintenant que le « Madjliss Choura » du FIS avait fait voter une résolution stipulant que leur mouvement ne participera pas au deuxième tour. Si le FIS gouvernait, il ne réclamerait que les ministères de la Justice, de l’Education et des Affaires Sociales. Et le candidat du FIS pour le poste de premier ministre devait être…Aït Ahmed.
Cette « modération », comme on dit maintenant, aurait privé les « janviéristes », les généraux qui ne voulaient à aucun prix des islamistes au pouvoir, de leur argument majeur: le putsch, disaient-ils, est un moindre mal -« le coup d’Etat du soulagement », écrira leur ami Jean Daniel.
Après le coup d’état de 1992 et l’assassinat de Boudiaf qui suivit, Aït Ahmed craignant pour sa vie, reprend le chemin de l’exil. Il sera l’artisan du contrat de Rome de 1995 qui fit la preuve que les généraux pustchistes refusaient la paix, et avaient intérêt à la poursuite des actes de violence utilisés comme justification a posteriori de l’interruption des élections. Mehri sera victime du « coup d’Etat scientifique » fomenté au sein du FLN par des « zaïmillons » actionnés par le DRS. Quant à Aït Ahmed, il fera l’objet de campagnes inouïes de calomnies orchestrées par le CCD (officine de l’Armée copiée du V° Bureau chargé de l’Action psychologique par le général Challe) et menées par des médias se disant « indépendants », mais dont Mehri disait qu’ils ont « une ligne téléphonique » à la place de la ligne éditoriale.
Ne désespérant pas de voir la démocratie enfin instituée en Algérie, Aït Ahmed accepte de rentrer pour se présenter aux élections présidentielles d’avril 1999. Mais il se retire avec les cinq autres candidats qui avaient comme lui des preuves de l’irrégularité du scrutin.
Il dénoncera la fraude en citant un verset du Coran: « malheur aux prévaricateurs » (wayloun lil moutafifines). Ce faisant, il montre qu’il n’a pas les blocages vis-à-vis du Coran des éradicateurs laïcistes comme Ali Haroun, Réda Malek ou Khalida Messaoudi.
Si Aït Ahmed a été plébiscité à titre posthume le 1° janvier à Aït Yahia, c’est en raison de la place privilégié qu’il occupe dans la mémoire collective algérienne. Il symbolise la constance dans la défense de ses convictions, l’attachement aux pluralismes (politique et culturel), la foi dans la capacité des Algériens à vivre en démocratie.
Il a ajouté à ses légitimités historique et révolutionnaire, une légitimité démocratique sans faille.
Il restera une référence pour ceux qui s’opposeront à l’autoritarisme et aux démocraties factices. Son exemple inspirera ceux qui voudront instituer une vraie démocratie en Algérie.