Dans leur livre « dans l’oeil des RG » qui est paru ces jours-ci, Olivier Toscer et Nicolas Beau ont enquêté sur les conditions médiocres dans lesquelles les policiers en charge de l’anti terrorisme à la Direction du Renseignement de la Préfecture de Police (DRPP° surveillaient les mosquées salafistes de la région parisienne.
Voici les extraits du chapitre intitulé: « Plus personne ne surveille les djihadistes »
« Face aux nouvelles formes d’extrémisme politique et de violences urbaines, affiche le site officiel du ministère de l’Intérieur, la Direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) est un rouage essentiel de la sécurité de la capitale et de la région francilienne. »Héritiers des anciens RG de la préfecture de police (RGPP), les agents de la DRPP ont eu plus de chance que leurs collègues provinciaux du Service central du renseignement territorial (SCRT), parents pauvres de la réforme de 2008. Car, sur Paris et la petite couronne, ces anciens RG ont, eux, conservé leurs prérogatives en matière de lutte contre le terrorisme.
Ici, derrière les murs de la puissante préfecture de police (PP) de Paris sur l’île de la Cité, « le Roi René », le surnom dont est affublé l’inspecteur général René Bailly, a régné sur la DRPP de juin 2009 jusqu’à sa retraite en 2017. Ce grand flic sans états d’âme a survécu à trois préfets et à six ministres de l’Intérieur, de gauche comme de droite, ce qui lui a valu, lors de son départ, le grade envié de commissaire général. C’est dire la bonne réputation de ce gradé de la police ! Aucune polémique n’a atteint le service malgré les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan qui ont eu lieu dans son précarré parisien. Bien au contraire, les effectifs de la DRPP ont été portés par Manuel Valls, alors Premier ministre, de huit cents à plus d’un millier d’agents après 2015.
Sur le terrain, le bilan est pourtant nettement moins glorieux. Les quelque cent vingt fonctionnaires de la section « T1 » de la DRPP, chargés exclusivement de la lutte antiterroriste, s’entassent dans les locaux vétustes d’une aile de la PP, sans même disposer de casiers pour entreposer leur barda.
Et l’encadrement laisse également à désirer : le chef de la section, numéro deux de la DRPP, Nicolas de Leffe, par ailleurs neveu de l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, a ainsi dû être muté en juin 2016 après avoir été mis en cause pour s’être servi dans la caisse destinée à rémunérer les indics et à financer les enquêtes. Il éprouvait alors des difficultés à financer l’acquisition d’un château en province[1]…
Un mois plus tard, le père Hamel est assassiné par un sympathisant de l’État islamique, Adel Kermiche, dans son église de Saint-Étienne-du-Rouvray. Or, comme devait le révéler le site Mediapart, un des fonctionnaires du « groupe informatique et procès » de la DRPP avait alerté sa hiérarchie sur les messages plus que suspects du tueur, qui apparaissait sur Telegram sous le pseudo « @Jayyed » après avoir créé une chaîne du nom de « Haqq-Wad-Dalil » (« la vérité et la preuve »). À cinq jours de l’attentat, ce dernier évoquait précisément son projet d’attaquer l’église de la commune de Saint-Étienne-du-Rouvray. Une fois le prêtre assassiné, la DRPP a dû postdater deux documents afin de masquer sa passivité coupable[2].
Dans les banlieues de la région parisienne, base arrière des groupes djihadistes, la situation n’est pas brillante. Or, on sait combien la remontée d’informations des quartiers délaissés de la République est un des moyens privilégiés d’améliorer la lutte antiterroriste. Ainsi il faut se souvenir qu’en novembre 2015, le commissariat de Bobigny en Seine-Saint-Denis était situé à presque deux cents mètres d’un des immeubles ayant servi à abriter une partie des terroristes du Bataclan. Encore aurait-il fallu quelques fins limiers pour découvrir cette proximité ! Et le service de renseignement en manquait cruellement, au moins jusqu’en 2015.
