Un bras de fer oppose le chef d’Etat tunisien, Kaïs Saïed, à Rached Ghannouchi, le président du Parlement et leader du mouvement islamiste Ennahdha. Sur fond d’une paralysie de l’Etat tour entier.
Enquête sur un malaise d’État par Meher Hajbi
Échange de piques, recadrages en direct et entorses à la courtoisie habituelle dans le monde politique… Voici deux hommes que tout oppose:
Vainqueur du scrutin présidentiel avec 72,71 % des suffrages, Kaïs Saïed, universitaire légaliste, spontanément sans parti, veut marquer de son empreinte l’échiquier politique tunisien. Le candidat anti système, propulsé particulièrement par les voix des 18-25 ans en raison de son intégrité et de son conservatisme moral, incarne le rejet des politiques menées ces dernières années.
Fidèle à son slogan “le peuple veut”, il prône le retour aux origines de la Révolution, l’application de la loi pour et par le peuple et la réforme en profondeur de la structure institutionnelle du pays. Le président de la République, un homme de principes, prévoit un nouveau système de gouvernance pour renverser le régime politique actuel, dit semi-parlementaire, ainsi, redéfinir ses prérogatives très limitées.
Idylle éphémère
En face, Rached Ghannouchi, un gourou de l’islamisme politique et président du mouvement Ennahdha, la plus solide formation politique aux commandes depuis 2011. Pour être élu au perchoir, il s’est remis à ses anciens ennemis, Qalb Tounes et la Coalition Al Karama, avec qui il formera ensuite la nouvelle Troïka. Toutefois, le président du Parlement est très contesté en interne pour sa volonté de se maintenir indéfiniment à la tête du parti et ses institutions, mais pas que. Il a également fait l’objet d’une motion de destitution pour ses liens avec les Frères musulmans, le Qatar et la Turquie. À vrai dire, ces dernières années, la Tunisie est devenue un terrain d’affrontements des politiques étrangères interventionnistes des monarchies du Golf, notamment, Doha et Abu Dhabi.
A l’épreuve du pouvoir, Ennahdha a vu son poids électoral s’éroder. D’une échéance à l’autre, le nombre de voix en faveur du mouvement n’a cessé de diminuer. Le parti a connu un sérieux coup dur avec l’échec, au premier tour du scrutin présidentiel, de son candidat, Abdelfattah Mourou.
Pour éviter un autre revers aux législatives, le très chevronné Rached Ghannouchi s’aligne à la volonté populaire et affiche officiellement son soutien au spécialiste de droit constitutionnel dans le second tour. Depuis, les leaders islamistes appellent à voter Kaïs Saïed pour “sa proximité avec les citoyens et son attachement aux valeurs de la Révolution”.
Le candidat indépendant, résiste à la tentation partisane, remporte la course à Carthage face au magnat des médias, Nabil Karoui, et finit, quelques semaines après, par contrecarrer tous les projets du parti à la colombe. L’idylle entre “Monsieur Propre” et l’icône religieuse fut, désormais, éphémère.
Début des hostilités
Jour après jour, les relations entre le président de la République Kaïs Saïed et le président du Parlement Rached Ghannouchi semblent se détériorer et les raisons sont multiples. Le locataire de Carthage multiplie les diatribes contre des ennemis non identifiés et intensifie les accusations : “des complots ourdis”, “des chambres sombres”, “des traîtres dans les bras du sionisme”.
Après la non-investiture du candidat d’Ennahdha, Mohamed Habib Jomli, comme chef de gouvernement, Kaïs Saïed a voulu prendre les choses en main. Il désigne, conformément à la Constitution, Elyes Fakhfakh et annonce la couleur : “si le gouvernement ne parvient pas à obtenir la confiance du Parlement, la parole sera rendue au peuple”, a-t-il mis en garde Rached Ghannouchi en présence du chef du gouvernement sortant, Youssef Chahed.
La fin des petits arrangements entre chefs ne laisse pas Ghannouchi insensible. Le gourou d’Ennahdha déplore l’absence de la Tunisie au sommet de Davos, à l’Euromed, à la conférence sur la Libye, à Berlin, et riposte par voie diplomatique. Le très contesté titulaire du perchoir décide de mener une politique étrangère parallèle concernant les dossiers régionaux, en l’occurrence, le conflit libyen. Attaché à ses prérogatives, Kaïs Saïed a d’abord opté pour un rappel à l’ordre : “il n’y a qu’un seul État et qu’une seule diplomatie”, avant d’évoquer les tentatives d’Ennahdha d’influencer certaines décisions : « Je n’aime pas que l’on me marche sur les pieds », a-t-il averti lors de son déplacement à Paris pour rencontrer son homologue français, Emmanuel Macron.
La passe d’armes
Si les deux premiers rounds ont été remportés par l’homme de droit, le leader islamiste ne s’est pas laisser faire. En l’espace de quelques semaines, Rached Ghannouchi a lancé les grandes manœuvres et contribué à la mise en écart du chef de gouvernement désigné par Saïed pour soupçons de conflit d’intérêt. Certes, le président de la République a poussé son protégé à démissionner pour garder une option sur la désignation de son successeur, toutefois, le président du Parlement a su retourner la situation en sa faveur.
En effet, Kaïs Saïed a porté son choix sur Hichem Mechichi et un gouvernement indépendant des partis politiques. Pensant prendre ses détracteurs à contre-courant, le chef d’État aurait même mené lui-même la sélection des membres de l’équipe gouvernementale. Une démarche largement critiquée par Ennahdha (54 sièges), son allié Qalb Tounes (27 sièges) et une grande partie de la classe politique.
Alors que la guerre froide entre le président de la République et le président du Parlement bat son plein, une discorde inattendue entre Saïed et le chef du gouvernement désigné vient de redistribuer les cartes. Totalement écarté du processus de la formation de l’équipe gouvernementale, Ennahdha surgit à l’occasion. Le mouvement décide d’accorder sa confiance au gouvernement Mechichi, prévoit un remaniement ministériel en perspective et fait coup double. La menace de dissoudre le Parlement et de tenir des élections législatives anticipées a été écartée et Ghannouchi remporte, ainsi, le duel face à son rival.
Mouches électroniques
L’échange d’hostilités par déclarations interposées entre les deux hommes s’est transformé en lutte 2.0 sur Facebook. Quelque temps après l’approbation du gouvernement Mechichi, la page de la Présidence de la République et celle du mouvement Ennahdha ont été envahies par les mouches électroniques.
Une méthode importée du clivage entre le Qatar et le quatuor arabe : les Émirats arabes, l’Arabie saoudite, l’Égypte et le Bahreïn. En Tunisie, le mode opératoire des mouches électroniques est simple. Des réactions colériques sur les publications relatives au chef d’État et des réactions positives sur les posts en rapport avec le leader du mouvement d’obédience islamique.
Leur objectif est clair : nuire à la notoriété du président de la République et booster la e-réputation de Rached Ghannouchi. Cependant, le digital est un terrain que connaît très bien les partisans de Kaïs Saïed. La démarche douteuse a été immédiatement démystifiée et l’origine des réactions a été identifiée. Des internautes et des milliers de faux profils créés au Népal, au Sri Lanka, au Bangladesh et dans d’autres pays d’Asie du sud.
Et après? Le bras de fer permanent entre les deux responsables plonge le pays dans un climat de dépression politique chronique. Au moment où la relance économique demeure en dégringolade continue, qui mettra, finalement, fin à cette spirale infernale pour sauver le pays de la faillite