Maryam MNAOUAR membre du bureau politique du Parti Tunisien répond aux questions de Mondafrique sur la détention choquante de Wajdi Mehouachi, un jeune bloggeur qui avait dénoncé des vidéos d’un Imam saluant l’assassin de l’enseignant français Samuel Paty
Une chronique de Oussayma Ray
Le 16 octobre 2020, un professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, est assassiné par arme blanche puis décapité à la sortie de son collège, à Conflans Sainte-Honorine dans les Yvelines.
Il avait montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet, publiées dans Charlie Hebdo.
Cet attentat crée de vives réactions non seulement en France mais aussi à travers le monde.
En Tunisie, la société civile condamne fermement cet acte barbare.
Inversement, un imam diffuse des vidéos où il salue l’assaillant et fait l’apologie du terrorisme.
En réponse à l’immobilisme du parquet, un jeune blogueur, Wajdi Mehouachi invective le procureur qu’il traite de lâche et le presse d’agir contre l’imam.
Quelques heures plus tard, c’est lui qui est arrêté. Et une semaine après, il écope d’une peine de deux ans de prison ferme pour crime de lèse-majesté. Il est, ce mercredi, en grève de la faim depuis quatre jours
L’imam, lui, n’est pas inquiété. Forcément
Maryam Mnaouar: « L’impunité a beaucoup encouragé les geôliers qui sévissaient sous Ben Ali à perpétuer leurs crimes ».
Mondafrique Pourriez-vous nous décrire la situation politique actuelle en Tunisie, dix ans après la chute du régime de Ben Ali ?
Nous sommes très heureux que Ben Ali ait quitté la scène politique. C’était un dictateur. C’était un tortionnaire. Le problème c’est que c’est la tête de l’Etat qui a sauté, c’est-à-dire Ben Ali et sa famille. Ses ami(e)s sont toujours là. I
l y a une impunité latente. La justice n’a pas poursuivi les geôliers. Elle n’a pas poursuivi les tortionnaires. Cette impunité a beaucoup encouragé les geôliers d’hier à perpétuer leurs crimes.
De ce fait, la corruption est toujours d’actualité en Tunisie. La justice également ne s’est toujours pas libérée de ses démons d’avant-révolution. Et nous n’avons pas beaucoup avancé.
Mondafrique Beaucoup parlent d’un retour aux pratiques autoritaires, notamment à un retour aux atteintes à la liberté d’expression. On dénombre plusieurs arrestations au sein des journalistes, des syndicalistes voire même des citoyens. Qu’en pensez-vous ?
Vous parlez d’un retour, Madame, mais en fait rien n’a jamais changé. C’est-à-dire que ceux qui étaient chargés, avant la révolution, de persécuter les citoyens, de perpétrer contre eux les pires calomnies, ceux qui étaient chargés de torturer, les juges qui étaient chargés de juger au bon vouloir du pouvoir sont toujours là, malheureusement. Personne n’a été poursuivi. Les seuls procès qui ont eu lieu, ce sont un peu des procès fantoches de Ben Ali.
Même les policiers qui ont tué les manifestants à bout portant, ils ont écopé de six mois de prison avec sursis. Imaginez. Il y a une impunité totale. Personne n’a été poursuivi.
Je vous rappelle, par exemple, que le dernier président du RCD est aujourd’hui en poste, payé par le contribuable. Il est à l’ARP[1].
Je vous rappelle aussi que l’ex Ammar 404[2], Moez Chakchouk, est aujourd’hui ministre du Transport.
Je vous rappelle aussi que beaucoup de juges qui étaient sous les ordres de Ben Ali sont aujourd’hui encore en poste.
Comment voulez-vous qu’on évolue ?!
Donc il n’y a pas de retour. Il n’y a jamais eu de coupure. Et les pratiques sont toujours les mêmes. Sauf qu’aujourd’hui on en parle. C’est tout.
Mondafrique La condamnation de Wajdi a créé un tollé dans le pays. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette affaire ?
Alors tout d’abord je voudrais présenter Wajdi, parce que c’est une victime.
Il a été arrêté, torturé, puis violé en mars 2019 au poste de la Kasba[3], parce qu’il manifestait contre les décisions du gouvernement notamment contre ce système de santé, sclérosé, qui a conduit à la mort de plusieurs bébés[4]. Tout le monde s’en souvient.
