Entre un peuple algérien qui se pose en acteur principal et un système politique incapable de proposer une alternative, la sortie de crise en Algérie devient de plus en plus hypothétique. Une chronique d’Abdelkader Latreche
Depuis le 22 février 2019, l’Algérie fait face à une situation politique sans précédent. En effet, c’est la première fois depuis son indépendance en 1962 que l’Algérie connaît un vaste mouvement de contestation et de paralysie de plusieurs de ses institutions d’Etat. Ce mouvement, qui s’est inscrit dans la durée en se ritualisant, est l’expression d’un rejet généralisé de l’ancienne classe politique. Il traduit les aspirations des Algériens à vouloir être gouvernés autrement.
Il faut dire que l’Algérie n’en est pas à sa première crise politique. Le pays en a connu d’autres, parfois plus graves. Ces crises politiques résultaient parfois de conflits de pouvoir entre des frères qui avaient combattu le colonialisme ensemble. D’autres fois, elles étaient liées à la recomposition des forces à l’intérieur du même pouvoir. Mais ces crises finissaient par trouver des solutions, parfois précaires, à l’intérieur du «système», au prix d’âpres débats à huis clos. Ceux qui l’emportaient se réclamaient toujours du « peuple », mais sans sa participation effective.
Le « système » avait pour habitude de décider du sort du pays en petit comité, parfois d’une manière violente comme ce fut le cas en octobre 1988, ou de façon aventureuse comme lors de l’arrêt du processus électoral en janvier 1992.
L’absence de structuration du Hirak
Aujourd’hui la donne a changé. Le peuple veut se poser en acteur principal de la scène politique. Mais le Hirak n’arrive pas à faire émerger des leaders politiques incontestables. Et au bout de sept mois de ritualisme oppositionnel, aucun projet d’avenir n’est proposé. C’est pourquoi la crise sans précédent qui paralyse le pays constitue un défi que le « système », même rafistolé, peine à relever. Le « système » se trouve sommé de proposer une offre à une demande de changement formulée par une contestation populaire tenace dont les propositions ne vont pas au-delà d’un refus de tout ce qui est ancien.
Certes les sept mois de hirak, ont provoqué un séisme politique sans précédent symbolisé par des arrestations de très hauts responsables qui, pour s’être crus invulnérables, n’en ont pas moins été condamnés à de lourdes peines. Cela constitue indéniablement une première au moins dans les pays arabes.
Il reste à savoir que ce qu’il convient de faire, après ces mesures spectaculaires qui répondent en partie à la soif de justice d’un peuple méprisé par ses gouvernants. Quelle est la marche à suivre pour réussir une transition politique qui soit pacifique à l’image du Hirak, et qui puisse introduire en Algérie un mode de gouvernance moderne pouvant rompre avec toutes les pratiques qui ont freiné à la fois la modernisation de l’État et ses institutions et retardé la naissance d’une autre Algérie.
Le pouvoir politique réduit à « la bande »
Après la démission d’Abdelaziz Bouteflika au mois d’Avril dernier, et selon la Constitution, c’est le Président du Conseil de la Nation, Abdelkader Bensalah, qui assure l’intérim durant une période maximale de 90 jours au cours de laquelle une présidentielle doit être organisée. Or, les 90 jours se sont écoulés et il n’y a pas eu d’élections présidentielles. Le pouvoir en place a accepté de faire une concession supplémentaire au Hirak en reportant les élections prévues pour le 4 juillet. Depuis lors, on se trouve dans une situation exceptionnelle eu égard à la lettre de la Constitution. Certains observateurs parlent même de vacance du pouvoir. En fait la vacance remonte à 2013, date de la sérieuse maladie invalidante d’Abdelaziz Bouteflika.
