Conspués par les manifestants et les intellectuels du Hirak qui osent encore s’exprimer malgré les arrestations en chaîne, les généraux algériens comptent sur l’appui des puissances internationales pour se maintenir au pouvoir.
Selon la dernière édition annuelle du Global Firepower Index, indice relatif à la puissance militaire de 138 pays, l’Algérie est classée 28e mondiale et deuxième (après l’Egypte) en Afrique. Son armée de 280 000 éléments, dont 130 000 réservistes, bénéficierait, selon la même source, d’un budget estimé à 17 milliards dollars américains.
A ce prix, on peut se poser la question : quelle est la doctrine de l’armée algérienne ? Officiellement, « elle est la digne héritière de l’ALN », l’Armée de Libération Nationale du FLN qui mena la guérilla contre la puissance coloniale française. Autant dire que lui porter atteinte est passible de haute trahison.
Mais à part ça, et officiellement toujours, l’armée ne s’occupe pas de politique. « Comment voulez-vous que nous soyons impliqués en politique ? Nous ne sommes pas du tout formés pour ça! », balaye le nouveau chef de l’état-major, Saïd Chengriha, obligé de recevoir un journaliste du New York Times venu dans les valises de Mark Thomas Esper, le secrétaire américain à la Défense actuellement en tournée au Maghreb.
Où l’on apprend que le nouveau grand manitou de l’armée algérienne peut être très drôle quand il veut.
Nouvelle doctrine, nouvelle vitrine
Dans les faits, tout le monde le sait, l’armée fait et défait qui elle veut : Président, élu, diplomate, directeur de banque ou de supermarché, ministre ou commissaire de police, juge ou présentateur de JT. Mais officiellement, l’armée n’est jamais responsable de ce qu’elle ordonne de faire à ses obligés du corps politique. Sa doctrine, si l’on peut dire, est de décider de tout et de n’être comptable de rien.
Les Algériens accusent régulièrement l’armée de continuer à tirer les ficelles derrière les institutions de façade. Et ils sont bien les seuls ! Conspués dans les manifestations où le slogan « les Généraux à la poubelle » continue de résonner dans les rues et villages du pays malgré la répression policière, les hauts gradés préfèrent s’acheter une légitimité stratégique sur le plan international.
Soignant leurs rapports aussi bien avec les Américains que les Chinois, les militaires algériens sont coopératifs avec les Européens quand il le faut, mais sans jamais négliger le grand ami turc ; ils peuvent flatter dans le sens du poil tous les potentats des pays du Golfe sans se fâcher un seul jour avec le grand ami iranien ; par ailleurs, les stratèges de l’ANP continuent à bénéficier d’une coopération étroite avec les Russes et de réseaux solides en Afrique.
La seule nouveauté significative dans la nouvelle Constitution qui sera « soumise » à référendum le 1er novembre est de permettre désormais à l’armée nationale populaire (ANP) d’intervenir en dehors du territoire national dans « les missions de paix ». L’article 95 alinéa 3 fixe les conditions et le cadre permettant au Président de la République, « chef suprême des forces armées et ministre de la Défense nationale », après approbation des deux tiers du Parlement, d’engager des forces armées à l’étranger.
La sourde oreille de la Grande Muette
« Pour beaucoup d’Algériens, cette proposition de l’article 95 marque un changement de la doctrine militaire », déclare à RFI Akram Kharief. Ce spécialiste des questions militaires et animateur du blog MENA Défense, trouve cette décision « totalement inopportune. »
« Les Algériens s’interrogent beaucoup sur l’urgence d’une telle décision dans cette période de transition. ». En guise de réponse de l’ANP, une dépêche de l’Agence de presse algérienne précise : « la disposition en question vise à donner la possibilité pour le Président de la République d’envoyer des troupes dans le cadre des opérations de maintien de la paix des Nations unies (casques bleus) et uniquement dans ce cadre. »
Le Parti des travailleurs (PT) de Louïsa Hanoune évoque une « dérive sans précédent. »
« Mais qu’est-ce qui motiverait une telle aventure, celle de transformer notre armée nationale en une armée supplétive des armées des grandes puissances, alors que le président Tebboune lui-même avait écarté cette option de manière catégorique quelques jours auparavant ? », s’interroge le PT dans son communiqué.
Aux partis d’opposition qui exigeaient un débat sur ce changement de ligne, l’armée a opposé, à travers son Président installé par ses soins, une fin de non recevoir.
La non-intervention, doctrine en vigueur depuis les années 90, imposée par les anciens généraux Khaled Nezzar et Mohamed Lamari, est donc enterrée. Elle avait permis au Président Bouteflika de ne pas s’engager derrière les forces américaines en Afghanistan et de refuser de prêter main forte à la France au Sahel – même s’il lui fallait accepter le survol du ciel algérien par des avions de chasse français durant l’opération Serval.
Aujourd’hui, les généraux algériens préfèrent jouer aux bons soldats des grandes puissances régionales pour conserver leur mainmise sur le pays. L’armée algérienne veut être crainte à l’intérieur et respectée à l’extérieur.
Une puissance militaire sur un champ de ruines politique
Les partis d’opposition sont réduits au silence et la crise du Covid-19 permet de traquer les derniers protestataires du Hirak. Le régime militaire algérien est en train de gagner sa énième guerre de survie. Seules quelques voix continuent de vilipender les hauts gradés qui dirigent réellement le pays.
Parmi elles, l’universitaire algérien installé en France Ali Bensaad. « On peut considérer que le slogan très populaire ‘les généraux à la poubelle’ est d’une radicalité inutile. Aucun acteur politique sérieux ne dirait le contraire, écrit-il, Mais il faut aussi voir que ce slogan vient des tripes les plus profondes de la société, qu’aucun acteur politique ne l’a vraiment promu mais qu’il s’est imposé et qu’il traduit la réalité d’un fossé entre la population et l’armée. Il a le tort d’être seulement émotionnel, sans perspective politique, mais il fait émerger au grand jour une perception de l’armée, largement partagée par la population, comme devenue un corps social parasitaire étranger à la société et un corps politique monopolisant sans partage la décision pour son seul intérêt. »
Le blog de Ali Bensaad est hébergé par le site Radio-M. Cette semaine, le directeur du site a été convoqué par la brigade de recherche et d’investigation de la gendarmerie de Bab Jdid. En se présentant à la caserne non loin de la Casbah d’Alger, ce mercredi 7 octobre 2020, El Kadi Ihssen, le directeur de Maghreb Emergent et Radio M, ne savait pas s’il allait ressortir libre de la bâtisse.
« Nous pensions que vous aviez un lien avec d’autres personnes, mais finalement nous avons constaté dès hier que ce n’était pas le cas », lui aurait affirmé un officier de la brigade avant de le « remercier » d’être passé.
Oui, les militaires algériens peuvent aussi avoir de l’humour dans l’exercice de leurs nobles fonctions.