Le spécialiste de l’« islam » au placard
Dans une note de service inédite à ce jour, le commissaire Vincent Probst, nommé en 2012 à la tête du service territorial du renseignement en Seine-Saint-Denis, dresse un bilan calamiteux de l’état de ses troupes :
« J’ai constaté que mon groupe était dépourvu d’une section islam et que cette thématique essentielle reposait sur le bon vouloir d’un seul homme, Anouar Bouhadjela. » Et le commissaire d’ajouter : « J’ai donc décidé de laisser ce fonctionnaire doté de réelles qualités professionnelles, d’une bonne éducation et d’un certain entregent, travailler en qualité de “référent islam”[3]. »
En Seine-Saint-Denis, à ce moment-là, cinq mois après l’attentat meurtrier de Charlie Hebdo exécuté par les frères Kouachi, familiers du département, il n’y avait qu’un seul ancien RG à travailler sur la menace djihadiste ! Et cela va empirer !
Car, quelques jours après cette note alarmante, le gardien de la paix Bouhadjela est suspendu pour n’avoir pas respecté assez scrupuleusement la bienséance en vigueur dans les services de police. Sa faute ? Être trop ambitieux !
« Son ambition l’a conduit à démarcher le chef du bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur afin d’y obtenir sa mutation », résume le commissaire Probst, dans sa note au directeur. En clair, le gardien de la paix Bouhadjela n’a pas respecté les formes de la gestion des carrières dans la police nationale, en ayant fait des offres de service à une entité de la Place Beauvau, sans en demander l’autorisation au préalable à sa hiérarchie. Exit le policier le mieux renseigné sur l’islam dans le 9-3… Lequel en éprouve encore aujourd’hui une vive rancœur : « Je suis musulman, arabophone, bien intégré dans la population, et donc triplement coupable. Pour mieux m’écarter, ma hiérarchie a même voulu me faire passer pour un radicalisé, parce que je prends toujours des pizzas quatre fromages sans jambon au restaurant[4] », nous dévoile-t-il.
Résultat, voici les anciens RG de Bobigny, pourtant en première ligne dans la guerre antiterroriste, divisés et affaiblis. D’un côté, un « référent islam », Anouar Bouhadjela, le seul à avoir des contacts sérieux dans les milieux islamistes, totalement isolé. De l’autre, ses soixante collègues, mal formés, et intégrés dans les équipes de la sécurité publique, sensibilisées à la va-vite aux problématiques de l’islam radical et sans sources pertinentes dans ces milieux !
Durant les six années où l’ancien RG était affecté à la lutte contre le terrorisme, Anouar Bouhadjela avait, lui, noué des contacts éclectiques, aussi bien à la prestigieuse mosquée de Paris qu’à celle de Pantin, un temps infiltrée par les salafistes. Et, à lire la note de son patron, le commissaire Probst, ce fonctionnaire atypique gérait également une source « de qualité », bien implantée dans l’islam radical de la banlieue parisienne, connue du service sous le nom de code d’« Armageddon ».
On découvre encore le gardien de la paix Bouhadjela, en 2015, enregistrant le discours fondamentaliste que tient, face à une assemblée privée, Hani Ramadan, le frère de l’islamologue Tariq Ramadan, qui prône la lapidation et vante les mérites des Frères musulmans égyptiens… Le même Bouhadjela multiplie les notes de renseignement sur la famille de Samy Amimour, un des trois auteurs de la tuerie du Bataclan. Peu de retours, et encore moins d’encouragements de la part d’une hiérarchie suspicieuse. « Aux yeux de René Bailly, le grand patron du renseignement de la PP, regrette-t-il, j’étais indigne d’une habilitation secret-défense, que l’on ne m’a accordée qu’à titre dérogatoire et sous conditions, comme ce fut le cas pour un certain nombre de mes collègues d’origine maghrébine. »
Clairement, le climat de suspicion autour de ce natif de Goussainville est permanent, notamment face à la direction départementale de la DGSI, le puissant service français de contre-espionnage… qui n’hésiterait pas à détourner les indics d’Anouar Bouhadjela.