Depuis lors, le pays était dirigé de façon occulte par une poignée dont des membres font partie de ce qu’on appelle aujourd’hui la « Issaba » (ou Bande). Tout cela n’a fait qu’accélérer les processus de délégitimation du pouvoir aux yeux des citoyens, tout particulièrement avec les multiplications des arrestations des hauts responsables : deux généraux-majors anciens chefs des services de renseignement ; deux premiers ministres ; une dizaine de ministres, plusieurs oligarques bénéficiaires de passe-droits exorbitants.
Dans ce contexte, toute initiative politique de sortie de crise a été rendue impossible par le discrédit des partis politiques, que ce soit ceux de « l’alliance présidentielle » ou les formations qui attendaient qu’on leur annonçant à l’avance le nombre de sièges au Parlement. A cela s’ajoute la désertification du champ politique non institutionnel, voire sa stérilisation, dont « l’État-DRS » porte l’entière responsabilité. L’Algérie se trouve ainsi installé dans une situation marquée par l’incapacité du « système » à se renouveler, l’absence de projets à long terme et une pénurie d’hommes politiques pouvant réussir le saut qualitatif demandé confusément, mais obstinément par le Hirak.
Des élections, pourquoi faire?
Selon une conception purement constitutionnelle de la sortie de crise, tout peut être réglée par l’élection du 12 Décembre 2019. Celle-ci mettra fin à la situation exceptionnelle née du report des élections prévues pour le 4 juillet. Elle peut contribuer à la remise en marche progressive des institutions de étatiques qui étaient condamnées à une sorte d’hibernation au profit d’un affairisme d’État.
Mais, pour une bonne partie de l’opinion algérienne, ces élections ne sont pas une panacée. Les nombreux problèmes de l’Algérie, qu’aggrave la paralysie due à la prolongation du Hirak, ne peuvent trouver des solutions viables que lorsqu’il y aura un pouvoir à la légitimité incontestable.
Il est certain que le redémarrage de l’Algérie nécessite plusieurs gros chantiers auxquels il faut s’attaquer d’urgence. Ne peuvent apporter des solutions à ces problèmes en attente que ceux qui seront à l’écoute du hirak et n’oublieront pas les raisons qui font sortir les Algériens tous les vendredis depuis le mois de février. La prochaine élection présidentielle ne sera pas l’occasion de fermer la parenthèse du Hirak comme certains candidats pressés d’accéder au pouvoir par des promesses de rompre avec le « sy-s-tè-me ». Elle sera une date marquante à condition que ce soit le point de départ d’une véritable rénovation de la vie politique en Algérie pour répondre au plus vite aux attentes des Algériens.
Pour cela, bien évidemment, il faut réunir les conditions objectives pour garantir la réussite de cette première phase de la transition politique et éviter tout immobilisme politique. Certes, les conséquences de la gestion chaotique de l’Algérie depuis le début des années 90, y compris celle sous le règne de Bouteflika, sur les champs politique, économique, institutionnelle, juridique voire même des pratiques et attitudes des Algériens ont été aussi néfastes que multiples. C’est pourquoi il est temps de rompre avec cette période sombre de l’histoire de l’Algérie, en commençant par prévenir toute vacance du pouvoir politique.
« La participation » du peuple, longtemps un leurre
Depuis l’indépendance de l’Algérie, le pouvoir politique (ou si on préfère le « système ») a toujours prôné la participation du peuple. Participation qui, hélas, s’est avérée fictive car les différentes consultations populaires n’étaient que de simples désignations et des opérations de répartition partage des sièges entre les différents partis de « l’opposition du pouvoir » depuis la proclamation du pluralisme politique et les simulacres de reprise du processus électoral.
