Dans son livre « Qu’on nous laisse combattre et la guerre finira », Justine Brabant recueille la parole inédite des combattants du Kivu, région de l’est de la République démocratique du Congo enlisée, depuis les années 1990, dans l’un des conflits les plus meurtriers du XXème siècle.
Marquées par plus de vingt-ans d’affrontements sanglants qui ont fait plusieurs millions de morts sur fond de désastre sanitaire et économique, les provinces du nord et du sud Kivu à l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) forment une zone considérée aujourd’hui comme l’une des plus dangereuses du monde. Une réputation que cette région doit en partie aux groupes armés qui s’y concentrent, formés au gré des alliances entre anciens génocidaires rwandais et insurgés locaux, dépeints à longueur d’articles par la presse comme des « pillards » ou des « bandits cruels ».
Peu de journalistes ou de chercheurs ont cependant tenté d’approcher ces combattants pour connaitre leur histoire, comprendre les motifs qui les ont poussé à prendre les armes. C’est le projet audacieux qu’a entrepris la jeune journaliste Justine Brabant, partie à travers les chemins boueux du Kivu à la rencontre de ces hommes engagés dans la lutte armée, parfois de père en fils.
Au terme de trois ans d’enquête et d’allers-retour dans le pays, elle compile, dans un récit à la première personne, les témoignages de dirigeants et de membres d’un quinzaine de groupes armés sur la cinquantaine que compterait le pays. Parmi eux, ceux de Mzee Zabuloni et de son fil Fujo, dont l’histoire donne à voir l’esprit de vengeance qui alimente les haines dans cette région dévastée et l’évolution du conflit sur deux générations.
Extraits
« A l’entrée du camp, on nous braque quelques lampes torches sur la figure pour un sommaire contrôle d’identité. Puis nous sommes introduits dans une petite case. Fujo est là, en survêtement de sport. Il a le visage carré, comme son père. Il esquisse un sourire à la vue de son frère Kasenga, et fait tuer un poulet pour saluer notre arrivée.
– Quelles sont les nouvelles d’en bas ?
– Plutôt bonnes. Tu as les salutations de la famille.
La famille : hormis ses petits-fils croisés à Bukavu, et bien sûr Kasenga, je connais deux des fils du Mzee. Il y a Safari, un quinquagénaire affable, qui vit de petit commerce, chez qui j’ai logé à Luvungi. Et Mongali, qui est major dans la police nationale, que je rencontrerai plus tard à Baraka, lors d’un périple dans le fief des Mayi Mayi Yakutumba. On dit que Mzee a de nombreuses femmes. Lorsque je l’interroge sur le sujet, Kasenga sourit, un peu gêné.
– Mzee a une grande famille, mais avec la guerre il a perdu beaucoup. Sept de ses fils sont morts au maquis. Sept de ses propres fils !
Je demande à Fujo de me raconter ses jeunes années. Il s’assoit sur un petit tabouret et débute, en swahili mâtiné de kifulero, sa langue maternelle :
– Je suis né alors que la famille habitait dans la plaine. Nous avons été introduits dans la guerre alors que j’étais en train de grandir. C’était au début des années 1960. J’avais deux ans. Je suis entré dans la brousse avec mon père. Kabila père est devenu chef de maquis. Il y avait des opérations très souvent contre la force de Mobutu. J’ai grandi, je suis devenu commandant. Quand cette guerre s’est terminée, dans les années 1980, je suis redevenu civil. Je cultivais.
Dans les années 2000, Fujo intègre brièvement les troupes gouvernementales. Au sein de l’armée nationale, il combat le RCD.
– Il fallait empêcher que le RCD ne prenne Lubumbashi. Après ça, j’ai déserté, et j’ai embrassé de nouveau la brousse.
– Combien tu avais d’hommes avec toi ?
– Je suis venu au maquis avec simplement cinq hommes. Aujourd’hui, parmi ces cinq de départ, deux sont encore là avec moi, un est en prison, et deux sont morts pendant la guerre.
(…)
Pour expliquer la récurrence des épisodes conflictuels, certains analystes évoquent une « culture politique violente » qui serait propre au Congo. Les conflits dans l’Est ? « C’est comme cela, par les armes, que l’on règle les problêmes là-bas, en somme. Mais l’explication paraît un peu courte : en attribuant la violence à une « culture », on renonce à en chercher les causes économiques, politiques et sociales. L’explication est tautologique. Surtout, on en fait un trait caractéristique, systématique et indépassable, de la situation dans l’Est, alors que la région n’a pas toujours été marquée par des violences.
Fujo a vu mourir sept de ses frères, puis, un à un, ses compagnons d’armes les plus fidèles. Sans avoir à recourir à une supposée « culture », voilà l’une des raisons, très concrètes, pour lesquelles des hommes comme lui continuent de se battre à la suite de leurs pères : ils se vengent. Ils le font parfois d’autant plus violemment qu’on leur en donne les moyens matériels : pour reprendre le maquis puis se lancer à l’assaut de Fizi, Fujo a pu compter sur l’aide financière d’un député du cru.
