« Daesh doit être combattu », affirme l’ambassadeur de Turquie à Paris, Hakki Akil. Et aux occidentaux de miser sur « l’islamisme modéré », que préconise Recep Tayyip Erdogan, le président turc. Un double discours?
Quand on interroge sur la Syrie le très affable Hakki Akil, ambassadeur de Turquie à Paris, il répond tout d’abord, en langage très diplomatique, que la Turquie « n’a pas d’ennemis dans ce pays ». Ah bon ! Pas même Daesh ? « Daesh doit être combattu », réplique-t-il tranquillement, sans préciser avec quelles armes. Par la destruction d’Assad, précise-t-il cependant en expliquant que « Daesh est un pur produit de Damas » et que « Assad l’a créé et soutenu. »
Assad, l’ennemi public numéro un
On l’a compris, le dictateur alaouite syrien est le pire ennemi de l’Ottoman sunnite Erdogan. Et si avant le début de la guerre civile Assad avait écouté les conseils très avisés de son homologue turc qui « appelait à des réformes pour satisfaire les aspirations du peuple », on n’en serait pas là. « Ensuite, ça a dégénéré », poursuit l’ambassadeur, « l’opposition syrienne très modérée n’a pas été soutenue ». D’où l’avènement de Daesh.
Comment sortir aujourd’hui de cette impasse syrienne ? 3Le problème de Daesh ne peut être résolu par des raids aériens. Il y a besoin de troupes au sol », affirme Hakki Akil. Lesquelles ? Celles de l’Armée syrienne libre que l’on croyait pourtant en phase de décomposition avancée. La relève arrive, rétorque-t-il, en pointant le doigt vers les milliers d’« islamistes modérés » qu’Obama entend former dans les prochains mois. L’ambassadeur porte aussi ses espoirs sur la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie qui permettrait à ces « islamistes modérés » de ne plus recevoir les bombes d’Assad sur la tête. Un projet fortement soutenu par François Hollande, mais très modérément par Obama. Enfin, ajoute-t-il, « si on n’a pas des gouvernements inclusifs à Damas et à Bagdad, on ne résoudra pas le problème de Daesh ». Autrement dit, si les sunnites et les Frères musulmans ne sont pas associés au pouvoir politique, les djihadistes ont de beaux jours devant eux.
« L’islamisme modéré », solution miracle
Le rôle des Frères musulmans, en Égypte ou en Tunisie, Hakki Akil le regarde avec une indulgence paternelle: « Nous les avons toujours considérés comme un parti politique. On a essayé de les aider, car ils n’avaient aucune expérience du pouvoir. Mais l’Occident les a laissés se débrouiller tout seuls. » D’où leur échec, même si Morsi, le président égyptien déchu « n’était pas quelqu’un de très doué », concède-t-il en lançant cet avertissement: « Si on essaye de marginaliser les Frères musulmans, ils vont former des groupuscules djihadistes. »
À entendre l’ambassadeur, il n’y aurait qu’une seule voie pour sortir du brasier moyen-oriental, celle de l’islamisme modéré préconisé par Erdogan, le « sultan », comme l’appellent ses admirateurs. Mais ce nouveau sultan, qui arrête des journalistes d’opposition, qui veut construire une mosquée dans chaque université, qui joue un rôle parfois très trouble dans ses relations avec Daesh, est-il si modéré qu’il veut le faire croire? Sur ce sujet, Hakki Akil botte en touche ou ne répond pas.
« Envoyez-nous vos listes. »
Mais quand on accuse la Turquie d’être laxiste avec les djihadistes européens qui vont rejoindre Daesh, il se fâche: « Ce sont des accusations faciles et gratuites. Nous recevons 41 millions de touristes par an. Vous nous demandez ce que vous n’êtes pas capables de faire chez vous. Si vous ne connaissez pas vous-mêmes ces djihadistes, comment nous pouvons les connaître? Envoyez-nous vos listes ! »
Autre sujet qui fâche, le génocide arménien qui fit un million et demi de morts en 1915, reconnu en France par une loi du 29 janvier 2001. Dimanche dernier, le pape François, lors d’une messe commune avec le patriarche de rite catholique arménien, a prononcé pour la première fois le terme de « génocide » pour qualifier le massacre des Arméniens par les Turcs lors de la Première Guerre mondiale. D’où la convocation immédiate de l’ambassadeur du Vatican au ministère turc des Affaires étrangères à Ankara. Et une vive réaction d’Erdogan: « Se servir des événements de 1915 comme un prétexte d’hostilité envers la Turquie et les transformer en conflit politique est inacceptable. »
« Génocide », un mot qui fâche
L’ambassadeur à Paris en remet une couche sur les déclarations du pape François: « Ce qui me gêne, c’est que le Pape fasse l’amalgame avec l’Holocauste, dit-il. Le mot génocide ne doit pas être employé à tort et à travers. Sa définition n’est pas du ressort des politiques, mais d’un tribunal international ». Au passage, il affirme que durant les huit siècles d’histoire de l’Empire ottoman, « toutes les religions et toutes les ethnies ont vécu en harmonie. » Une évocation historique qui n’est pas innocente. Hakki Akil, qui connaît parfaitement l’histoire de France, évoque même Soliman le Magnifique « qui a sauvé François 1er des mains de Charles Quint. Sans lui, l’histoire de l’Europe aurait été différente ! » Rien de tel pour cimenter une nation traversée par des courants contradictoires que le rappel des grandeurs passées. Pour les mollahs iraniens, c’est l’Empire perse et pour Erdogan, c’est l’Empire ottoman. Pour l’heure, ces ambitions naissantes sur les décombres de l’Irak, de la Syrie ou du Yémen, cohabitent sans s’affronter directement. « Nous essayons d’entretenir de bonnes relations malgré nos désaccords sur de nombreux sujets », affirme l’ambassadeur. Jusqu’à quand ? Car, sur tous ces théâtres de guerre, chiites et sunnites s’affrontent déjà par milices interposées.
Et, en Syrie, la présence de Daesh n’est pas inutile au sultan Erdogan pour diminuer l’emprise du Hezbollah et de ses soutiens iraniens.