Ce partage a donné lieu à une surreprésentation de certains micro-partis politique aux seins des Assemblées populaires, au prix d’une sous- représentation d’autres formations plus représentatives, mais mal vues de la « bande ». Historiquement, la participation du peuple au pouvoir aura été un leurre. Depuis l’indépendance, le pouvoir en place a créé une profonde méfiance des Algériens à l’égard du système et de ses pratiques, particulièrement vis à vis des élections. D’où le scepticisme de bon nombre d’Algériens à l’annonce de la date des élections présidentielles du 12 décembre 2019. La méfiance des Algériens peut être justifiée dans la mesure où les résultats des élections ces dernières décennies ont été marqués par la généralisation à la fois de fraude et la primauté de l’argent « sale ».
Cette méfiance peut paraitre injustifiée, à juste titre pour certains, car bien des exemples nous montrent que des pays ont pu organiser des élections libres et démocratiques alors qu’elles sortaient d’expériences totalitaires longues et traumatisantes de plusieurs décennies. C’est le cas dans de nombreux pays d’Amérique Latine et en Afrique subsaharienne avec des expériences riches en enseignements en matière de transition politique, de passation pacifique du pouvoir, de la transparence des élections et du respect du choix des peuples lors des différentes consultations.
La nécessaire neutralité de l’armée
C’est pourquoi on peut penser qu’en Algérie aussi les futures élections peuvent être différentes de celles organisées jusqu’à récemment. Pour cela, il faut que l’administration et surtout l’institution militaire affirment leur neutralité et ne se prononcent pour aucun des candidats. Une fois les conditions objectives réunies, le grand défi des futures élections présidentielles sera de trouver le ou les candidats susceptibles de relancer l’Algérie et travailler pour son renouveau et la modernisation de sa vie politique. Cela suppose une rupture nette avec les pratiques qui ont fait du champ politique un champ de ruines. C’est cela le défi majeur des prochaines élections présidentielles.
Ceux qui dirigent le pays ont pris l’habitude de régler les transitions politique à l’intérieur du système à travers des compromis, d’éternelles recompositions et des alliances parfois difficiles à déchiffrer. Ce procédé a prouvé son sa caducité. Les résultats du règne de Bouteflika, appelé à la rescousse des généraux après une vaine décennie d’ « éradication » meurtrière, ont été à l’opposé de ce qui avait été annoncé. Après 20 ans d’exercice d’un pourvoir partagé par les Bourélika et les « éradicateurs », l’Algérie est devenue encore plus vulnérable et plus fragile économiquement, institutionnellement, politiquement, et hélas même socialement. Et ce, malgré la manne pétrolière. C’est pourquoi le choix de l’intérieur du système ne se pose plus comme l’unique ou le meilleur procédé pour sortir l’Algérie de sa crise politique et assurer une réelle transformation de l’Algérie afin de bien la préparer pour un lendemain meilleur. La sortie se trouve naturellement en dehors du système. Les « décideurs » l’ont-ils bien saisi ? Toute autre démarche serait une sorte de cinquième mandat, un suicide politique et une avancée vers l’inconnu. Certes le temps fait défaut et cela pour plusieurs raisons objectives et moins objectives, mais il n’y a pas d’autres alternatives.
L’Algérie se trouve dans un réel tournant de son histoire, avec une structure démographique jeune où les moins de 30 ans représentent 23 millions, c’est à dire plus de la moitié de la population en 2018, et les moins de 50 ans représentent plus de 75% de la population. Il n’est donc plus possible de gouverner cette population avec les méthodes d’autrefois. Et c’est là la première rupture avec le passé, rupture qui marquera le début du changement ou la réelle transition politique en Algérie, qui donnera lieu à la naissance d’un autre mode de gouvernance avec une séparation des pouvoirs et des rôles bien définis des différentes institutions de l’État. Nouveau mode de gouvernance ou nouveau système politique qui relancera les fondements de l’économie algérienne, la gestion des richesses du pays agriculture, la gestion des ressources humaines…Il devra également revoir la politique algérienne avec son voisinage proche et lointain. Ce sont là les principaux défis qu’après les prochaines élections présidentielles, les Algériens décidés à bâtir un État moderne base sur le droit auront à relever.