Le probable retour sur la scène politique congolaise de Jean Pierre Bemba, grand rival du président Joseph Kabila libéré par la CPI, devrait bouleverser la campagne pour les élections prévues en décembre 2018. Voici des extraits du dernier rapport de Crisis Group
Jean Pierre Bemba serait un candidat sérieux à la présidentielle. Pour le président Kabila, dont les manœuvres pour se maintenir au pouvoir se heurtent à de fortes résistances nationales et internationales, comme pour son éventuel dauphin, Bemba représente une menace. Mais son retour met également en péril les efforts de l’opposition pour s’unir derrière un candidat unique à la présidentielle.
Les acteurs internationaux doivent maintenir la pression pour que des élections sans Kabila soient organisées fin 2018. S’il se retire et si les perspectives de compétition ouverte pour le pouvoir s’améliorent, il sera crucial que ces élections soient crédibles et que les candidats s’engagent à éviter tout discours de haine et à déposer les éventuels recours post-électoraux dans le calme (…)
L’espoir d’une compétition électorale
L’arrestation de Bemba à la suite d’un mandat d’arrêt de la CPI en 2008 avait écarté l’un des principaux rivaux du président Joseph Kabila. Son acquittement surprise pourrait bouleverser le paysage politique en République démocratique du Congo (RDC) à l’heure où le pays se prépare à des élections prévues en décembre 2018.
Bemba a le potentiel pour être un candidat sérieux à la présidence de la République. Il est resté actif politiquement pendant sa détention, autant que ses conditions d’incarcération le permettaient, et il est très probable qu’il tente de revenir sur la scène politique. Son retour en RDC pourrait forcer le président Kabila, dont les efforts pour se maintenir au pouvoir se sont heurtés à de fortes résistances nationales et internationales, à revoir ses calculs en vue de l’élection présidentielle à venir. Pour Kabila, ou pour le successeur qu’il choisira parmi ses proches ou la majorité au pouvoir, Bemba constitue une menace politique. Mais son retour offre également l’occasion de diviser les suffrages exprimés en faveur de l’opposition. De même, pour les rivaux de Kabila, la libération de Bemba ouvre de nouvelles perspectives tout en créant de nombreux défis.
Les acteurs internationaux doivent continuer de faire pression pour dissuader Kabila de se représenter et pour que les élections aient lieu comme prévu en décembre. Si Kabila se retire, le retour de Bemba pourrait augmenter les chances d’une véritable compétition pour le pouvoir. Ce serait très positif car la stabilité du pays passe par une transition politique. Cela dit, une concurrence plus forte risque aussi de susciter de la violence ; il serait alors d’autant plus important que le vote soit crédible aux yeux des citoyens et des responsables politiques congolais.
Une solide base électorale
Jean-Pierre Bemba (souvent appelé le « Chairman » par ses partisans en référence à son passé dans le monde des affaires) est né en 1962 près de Gemena dans la province du Sud-Ubangi (issue de l’éclatement de la province de l’Equateur) dans une famille proche du dictateur au long cours Mobutu Sese Seko. Après avoir prospéré dans les affaires familiales, il crée en 1998, à la chute de Mobutu, le Mouvement de libération du Congo (MLC). A mi-chemin entre parti politique et groupe armé, le MLC s’est allié à l’Ouganda et a occupé une grande partie du Nord du pays au cours de la guerre civile qui a suivi. Après l’accord de partage du pouvoir signé à Pretoria en 2002, il est devenu, en juillet 2003, un des quatre vice-présidents du gouvernement de transition. Lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2006, il est arrivé second avec 20 pour cent des voix, mais a perdu au deuxième tour avec 42 pour cent des voix contre 58 pour Kabila. Il a obtenu des scores élevés dans l’Ouest, le Nord, le Kasaï et à Kinshasa. Le boycott de cette élection par l’influent dirigeant de l’opposition Etienne Tshisekedi et son parti l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) a fait de Bemba le candidat incontesté de l’Ouest, tandis que Kabila a dominé à l’Est (…)
Alors que des élections sont prévues fin 2018 en RDC, cette décision inattendue de la chambre d’appel de la CPI arrive à un moment critique et aura tout au moins un effet symbolique majeur. Nombre de Congolais avaient interprété l’arrestation de Bemba en 2008 comme un signe du soutien international dont jouissait Kabila à l’époque. La libération du rival du président, dans un contexte de pressions internationales croissantes qui incitent Kabila au départ, leur apparait comme la confirmation de sa disgrâce dans le monde. La décision de la CPI a en effet suivi de près les déclarations très claires du président angolais Lourenço durant sa visite au président français Emmanuel Macron, rappelant que Kabila devait respecter l’accord de la Saint-Sylvestre de décembre 2016 et qu’il ne devait pas briguer un nouveau mandat.