Juste après son arrestation et son viol, il a été emmené de force à l’hôpital Razi, un hôpital psychiatrique.
Les policiers voulaient certainement que les dires de Wajdi ne soient pas pris au sérieux, qu’on le prenne pour un fou. Et c’est ce qui s’est d’ailleurs passé.
On a porté plainte pour lui. Sa plainte a été dirigée vers les gendarmes de Ben Arous[5]. Et elle dort depuis dans les tiroirs.
Et puis le 1er novembre 2020, soit un an et demi après ce qui s’est passé, Wajdi tombe sur une vidéo d’un je ne sais pas…un cheikh, ou un imam… Je ne le connais pas. En tous cas, un gars qui explique que décapiter pour le prophète était quelque chose de bien. Il y appelle les petits jeunes à en faire de même, si j’ai bien compris.
Wajdi s’est donc beaucoup étonné du fait que cet imam, ou pseudo-imam puisse émettre à partir de Tunis, ou à partir de Bizerte il me semble et que le parquet n’ait pas bougé.
Il publie alors une vidéo en disant au procureur : « Monsieur le Procureur, j’ai été tabassé et violé, je ne suis pas le seul. Vous n’avez jamais bougé. Si je vous insulte dans cette vidéo, je suis sûr que vous aller bouger. Et il met en exergue dans cette même vidéo une partie des dires de cet imam pour inciter justement le parquet à bouger contre cet appel, dit-il, au terrorisme.
Un autre grand étonnement, c’est Wajdi qui sera arrêté et non pas l’imam.
Et nous pensons sincèrement que Wajdi s’est donné en pâture. Qu’il s’est sacrifié pour que l’opinion publique voit qu’il existe encore des appels à la haine. Des appels très graves sur la toile que le parquet prétend ne pas voir.
Je tiens à préciser, et je prends ici ma responsabilité, que le parquet réagit très vite lorsqu’un haut fonctionnaire est apostrophé par un citoyen.
J’ai moi-même été condamné à dix mois de prison ferme en première instance, pour avoir simplement dit au ministre de l’Intérieur qu’il était payé par le contribuable.
Ou encore lorsqu’un citoyen, resté longtemps bloqué aux frontières tuniso-libyennes pendant la première vague de la Covid-19, a été pris en vidéo entrain d’invectiver le président de la République, il a été arrêté, tabassé et jeté en prison pendant des mois.
Le parquet est très vigilant sur tout ce qui est liberté d’expression. Il ne nous laisse pas parler, il nous parque dans les prisons.
Mais quand il s’agit de faire l’apologie du terrorisme, manifestement, il est aux abonnés absents.
Mondafrique La personne de Wajdi dérange même au sein des démocrates. On parle de propos misogynes qu’il aurait proférés, par exemple. L’ATFD aurait refusé de se joindre à votre comité pour cette raison malgré le caractère injuste de sa condamnation. Approuvez-vous de telles réactions ?
Je confirme. L’ATFD n’a pas signé le communiqué de soutien à Wajdi Mehouachi. Je n’ai pas compris cette réaction. Il s’agit quand même d’un innocent qui est en prison.
Il s’agit de liberté d’expression et il s’agit de se mettre tous ensemble à combattre l’oppression.
Toutes ces raisons ou pseudo-raisons pour moi ne sont pas compréhensibles.
Wajdi est quelqu’un que je connais. Je suis une femme. Je n’ai aucunement vu ou subi ce qui a été colporté sur lui.
Ça pourrait être vrai, je ne vais pas le nier, mais de toutes façons rien mais alors rien ne justifie le fait de le laisser seul face à son sort.
Mondafrique Peut-on parler d’une justice indépendante et impartiale en Tunisie ?
Ben écoutez, la justice en Tunisie n’est pas indépendante. Ce sont les propos mêmes de toutes les instances de la justice. Que ce soit le Syndicat des Magistrats Tunisiens, l’Association des Magistrats Tunisiens ou le Conseil Supérieur de Magistrature. Ils le disent eux-mêmes, tout le monde cherche « Istiklaliyet el kadhaa » c’est-à-dire l’indépendance de la justice.
Je vous disais tout à l’heure que beaucoup de juges qui étaient sous les jupons de Ben Ali sont encore en exercice. Vous imaginez donc que nous ne pouvons parler de justice tout à fait équitable aujourd’hui.
