Le quatrième volet de notre série sur la Libye explique comment le Parti de la Justice et de la Construction (PJC), vitrine politique des Frères Musulmans, a pu conquérir la présidence du Haut Conseil d’Etat (HCE), la chambre haute du parlement libyen, alors que les islamistes restenttrès minoritaires.
L’auteur de ces textes est Ali Bensaad, Professeur des Universités, Institut Français de Géopolitique de Paris, Université Paris8 Vincennes-Saint Denis.
LES FRERES MUSULMANS, UNE MINORITE AGISSANTE
Les bouleversements sur la scène politique libyenne et les retournements d’alliance n’en finissent pas de se succéder, toujours plus inattendus.
En ce mois d’avril 2018, on assiste à l’éviction de la présidence du Haut Conseil d’Etat (HCE) d’Abderrahmane Souihli, un des leaders de la ville de Misrata, qui fut le principal bastion révolutionnaire contre le régime de Khadafi. L’élection, à sa place, d’un Frère Musulman, Khaled al-Mechri, constitue un scénario improbable. Sitôt élu et sans en référer aux membres du HCE, ce dernier s’adresse au chef du parlement de Tobrouk pour lui déclarer son entière disponibilité à négocier, sans conditions, confirmant le complet retournement politique des islamistes.
Tournant le dos à leur stratégie antérieure, les Frères Musulmans libyens revendiquent une stratégie paacifique au travers de leur vitrine politique du Parti de la Justice et de la Construction (PJC). Ce revirement leur a coûté cher: 150 de leurs cadres, surtout des « lettrés », désapprouvant l’engagement de leur parti dans les accords de Skhirat, ont d’un bloc quitté le parti, ouvrant la voie à une hémorragie continue.
Le PJC est sociologiquement un parti de commerçants. La plupart de ses cadres dirigeants, son secrétaire général Mohamed Sowan ou de son puissant argentier, le richissime homme d’affaires Abderazak Laaradi, vivent du commerce.
Des luttes en vase clos
Au-delà du cas particulier de cette élection au HCE, ces successifs retournements deviennent la norme du jeu politique libyen et le rendent illisible. Mais ils ne sont en rien erratiques, résultat surtout de la dérive d’une transition qui a trop duré et a connu trop de contrecoups, où des acteurs ont acquis des positions institutionnelles à la faveur du contexte d’instabilité. Pour préserver leurs positions de pouvoir, ils se sont enkystés dans ces institutions qui deviennent le lieu de luttes sourdes en vase clos, déconnectées des rapports de force du terrain. Toutes les combinaisons émergent, même les plus improbables.
De fait, rien ne prédisposait le PJC à la conquête de la présidence du HCE, une représentativité normalement au-dessus de ses forces réelles. Il a régulièrement été mis en minorité aux différentes élections, érodant toujours plus son capital de voix, des législatives de 2012 et 2014 aux municipales et au conseil pour la constitution.
Le mouvement ne dispose pas de plus d’une quinzaine de sièges sur les 115 que compte le HCE. Et même si des membres du HCE, comme hier du CNG (Congrès National Général), étiquetés « indépendants » sont en fait liés ou proches du PJC, le meilleur score de celui-ci a réuni tout au plus 25 suffrages.
Une élection surprise
Le PJC connait une désaffection grandissante que ne nient pas ses propres dirigeants qui ne manquent pas de s’en inquiéter. Signe de cette crise, au moment même où se déroulaient les élections, le représentant du PJC au Conseil Présidentiel, Abdeslam Kajman, annonçait son retrait du parti, après bien d’autres cadres qui n’y voient désormais plus une garantie pour leur carrière politique.
Qu’est ce qui a donc rendu possible l’élection d’Al-Machri? Apparatchik sans charisme, il est l’élu au CNG de la ville de Zaouia, ville au passé frondeur et qui fut naguère un fief de la gauche marxiste[1].Au-delà du sens de la combine et du clientélisme où les islamistes excellent, cette élection est le résultat de la conjonction d’un facteur structurel et d’une conjoncture.