Le parti de Bemba, le MLC, a été affaibli par ses dix ans d’absence. Plusieurs de ses dirigeants l’ont quitté pour rejoindre soit le gouvernement soit d’autres partis d’opposition. Néanmoins, le MLC reste l’un des principaux partis d’opposition et est l’une des quatre formations d’opposition représentées à la commission électorale nationale (CENI) – par Nadine Mishika Tshishima, questrice adjointe (directrice adjointe aux finances) au sein de la commission. Depuis sa cellule à La Haye, Bemba a gardé un étroit contrôle sur son parti, mais sans sa libération, le MLC aurait sans doute essuyé un nouveau revers lors des prochaines élections. Etant donné que les élections provinciales et sénatoriales n’ont pas eu lieu en 2011, Bemba est resté sénateur ; il jouit donc de l’immunité parlementaire et de la libre circulation. Cela le met à l’abri des tentatives des autorités congolaises d’utiliser des moyens judiciaires, comme elles l’ont fait contre Moïse Katumbi, pour l’empêcher de se présenter à l’élection. Bemba devra quand même s’inscrire sur les listes électorales en RDC pour être autorisé à participer aux élections en tant que candidat.
Un paysage politique morcelé.
L’opposition en RDC est en pleine évolution alors que ses dirigeants tentent de négocier des alliances à un ou deux mois des dates limites de nomination des candidats (juin pour les élections provinciales et juillet/août pour les élections présidentielle et législatives). Les partis d’opposition sont soumis à de nombreuses contraintes : le gouvernement continue d’imposer des restrictions des libertés politiques, de réprimer leurs réunions et de harceler plusieurs dirigeants de l’opposition.
La situation n’est pas figée mais, à ce jour, deux blocs d’opposition semblent émerger de ce lent processus de négociations. Depuis mars, le MLC de Bemba, dirigé sur le terrain en RDC par sa secrétaire générale Eve Bazaiba, l’Union pour la nation congolaise (UNC), dirigée par Vital Kamerhe, et l’ancien Premier ministre Adolphe Muzito travaillent à la création d’une plateforme commune. Eve Bazaiba est actuellement la seule femme qui occupe un poste de premier plan dans l’imbroglio politique congolais. Muzito, qui s’éloigne de plus en plus de son parti, le Parti lumumbiste unifié (PALU), et Kamerhe ont des bases politiques complémentaires (respectivement à l’Ouest et dans les Kivus à l’Est), mais avant la libération de Bemba, il n’était pas certain que les trois partis s’unissent derrière une candidature unique à la présidentielle.
Le second bloc réunit Moïse Katumbi, l’ancien gouverneur de la province du Katanga et Félix Tshisekedi, le nouveau dirigeant de l’UDPS, qui reste le plus grand parti d’opposition. Ensemble, l’alliance lancée récemment par Katumbi, a organisé son premier grand rassemblement à Kinshasa le 9 juin. Dernièrement, les deux dirigeants se sont entretenus avec leurs partenaires internationaux et ont évoqué la possibilité d’un pacte électoral et d’une alliance derrière un candidat commun à la présidentielle. On ignore encore si Katumbi pourra se présenter car il est sous le coup de plusieurs procédures judiciaires, notamment d’accusations selon lesquelles il aurait perdu sa citoyenneté congolaise. Tshisekedi, qui n’a encore jamais été candidat à une élection présidentielle, tente de suivre les traces de son père, Etienne, décédé en février 2017. Son parti est opérationnel mais divisé, et il manque de ressources pour faire campagne au niveau national.
Si l’on se fie aux élections de 2006, Bemba pourrait recueillir un soutien important dans les principales zones urbaines – en particulier à Kinshasa – ainsi qu’au Nord-Ouest du pays dans son bastion de l’ancienne province de l’Equateur (qui a été scindée en cinq provinces en 2015 : Equateur, Tshuapa, Mongala, Nord-Ubangi et Sud-Ubangi) et dans la province du Kongo central. Pour toucher les électeurs au-delà de sa base traditionnelle, Bemba devra très probablement entrer dans le jeu des alliances politiques (…)
Le retour de Bemba pourrait aussi revigorer les réseaux des anciens partisans de Mobutu sur la scène politique, dans le monde des affaires et dans les services de sécurité, auxquels Bemba était lié avant son arrestation. Menées de facto par le président du Sénat Kengo wa Dondo, ces forces n’ont jusqu’à présent jamais réussi à représenter une véritable menace pour Kabila. Mais cela pourrait changer si elles se mobilisaient derrière Bemba.