Maintenant, il y a peut-être des lueurs d’espoir par-ci et par-là.
Comme la levée d’immunité du Premier Président de la Cour de Cassation[6], le 24 novembre, suite à de gros scandales de corruption, ayant concerné aussi l’ancien Procureur de Tunis.
Ce sont des choses que nous, activistes et ONG, disons haut et fort depuis des années.
La justice est sclérosée. La justice n’est pas vraiment rétablie de l’avant-révolution et il y a beaucoup d’innocents à ce jour en prison pour avoir mal parlé ou énervé un flic, pour avoir mal regardé un haut responsable…
Je vais vous dire ce qui se passe réellement. Dans le tribunal, tout est non informatisé.
Vous déposez un dossier, il peut se perdre du jour au lendemain. Vous ne trouverez personne contre qui porter plainte.
Tout encourage la corruption. Tout.
Si vous demandez ne serait-ce que, et nous avons déjà eu des cas similaires, avec votre pièce d’identité, vous demandez à savoir s’il y a des plaintes contre vous, il arrive qu’on vous refuse ce service alors qu’il est de votre droit. Certains citoyens se retrouvent à soudoyer pour avoir l’information.
Quel est le sort de Wajdi Mehouachi en prison, autrement dit quelles sont les conditions de sa détention ?
Les conditions de sa détention sont très mauvaises. Je peux vous dire qu’à son arrivée, il a passé quarante-huit heures à se faire tabasser. Parce que Wajdi, rappelons-le, est la personne qui a brandi les dix dinars lors de la manifestation contre la loi de protection de la police[7].
Il n’était pas le seul mais le photographe n’a pris que lui.
Donc c’est vous dire combien les policiers et puis leurs acolytes en prison étaient énervés contre lui. Sa maman dit et nous avons son témoignage signé et légalisé, qu’en le tabassant, on lui disait « tiens, voici les 10dt, voici les 10dt, voici les 10dt ». Et ça a duré 48h. Ce qui est beaucoup.
Son avocate aussi est allé le visiter et elle confirme ce que nous a dit sa mère. Mais elle dit aussi qu’on l’a mis dans une cellule avec des détenus un peu sensibles aux histoires de religion, on va dire. On leur a dit qu’il était homo et qu’il ne croyait pas en Dieu pour justement les inciter à le violenter.
Mondafrique Votre parti est connu pour défendre les victimes de la torture policière en Tunisie, auprès d’autres organisations depuis des années. Trouvez-vous que les choses ont évolué grâce à votre combat, depuis ?
La seule chose qui a évolué, c’est le nombre de procès que j’ai contre moi.
Mondafrique Quelles sont les prochaines actions que vous projetez de mettre en place pour la libération du jeune blogueur ?
Je sais qu’il y aura une conférence de presse bientôt. Beaucoup d’avocats se sont proposés. On en est à une trentaine voire une quarantaine, aujourd’hui.
La seule difficulté pour nous c’est d’avoir une date d’appel.
Dans un pays qui se respecte, on a une date dans les dix jours.
En Tunisie, il faut attendre que le juge veuille bien finir d’écrire et de taper son jugement. Que les greffiers daignent envoyer son dossier à dix mètres soit à la Cour d’Appel, à côté.
Et comme nous savons que le cas de Wajdi est très conflictuel, depuis le 12 novembre, aucune possibilité d’avoir ne serait-ce qu’un numéro d’affaire en appel ou une date.
C’est très difficile. Ce sera le combat des jours à venir.
[1] Assemblée des Représentants du Peuple.
[2] Surnom donné à l’Autorité chargée de la censure, du nom de la page d’erreur qui s’affiche souvent.
[3] Quartier de la médina de Tunis.
[4] https://www.france24.com/fr/20190311-deces-bebes-maternite-tunis-scandale-ministre-sante
[5] Ville du sud de Tunis.
[6] https://lapresse.tn/79728/lordre-judiciaire-a-decide-la-levee-de-limmunite-au-premier-president-de-la-cour-de-cassation-a-la-demande-du-parquet/
[7] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/tunisie/attaque-a-tunis/tunisie-mobilisation-contre-un-projet-de-loi-accordant-l-impunite-aux-policiers-et-aux-militaires_4132183.html