Les statistiques d’abord
En 2015, ce fonctionnaire quittera son service dans un état de rage et d’épuisement pour être muté à la Police de l’air et des frontières (PAF). Il y tentera, mais sans succès, de convertir quelques migrants des centres de rétention en indicateurs des services de police. Là encore, on lui reprochera son zèle et on le renverra chez lui, dans l’attente d’une convocation « pour manquement au devoir d’exemplarité » devant un conseil de discipline. « On me reproche tout à la fois, explique-t-il en souriant, le fait d’être banlieusard, misogyne, mal élevé et de ne pas manger de porc. »
Le service de renseignement territorial de la Seine-Saint-Denis a donc préféré se passer de lui. Le gardien de la paix Bouhadjela est aujourd’hui en arrêt maladie…
Pourtant, après les attentats de 2015, le pouvoir avait voulu se renforcer dans le renseignement sur les milieux islamistes. Les recrutements se sont multipliés à la DRPP. Mais ces nouvelles recrues, de jeunes agents peu formés et originaires des services de sécurité publique, sont formatées pour limiter les « risques de vagues » et « faire du chiffre ». Prenons l’exemple d’un individu radicalisé, traditionnellement signalé au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), une gare de triage où l’on distinguait vraies et fausses menaces.
Or, depuis 2018, ces subtilités ne sont plus de mise. Les patrons du renseignement à Paris et en province ont décidé de basculer l’ensemble des personnes suspectes sur le fichier S, le S désignant ceux qui pourraient porter atteinte à la sûreté de l’État.
On ne fait plus dans le détail. Seul compterait l’affichage face à une opinion publique rassurée par l’inflation soudaine des fiches S. « On ne nous demande pas de faire du renseignement, constate un fonctionnaire de la DRPP, mais de nourrir les statistiques » !
Pour le président de la République, Emmanuel Macron, et ses conseillers, la vigilance en matière de lutte contre le terrorisme se résume trop souvent à une affaire de communication. Lors d’une intervention, le 18 octobre 2017, devant les forces de sécurité intérieure, le chef de l’État évoquait « des plans d’action » des préfets confrontés à « des processus de radicalisation ». Et d’expliquer : « Ce travail a été réalisé pour certains quartiers, à ma demande, en particulier Trappes, dans les Yvelines, afin de mieux lutter contre les agissements qui favorisent l’extension de la radicalisation. »
De tels plans n’ont, en réalité, jamais existé. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que l’entourage présidentiel avait eu droit, lors d’un déplacement dans les Yvelines, à un rapide briefing du préfet, Serge Morvan, sur l’efficacité d’une task force mise en place à Trappes contre les bandes organisées. L’idée avait plu, elle fut reprise sur un coin de table par une des « plumes » présidentielles pour nourrir la pensée antiterroriste d’Emmanuel Macron. Las ! il a fallu ensuite trouver un coupable à cette bévue présidentielle. L’erreur coûtera finalement son poste au directeur de cabinet du préfet qui n’était pour rien dans cet affichage malencontreux !
L’époque a changé. Les exigences démocratiques se sont renforcées. Pourtant, pendant quarante ans, les Renseignements généraux ont été un maillon essentiel du maillage territoriale des groupes djihadistes en France. Avec la disparition des RG; le travail de terrain a été peu ou prou abandonné.
[1] « Les déboires du contrôleur général », Le Parisien, 1er juin 2016.
[2] « Comment les renseignements ont étouffé leur raté après l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray », Mediapart, 4 janvier 2018.
[3] Note à M. le directeur du renseignement de la préfecture de police, le 2 juillet 2015.
[4] Entretien avec l’un des auteurs, le 18 mars 2019.