Tunisie, le temps des illusionnistes

L’échec cinglant d’Ennahdha à former, après les élections législatives du 6 octobre, une coalition majoritaire pour gouverner a-t-il ouvert la voie à la formation d’un gouvernement stable, qui manque cruellement au redressement politique, économique et social de la Tunisie ?

Une chronique de Wicem Souissi

Une fois leur revers parlementaire subi, les islamistes tunisiens, arrivés premiers au Parlement avec cependant à peine un quart de sièges à leur actif, ont dû, selon la Constitution, céder la main au président, Kaïs Saïed, qui a désigné un nouveau candidat à la présidence du gouvernement : issu d’un parti fantôme, Ettakattol, allié groupusculaire littéralement consommé par Ennahdha durant la période de trois années de Constituante consécutive à la fuite de Ben Ali, Elyès Fakhfakh présente un assemblage hétéroclite réunissant toutefois le nombre d’élus nécessaire pour franchir la barre des 109 sur 217 de l’Assemblée des représentants du peuple.

Mais ce n’est qu’au bout d’une quarantaine de jours, délai constitutionnel maximal, de tractations publiques et secrètes que ce succès relatif advient. La principale pierre d’achoppement fut l’intégration, ou pas, du parti, «Le Cœur de la Tunisie», Qalb Tounès, du perdant de la présidentielle, Nabil Karoui. En plus du veto du «Courant démocratique», Attayar, de Mohamed Abbou, chantre de l’anticorruption, opposé à un homme traînant des casseroles judiciaires chez un juge d’instruction avançant pourtant au rythme d’une tortue, le futur chef de gouvernement désigné s’est inconstitutionnellement prévalu d’une sorte de légitimité présidentielle, au regard d’un plébiscite à hauteur de 72% rapporté à la maigreur des suffrages obtenus par tous les parlementaires réunis, pour exclure les partisans de Karoui.

Un déraillement garanti

Que sans ceux-ci jamais le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, n’aurait été porté au Perchoir du Bardo, que celui-ci ait usé de son entregent, allant jusqu’à réunir dans sa propre demeure Fakhfakh et Karoui, que ce dernier ait cherché à ne point en imposer, qu’avant de se faire sèchement chapitrer par le chef de l’Etat les islamistes aient brandi la menace de faire tomber l’actuel gouvernement de gestion des affaires courantes pour reprendre la main, rien n’y a fait.

Officiellement dans l’opposition, donc, tout comme le Parti destourien libre (PDL) de Abir Moussi, qui se prétend l’incarnation de l’héritage du Mouvement national du Destour, du Parti libre destourien, du Néo-Destour, du Parti socialiste destourien et du Rassemblement destourien démocratique (RCD), Qalb Tounès, deuxième aux législatives, s’y résoudra-t-il? C’est d’autant moins sûr que le train de Fakhfakh est porté par plusieurs locomotives pouvant non seulement aller en sens contraires, synonyme de paralysie, mais pouvant aussi prendre des tournants si différents que le déraillement est garanti.

Sans programme ni boussole

Les discours grandiloquents et creux n’y changeant rien, ce gouvernement semble voué à l’échec. Excepté le corps de doctrine de lutte contre la corruption du Courant démocratique, les traits saillants sont, ailleurs, d’une indigence de fait. «Le Mouvement du peuple», Haraket Achaâb, qui forme un bloc parlementaire avec Attayar, a seulement excipé, comme un trophée sans égal, d’être parvenu à avoir la peau de René Trabelsi, ministre –juif– sortant et à l’honorable bilan au Tourisme, et, faut-il le souligner, citoyen tunisien : tout se passe comme si Achaâb n’avait pas encore modifié, en plein XXIème siècle, son logiciel panarabe aux accents de coups institutionnels des plus tordus, notamment sous la bannière d’une lutte contre ce qu’on appelle communément l’entité sioniste.

Egalement membre de la coalition bientôt gouvernante, «Vive la Tunisie», Tahya Tounès, du chef de gouvernement lui aussi sortant, Youssef Chahed, ne paraît guère davantage reposer sur une vision programmatique claire. Mis à part le fait que son président, qui devrait mesurer sans doute mieux que personne son insuccès, prend maintenant des allures de sage exhortant son successeur à avoir le courage de prendre les décisions économiques et sociales que lui-même a laissé en plan…

Lui aussi issu de la décomposition et du fractionnement de l’Appel de Tunis, Nidaâ Tounès, qui avait permis de porter en 2014 son président, Béji Caïed Essebsi, au palais de Carthage, Hassouna Nasfi, qui préside le tout récent bloc parlementaire de la Réforme nationale venant en appui de voix à la majorité, peut-il se prévaloir d’autre chose que d’avoir, pour en arriver là, quitté le secrétariat général du parti «Le Projet de la Tunisie», Machrouu Tounès, de Mohsen Marzouk?

Peu importe le flacon!

L’unique réponse tangible vient de Rached Ghannouchi : La Tunisie ne peut être gouvernée, dit-il, que par la voie du consensus. En somme, peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse du pouvoir. D’ailleurs, une bataille entre les pouvoirs exécutifs, du président et du chef du gouvernement, et législatif est bel et bien à l’œuvre. Kaïs Saïed, qu’on entend cantonner aux seules prérogatives constitutionnelles des Affaires étrangères et de la Défense nationale, ne l’entend pas de cette oreille-là.

Le président de la République, qui a le droit de présider les Conseils de ministre et qui est aussi le président du Conseil de sécurité nationale, dont il étend en pratique, pour l’heure d’une manière sourde, le domaine à d’autres champs que la police et l’armée, ne s’en laisse pas conter : il parraine la mise sur pied d’un immense centre de santé près de Kairouan et se substitue au gouvernement pour parrainer également, grâce au Qatar, de nouveaux circuits de distributions de fruits et légumes dans le Sud, autant de besoins criards à satisfaire.

Jeux politiciens

C’est dans ces conditions qu’un plan B tout à fait réel d’Ennahdha, si ce parti venait à être insatisfait de la distribution des pouvoirs, autrement dit si Fakhfakh venait à n’être qu’au service de Saïed, pourrait être mis à exécution : rassembler les députés qu’il lui faut pour faire tomber le gouvernement, et s’offrir ainsi une nouvelle phase de consultations, mais cette fois, non pas selon un candidat désigné par le président, mais en application de la Constitution, à son initiative.

Qalb Tounès, qui n’hésitera pas dans l’intervalle à apporter au Parlement les voix complémentaires qui viendraient à manquer à Ennahdha pour faire passer ses projets de loi, reviendrait par voie de conséquence dans le jeu. Et, après la mascarade Jamli, qui, avant l’apparition de Fakhfakh, avait lamentablement échoué à former une coalition majoritaire sous la férule islamiste, ce ne serait que rebelote dont chacun sait pourtant que ses points marqués ne suffisent pas à gagner la partie.

Excédés par les conflits stériles de leurs gouvernants, les Tunisiens peuvent toujours rêver à des jours meilleurs, en quelque sorte à une Cléopâtre qui confierait à son pauvre architecte Numérobis d’édifier, pour défier et narguer César, un palais somptueux en l’espace de trois mois alors qu’il doit affronter et son incompétence et son rival Amonbofils qui lui met des bâtons dans les roues. Mais, contrairement à Numérobis, personne en réalité n’a d’ami comme le druide Panoramix, pas davantage de potion magique !

Wicem SOUISSI