La Cour de cassation de Tunis a décidé, lors de son audience du samedi 13 avril 2019, d’annuler toutes les procédures judiciaires prises à l’encontre de tous les accusés dans l’affaire de Chafik Jerraya, dite de « complot contre la sûreté de l’Etat ».
Surnommé « Chafik Banana », ou encore « monsieur Banane »; en raison des premiers succès commerciaux de ce modeste enfant de Sfax dans la vente des fruits et légumes, Chafik Jarraya force le respect par le parcours incroyable qui fut le sien. Mêlé aux pires turpitudes financières lors de ses débuts en Libye en compagnie du clan Trabelsi, du nom de l’épouse de l’ex président Ben Ali, Leila Trabelsi, ce bandit souriant traversa sans encombres le printemps arabe de 2011.
L’ancien allié d’une dictature qui emprisonna et tortura des milliers d’islamistes noua une solide alliance avec les proscrits d’hier et passa ainsi à travers les gouttes des ennuis judiciaires qui auraient du l’attendre.
L’intermédiaire obligé
Au mieux avec les dirigeants islamistes d' »Ennahdha » qu’il arrosa généreusement une fois ceux ci parvenus au pouvoir en 2012 et 2013, le généreux homme d’affaires noua également une alliance solide avec Abdelhakim Belhadj, un des chefs libyens du mouvement « Fajr Libya », qui rêgna en maitre sur les milices et les puits de pétrole de la région de Tripoli avant de ses consacrer aujourd’hui aux ventes d’armes en compagnie de ses amis turcs.
En l’absence de toute relation diplomatique entre la Tunisie et la Libye dans les années post printemps arabe, « monsieur Banane » devint l’intermédiaire obligé entre Tunis et Tripoli et joua le « monsieur Bons Offices » entre les deux capitales. Ce qui ne l’empêcha pas de vendre de nombreux biens immobiliers aux anciens cadres du régime de Khadafi réfugiés en Tunisie avec des sacs remplis de dollars. De l’art de joindre l’utile et l’agréable….
C’est l’époque où l’on découvre l’ami Jerraya dans les cafés de l’avenue Bourguiba proposant l’échappée belle, tous frais payés, chez ses « frères » libyens. Ainsi Isabelle Mandraud, responsable à l’époque du Maghreb au journal « Le Monde », répondit à l’invitation qui déboucha sur un livre qui fera date et qui était consacré au parcours d’Abdelhakim Belhadj. Le titre, largement mensonger, « du jjihad aux urnes » est à mettre au crédit des efforts de communication de Jerraya.
Pour peu que les islamistes tunisiens quittent le pouvoir fin 2013, et ce communicant hors pair se rapproche du fils du nouveau président tunisien, Hafedh Caïd Essebsi, à qui son père confie la direction du mouvement, Nidaa Tounes, fondé en 2012. Hafedh et Chafik font la paire, ne se quittent plus et concluent ensemble, à l’ombre de l’Etat, de juteux contrats.
Tout allait donc pour le mieux dans le royaume enchanté de Chafik Jerraya, jusqu’à ce jour fatal où il s’est bêtement embrouillé avec son nouvel associé, le fils du Président. Et de là vont naitre tous ses ennuis…..
Coup de tonnerre
Par une belle journée de mai 2017 dans ce quartier des Berges du lac, dont il possède une bonne partie de l’immobilier, notre flamboyant homme d’affaires est interpellé. Qui plus est, il est mis au secret par la justice militaire, qui n’a de comptes à rendre qu’au chef de l’Etat. Et elle l’inculpe d’intelligence avec l’ennemi et de trahison, dans un contexte de terrorisme qui fait de lui l’homme à abattre.
L’opération de communication organisée autour de cette arrestation est parfaitement orchestrée. Sans attendre, le jeune Premier ministre, Youssef Chahed, entame une vaste croisade contre l’argent sale. « C’est la corruption ou l’Etat, déclare-t-il, la corruption ou la Tunisie. J’ai choisi la Tunisie et l’Etat ». Autant de déclarations qui lui assurent une popularité soudaine dans une opinion publique touchée de plein fouet par la crise et lasse de voir la corruption s’installer au coeur de l’Etat.