L’élément structurel qui a pesé depuis ses débuts sur la révolution, c’est le poids surdimensionné des islamistes dans les réseaux de pouvoir. Quasiment seuls à bénéficier d’une culture partisane et d’une organisation structurée, connectés aux réseaux internationaux au contraire des autres insurgés dont l’horizon était le plus souvent local, les islamistes ont fortement investi dès le début les structures politiques et militaires naissantes et y ont pris une place disproportionnée par rapport à leur place légitime. C’est à partir de ces positions de pouvoir qu’ils ont compensé leurs successives déconvenues électorales par la construction de réseaux d’influences dont l’efficacité s’est décuplée proportionnellement à la fragmentation grandissante du pays.
L’élément conjoncturel, comme ce fut le cas dans d’autres élections, c’est une « transaction » qui a lieu cette fois avec les élus du Sud de la Libye au HCE. Lesquels veulent monnayer en postes et en opportunités d’affaires l’intérêt stratégique que suscite la région du Fezzan dans l’affrontement entre le pouvoir de Tripoli et celui de Tobrouk. Alors qu’au Fezzan se déroule l’épisode le plus long de la guerre entre les Toubous et les Ouled Slimane, les réseaux d’influence de cette région, eux, se sont transportés à Tripoli pour peser sur des nominations notamment celle probable du successeur de Moussa El Kaouni, vice-président du Conseil Présidentiel où il représentait le Sud et dont il avait démissionné depuis plus d’un an. En jeu également, le départ, sans cesse différé, du gouverneur militaire du Fezzan.
Ce provisoire qui dure
Cette focalisation sur des structures de transition est une des causes principales de l’enlisement, ces structures devenant des positions de pouvoir qu’ils tentent de pérenniser. C’est ce qui donne par ailleurs une pertinence à la stratégie de Ghassane Salamé d’organiser des élections dans l’année pour sortir de ce « provisoire qui dure ». La lassitude populaire est réelle face à des structures « de transition » qui finissent par se juxtaposer, se contester la légalité et au final ne se survivre pour mieux se nuire mutuellement. A l’image des trois gouvernements et des deux parlements qui se superposent.
La question des élections reste celle des conditions de sécurité loin d’être réunies pour crédibiliser le scrutin et en faire respecter le résultat.
Beaucoup d’acteurs n’ont pas intérêt à une clarification de situation qui réduirait leur place à l’échelle de leur réelle représentativité et préfèrent un exercice institutionnel fictif fait de marchandage et de cooptation pour préserver les positions acquises , une sorte de « rente de transition ».
C’est ainsi qu’avant l’élection au HCE, et ne croyant absolument pas en ses chances d’accéder à sa présidence, le PJC voyant d’un mauvais œil le processus onusien de sortie de transition. C’est alors qu’il organise, début avril 2018 à Tunis, avec l’appui discret des islamistes tunisiens d’Ennahda et de l’Algérie, une réunion des partis contestataires de ce processus. Des militants plus radicaux comme le Groupe Combattants Islamiques de Libye sont invités Or, avec l’élection inattendue d’El Mechri, le PJC, minoritaire, se retrouve garant du processus onusien alors même qu’il avait cherché à le court-circuiter.
Les Egyptiens vent debout
Cette « normalisation » continue cependant à buter sur la phobie du pouvoir égyptien à l’égard des Frères Musulmans. Face à la difficulté du général Haftar qui rêgne sur la région de Tobrouk à s’imposer comme l’unique représentant de la Libye, enfermé dans la bulle de ses prétentions, l’Egypte décide de s’ouvrir à ses opposants. Le général Mahmoud Hegazy, en charge du dossier libyen, constitue pour cela un comité de quarante personnalités de l’Ouest dont certaines sont farouchement hostiles à Haftar, mais dont restent exclus les Frères Musulmans.
Les islamistes libyens se rabattront alors sur un improbable axe Algérie-Qatar qui s’est constitué autour des conflits qui ont secoué le Sud libyen[2]. Contre toute attente, les Algériens s’ouvrent aux islamistes libyens, eux qui avaient activement soutenu le régime de Kadhafi jusqu’à sa chute et même au-delà, en accueillant la famille du dictateur. Le contact se fait via le Qatar où vit le Libyen Ali Sallabi, un proche du prêcheur de la télévision qatarie Al Jazeera, Youssef al-Qaradaw,i et une autorité morale chez les Frères musulmans. Il sera secondé par le tunisien Rached Ghannouchi, chef d’Ennahdha et obligé de l’Algérie.