Il faut, si on le peut, lire une fois un récit d’attaque perpétrée par un groupe armé dans les Kivus. Il en existe des milliers, récoltés par les organisations de défense des droits humains, les cours de justice internationales ou les journalistes. Ils sont éprouvants, mais les parcourir permet de lever un coin de voile sur ce que signifie être pris dans une telle guerre, sur ce qu’un tel traitement peut engendrer d’envies de vengeance et, donc, de nouvelles violences.
En voici un. Extrait d’un rapport de l’ONG Human Rights Watch daté de 2009, il ressemble à des milliers d’autres. Une femme, habitant un village du territoire de Masisi, au Nord-Kivu, raconte : « Lorsque les soldats sont venus dans notre village, ils ont dit que la paix était arrivée. Mais, ensuite, ils ont commencé à nous tuer. Mon mari a été abattu d’une balle dans la tête alors que j’étais avec lui. Toute sa boîte crânienne a explosé en plusieurs morceaux. Mon beau-père a été abattu à côté de lui. Ils ont découpé ma belle-sœur en morceaux à l’aide d’une machette. Ils ont rassemblé les morceaux en plusieurs tas. C’est ce que j’ai découvert lorsque nous sommes partis à sa recherche. »
Que peut penser un jeune homme présent dans ce village à ce moment ? Sans goût particulier pour la violence, sans envie de faire carrière dans les armes ; qui comptait, sans doute, terminer ses études tranquillement, mettre chaque matin chemise blanche et pantalon bleu marine pour se rendre à l’école de Lukweti, mais qui vient de voir son village mis à sac et ses parents tués par des inconnus. Il pense alors peut-être à cet homme, qui habite à quelques maisons, qui recrute pour le groupe armé du coin. Il était venu voir ses parents il y a quelques mois, sa m.re avait dit qu’elle préférait qu’il étudie : il n’avait pas insisté. Quelques cousins éloignés combattent déjà dans ce groupe, il les voit patrouiller en ville avec leurs armes le soir, pour « protéger les populations », disent-ils. Ceux qui ont attaqué son village peuvent revenir à tout moment. Il décide peut-être de tenter de continuer à vivre comme auparavant. Ou, peut-être, de les rejoindre. Et, si tel est le cas, qui sait s’il ne retrouvera pas, au cours d’une opération, l’endroit où habitent ceux qui ont attaqué son village. Mais, cette fois, ce sera lui qui aura l’arme à la main.
Orphelin, il a vu dans la voie des armes un moyen de se défendre et de se venger, mais également de subvenir à ses besoins. Officiellement « volontaire », il ne touche pas de salaire, mais partage les butins de guerre : armes prises à l’ennemi, rançons, vols de civils, taxes diverses imposées par son groupe armé. Car il y a aussi une part de nécessité économique dans le parcours des combattants qui s’engagent suite à des attaques qui ont touché durement leur entourage. Il en va de même pour Fujo, à qui le maquis offre des revenus qu’il ne trouverait pas à Bukavu, faute d’être diplômé. Par nécessité économique, par sentiment d’être menacé, par volonté de se venger, parce que lorsqu’on a passé quinze ann.es à vivre au maquis, on n’est tout simplement pas capable d’imaginer ce que l’on pourrait faire d’autre : les combattants de l’Est tiennent là plusieurs raisons de rester en guerre, quand bien même la situation n’est plus celle de 1996.
(…)
Mzee Zabuloni, Fujo : un père, un fils. Deux manières d’entrer en guerre, deux générations de combattants de l’Est congolais. Pour l’un, le maquis était une urgence face à une offensive « rwandaise ». Pour l’autre, il est la poursuite d’une socialisation aux armes acquise aux côtés du père, une source de revenus faute de mieux, un investissement que l’on aimerait voir fructifier via un grade et une fonction, un engagement que l’on aimerait voir récompenser et, peut-être, l’une – la seule ? – des voies possibles pour « devenir quelqu’un ».
(…)
Les « militants-combattants » pétris de marxisme auraient-ils laissé la place à une génération de combattants brutalement opportunistes et cyniques ? Non : simplement, cette génération a grandi avec en tête un horizon des possibles différent. En prenant les armes, Mzee s’est lancé dans l’inconnu, parce qu’il en ressentait la nécessité. La génération de Fujo (et celles nées après lui) a grandi en sachant qu’au bout de la lutte, il pouvait y avoir une récompense : un grade, une fonction, donc du pouvoir et de l’argent. Les accords de paix ont suscité des espoirs, des frustrations, et ont paradoxalement contribué à la prolifération de groupes armés à l’Est.
Extraits de « Qu’on nous laisse combattre et la guerre finira. » Avec les combattants du Kivu, Justine Brabant, Ed. La Découverte, Paris, 2016.