Depuis une année au moins, la hache de guerre avait été déterrée entre Chafik Jerraya et l’entourage présidentiel. « Le Premier ministre n’est pas en mesure de mettre une chèvre en prison », avait-il déclaré, fanfaron et sur de son impunité puisqu’assis sur son tas de secrets. C’était sans compter sur l’action de Sihem Bensedrine, l’ancienne opposante à Ben Ali devenue la présidente de « l’Instance Vérité et Dignité » chargée d’enquèter sur les atteintes aux droits humains sous la dictature. Or dans les premiers mois de 2017, cette opposante déterminée de la corruption ambiante et adversaire du président Beji était décidée à élargir son champ de compétence et à s’intéresser, au delà des droits de l’homme, aux malversations économiques. Ce qu’elle fit dans les premiers jours du mois de mai 2017 en interrogeant dans sa prison Imed Trabelsi, le neveu de la femme de Ben Ali, qui se disait prèt à livrer quelques secrets de fabrication.
Panique au Palais de Carthage
Dans l’entourage du président Beji, on craint le pire. Dans la foulée, Sihem Bensedrine que rien n’arrête s’apprèterait à interroger Chefik Jerraya, Et ce dernier, imprévisible et rancunier, pourrait bien raconter les frasques commises avec Hafedh, le fils de Beji. Il fallait agir rapidement. La décision est prise au sommet de l’Etat d’en appeler à la justice militaire plus facile à manipuler et de faire passer Jerraya pour un ennemi de la patrie.
Encore fallait-il trouver l’affaire pendable qui permettrait à la justice militaire de « doubler » ainsi l' »Instance Vérité et Dignité » et de prévenir tout bavardage inutile. C’est ainsi qu’un dossier va être monté de toutes pièces pour habiller la mise en cause de Chafik Jerraya. Plus grave, deux grands patrons de l’anti terrorisme au ministère de l’Intérieur vont payer de leur liberté la minable cabale montée contre Jerraya. Il s’agit d’Imed Achour et de Sabbeur Laajili qui avaient été nommés en décembre 2015 respectivement directeur général des services spéciaux et chef de la brigade anti terroriste nationale. Après l’année noire des attentats en 2015, ces deux patrons de la police antiterroriste ont permis de reconstruire l’appareil sécuritaire.
Ce sont eux deux notamment qui purent contrer l’offensive des commandos djihadistes venus de Libye qui avaient investi, le 7 mars 2016, la ville frontière de Ben Gardane. Or ces deux grands flics sont aujourd’hui en prison accusés eux aussi de trahison en raison de leur supposée complicité avec Chafik Jerraya. Cette situation inédite provoque un profond malaise au sein des forces sécuritaires tunisiennes qui sept ans après le départ du président Ben Ali et l’éviction de nombreux cadres de la police liés au régime passé, commençaient à se réorganiser enfin.
Une mascarade judiciaire
Venons en aux faits qui leur sont reprochés. Avec l’accord de leur ministre, à l’époque Najem Gharsali qui devrait être lui aussi mis en examen prochainement, Imed Achour et Sabbeur Laajili avaient reçu à sa demande Chafik Jerraya. Lequel leur avait proposé, avec la rouerie qui lui est propre et son sens aussi des réseaux, de les mettre en relation avec ses amis islamistes libyens de « Farj Libya »i. Ces derniers en effet détenaient à la maison d’arrêt de Sebrata, un des fiefs djihadistes en Libye, des jeunes tunisiens susceptibles d’être interrogés et de dévoiler leurs secrets.
Dans une pure logique de renseignement, les deux patrons de l’anti terrorisme acceptèrent le deal qui leur permit en effet d’obtenir de précieuses informations sur les cellules dormantes de l’Etat Islamique. En 2016, de nombreuses arrestations de djihadistes furent possibles qui doivent beaucoup à ces discrets échanges entre les milices de Farj Libya et le ministère tunisien de l’Intérieur. Et c’est cela qui leur est aujourd’hui reproché bien à tort dans ce qui s’apparente à une mascarade judiciaire.
La face cachée de l’affaire Jerraya, la voici: l’Etat tunisien n’a pas hésité à décapiter ses services anti terroristes pour faire taire un chef contrebandier. Ce n’est pas glorieux !