Le poids de l’Algérie
C’est Ghannouchi qui abrite plusieurs rencontre entre Ali Sallabi et Ahmed Ouyahia alors directeur de cabinet du président Bouteflika, avant de devenir son Premier ministre. L’accès d’un cadre des Frères Musulmans, Abdelkader Touhami, au poste de responsable des services de renseignement libyen du gouvernement de Serradj, renforce leur relation à l’Algérie en y rajoutant une réponse aux préoccupations sécuritaires de celle-ci. D’autant plus que Touhami est originaire du Fezzan, la région frontalière avec l’Algérie. Ce n’est pas un hasard si la première visite à l’étranger du Frère Musulman El Mecheri en tant que président du HCE, le 23 mai, sera consacrée à l’Algérie.
La main tendue à Haftar
Le scénario d’un arrangement au sommet pour le partage du pouvoir, sur le mode de celui qui est intervenu en Tunisie entre les islamistes de Nahda et les républicains de Nida Tounes, est envisagé par plusieurs chancelleries. La veille des élections, le secrétaire général du PJC, Mohamed Sowan, fait une déclaration étonnante et inattendue où il glorifie Haftar et ses hommes armés en poussant jusqu’à les qualifier de « martyrs ». C’est pourtant le même qui, auparavant, l’avait excommunié alors que Abdelkrim Laaradi, l’argentier du parti, finançait l’opération « Fajr » qui a chassé de Tripoli le parlement élu où le PJC avait reculé, et l’a contraint à se réfugier à Tobrouk. Opération qui a constitué le point de départ du schisme de l’autorité politique et de la deuxième guerre civile et qui a accentué la fragmentation du pays.
Cette soudaine glorification de l’ennemi absolu d’hier s’apparente bien à une « parade nuptiale » en direction du maréchal Haftar. Nul doute que le PJD veut aller encore plus loin que les réconciliateurs qu’il combattait hier, jusqu’à probablement accepter de gouverner avec le Maréchal Haftar. De fait, lors des négociations de Skhirat au Maroc, El Makhzoum du PJD qui avait réussi à prendre la tête de la délégation, avait accepté intégralement la dite « version 4 » de l’accord émanant pour l’essentiel de la délégation de Tobrouk et faisant la part belle à ses revendications et qui, entre autre, évacuait la question de la primauté de l’autorité politique sur le militaire, c’est-à-dire préservait la position de Haftar. Pour dégager la voie vers un accord plus équilibré, Al Makhzoum sera débarqué et la rupture consommée entre les islamistes du PJC et le reste de ce camp dit révolutionnaire.
[1] L’évolution de cette ville s’inscrit dans celle des villes arabes et l’illustre, démentant une spécificité libyenne rétive à la modernité politique. Cette ville a été jusqu’aux années 70 un fief des courants de gauche, notamment marxistes, avec notamment la famille Bechti qui a donné une dynastie d’opposants dans un large prisme, allant de communistes à imams contestataires de gauche. Comme ailleurs dans le monde arabe, une féroce répression par Kadhafi et un profond bouleversement sociologique notamment un puissant exode rural, dont est issu d’ailleurs l’actuel élu El Mechri, ont érodé les bases sociologiques de ces mouvements politiques.
[2] Contre les Emiratis qui soutiennent les Toubous, le Qatar, allié alors de Tripoli, tente de se positionner dans cette région stratégique en soutenant les Touaregs alors que l’Algérie qui avait complètement perdu pied en Libye, n’avait plus comme correspondant dans ce pays que ces mêmes Touaregs, la communauté des Kel Ajjer, qui se répartit des deux côtés de la frontière avec des relations de parenté croisées.
Le Qatar qui s’était acheté les services de connaisseurs de la question Touareg comme le Mauritanien Mustapha Limane Chaffei, spécialiste du renseignement, ne pouvaient risquer les capacités de nuisance des Algériens qui avaient l’avantage du terrain. Mais les Algériens eux-mêmes étaient affaiblis dans leurs capacités opérationnelles par la guerre dans leurs services qui a frappé leurs meilleurs connaisseurs de la région comme le général Hassan mis aux arrêts. D’où un mariage de raison entre services
Sur Mustapha Limane Chaffei, lire Ali Bensaad « Aux marges du Maghreb, des tribus mondialisées », Ch. 4, Méditerranée, N° 116, Presses de l’Université de Provence, décembre 2011, pp 25-34