La position des islamistes du mouvement Ennahdha, sous la coupe de leur leader historique Ghannouchi, tentent de faire barrage à la marche de Kaïs Saied vers le pouvoir absolu.Non sans frictions internes et démissions publiques.
Un article de Gilles Dohès
Rached Ghannouchi, à la fois président d’Ennahdha et de l’Assemblée, a mis à profit le long délai pris par Kaïs Saïed pour finalement charger, le 29 septembre, Nejla Bouden de la formation du nouveau gouvernement, pour durcir le ton et son emprise. Le 30 septembre en effet, Ennahdha avertissait dans un communiqué que « la désignation par le chef de l’État sans s’en tenir aux dispositions constitutionnelles, sur la base d’un décret présidentiel inconstitutionnel, et avec des prérogatives formelles, est de nature à approfondir la crise économique et sociale dans le pays et n’aide pas à sa résolution ». Plus loin, le même communiqué estimait impérieux « de conférer la légitimité constitutionnelle nécessaire au prochain gouvernement en le soumettant au vote de confiance du Parlement, tel que stipulé dans la Constitution ».
Pour Ennahdha, de tels communiqués donnent à croire que le mouvement s’exprime d’une seule et même voix. Mais, en interne, la bérézina prend des allures d’exode. Car en additionnant les gaffes de communication aux alliances de circonstances et aux manœuvres politiciennes, Rached Ghannouchi, accueilli en triomphateur à son retour au pays en janvier 2011, a réussi à plonger son mouvement dans les affres d’un délitement sans fin. Car les tripatouillages unilatéraux qu’il a entrepris, à la veille des législatives de 2019, consistant à remanier une trentaine de listes du parti afin de pouvoir briguer un siège à l’ARP en se présentant sur la circonscription de Tunis 1, avec pour objectif final l’obtention de sa présidence, a agacé plus d’un prétendant.
Fraudes dans les dépenses électorales
Dans leur combat avec Kais Saied, les islamistes restent très vulnérables, notamment en raison du financement suspect de la campagne de 2019 pointé du doigt par le rapport de la cour des comptes rendu public en novembre 2020. Depuis au moins janvier 2021, Kaïs Saïed multiplie les appels envers la justice afin qu’elle s’empare enfin du traitement des dépassements et infractions énumérés dans le rapport. Si d’aventure les suspicions étaient avérées, des listes (telles que celles d’Ennahdha, mais aussi celles de Qalb Tounes et Aïch Tounsi, une petite formation ayant une députée) pourraient se voir invalidées, et des élus condamnés à de la prison ou déclarés inéligibles pendant cinq ans…
Du coup, lors du week-end du 26 septembre, plus d’une centaine de membres du mouvement Ennahdha, cadres, figures historiques et anciens ministres, ont annoncé leur démission collective, dénonçant une dérive quasi sectaire de la direction. Et les démissionnaires ne sont d’ailleurs pas seulement issus de l’aile « sociale » du mouvement, la grogne touche toutes les tendances et s’amplifie.
Mais il en faut bien davantage à un Rached Ghannouchi qui reste droit dans ses bottes. le leader islmaiste a survécu à deux dictatures, celles de Bourguiba et de Ben Ali, en saachant à chaque fois tirer son épingle du jeu. Drapé dans la « légitimité » que lui confère, du moins pour l’instant, les résultats des législatives 2019 et brandissant la constitution 2014 telle un paratonnerre, le président de l’ARP mise sur la lassitude des Tunisiens. Les manifestations hebdomadaires sont autant de bras de fer avec le Président Saïed. Sans parler de l’impatience des incontournables « pays amis », Qatar et Turquie, soudain convertis au strict respect, parfois confondant, des textes constitutionnels en vigueur
La stratégie de la tension
Après avoir opéré un remaniement du bureau exécutif d’Ennahdha afin d’en resserrer les boulons autour de sa personne le 9 septembre, dans la soirée du 1er octobre Rached Ghannouchi a publié un nouveau communiqué, signé « Président de l’Assemblée des représentants du peuple » et annonçant que le bureau de l’ARP est considéré en état de réunion permanente et appelant les députés à « reprendre le travail ». L’accès de l’ARP est bouclé ? Qu’à cela ne tienne ! Surtout quand on sait que l’article 51 de la constitution 2014 stipule que « l’Assemblée peut, dans des circonstances exceptionnelles, tenir ses séances en tout autre lieu du territoire de la République ». Rached Ghannouchi n’entend rien lâcher, quitte à précipiter l’effondrement d’Ennahdha si nécessaire, peu lui chaut, surtout devant la possibilité de finir en prison si la justice tunisienne décidait d’examiner comme il se doit les suspicions de financements étrangers de la campagne de 2019, sans même évoquer la possible implication des islamistes dans les assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi en 2013…
De son côté, Tarek Fetiti, deuxième vice-président de l’ARP, passé par pas moins de quatre blocs parlementaires à l’Assemblée entre 2014 et 2019 — dont l’Union patriotique libre de l’homme d’affaires Slim Riahi, recherché par Interpol pour suspicions de corruption financière et blanchiment d’argent, actuellement en fuite — a recommandé la tenue d’une plénière extraordinaire de l’ARP afin de procéder à sa dissolution suivie d’élections législatives anticipées. Histoire, au moins, de reprendre formellement la main au Président Saïed.