Un nouveau défi pour Kabila.
A l’approche des dates limites pour le dépôt des candidatures, de nombreuses incertitudes demeurent en RDC. Quels candidats de l’opposition pourront se présenter ? Le gouvernement trouvera-t-il des obstacles juridiques au retour de Bemba, comme il l’a fait pour Katumbi ? Certains chefs de file de l’opposition vont-ils s’écarter pour éviter un émiettement des voix de l’opposition, et si oui, lesquels ? Et dernière incertitude, mais pas des moindres, Kabila est-il prêt à céder le pouvoir et à renoncer à se présenter ?
A ce stade pourtant avancé, les intentions du président restent floues. La déclaration du 12 juin du Premier ministre Bruno Tshibala assurant que Kabila respectera l’accord de la Saint-Sylvestre et quittera le pouvoir est certes importante, mais de hauts dirigeants ont fait des annonces similaires par le passé sans que le président ne les confirme par la suite ; et Tshibala ne fait pas partie des intimes de Kabila. Si le président trouve un moyen de se présenter, l’opposition boycottera certainement le scrutin. Si, en revanche, Kabila se retire au bénéfice d’un autre candidat de la majorité au pouvoir, Bemba pourrait lui faire sérieusement concurrence, malgré des conditions électorales loin d’être équitables et la mainmise du gouvernement sur les ressources étatiques.
Le retour de Bemba pourrait néanmoins pousser la majorité au pouvoir à changer de stratégie. Plutôt que de chercher à exclure les rivaux les plus sérieux de Kabila, elle pourrait décider de relâcher la pression et permettre à tous, même à Katumbi, de se présenter. Cela augmenterait l’émiettement des voix entre les principaux candidats de l’opposition, tous comptant principalement sur les voix récoltées dans leurs bastions régionaux respectifs. Le dauphin de Kabila pourrait quant à lui mobiliser les électeurs dans l’ensemble du pays en utilisant la mainmise du gouvernement sur les ressources étatiques et la portée nationale du nouveau Front commun pour le Congo, qui regroupe la majorité et plusieurs de ses alliés dans le gouvernement du Premier ministre Bruno Tshibala.
Le gouvernement pourrait même être tenté de raviver les tensions intercommunautaires dans les provinces pour diviser les candidats de l’opposition et rendre la formation d’alliances encore plus difficile. Une manœuvre particulièrement dangereuse consisterait par exemple à attiser les antagonismes déjà marqués entre Katangais « de souche » et « nouveaux venus » kasaïens dans les provinces du Haut-Katanga et du Lualaba, dans le but de dresser Tshisekedi (dont la base électorale est au Kasaï) et Katumbi (katangais) l’un contre l’autre, au cas où ils formeraient une alliance électorale. Les populations de l’Est de la RDC (y compris du Katanga) pourraient s’inquiéter de ce qu’un candidat de l’Ouest comme Bemba accède à la présidence. Ils craignent en effet que les Congolais de l’Ouest prennent leur revanche sur les swahiliphones de l’Est, associés au pouvoir de Kabila depuis 1997. En d’autres termes, les possibilités ne manquent pas pour des responsables politiques peu scrupuleux de monter les communautés les unes contre les autres dans tout le pays.
Pour l’heure, il est difficile de savoir comment une candidature de Bemba serait perçue par les dirigeants de la région. D’un côté, la stature de Bemba fait de lui une alternative crédible à Kabila, à un moment où les dirigeants des pays d’Afrique centrale et australe multiplient leurs efforts diplomatiques pour convaincre le président de se retirer ; ils craignent en effet que la crise en RDC s’aggrave s’il refuse, et que l’instabilité se propage aux pays voisins.
D’un autre côté, certains dirigeants régionaux pourraient se méfier de Bemba, étant donné son bilan mitigé dans la région. Pendant la guerre civile congolaise, ses troupes ont parfois combattu les troupes rwandaises et angolaises ou leurs affidés. Or le Rwanda et l’Angola sont les fers de lance de la pression exercée à l’échelle africaine sur Kabila. Ancien allié du président ougandais Yoweri Museveni, Bemba pourrait redonner un rôle de premier plan à l’Ouganda dans la crise congolaise. Cela dit, une certaine distance vis-à-vis des puissances régionales pourrait jouer en sa faveur, étant donné que la population congolaise semble désireuse de trouver un candidat qui apparaisse plus indépendant face aux tentatives d’« ingérence » de ses voisins (…)
Nairobi/Bruxelles, 15 juin 2018