Alors que les combats entre milices rivales ont fait des dizaines de morts à Tripoli, nous nous penchons, dansle troisième volet de cette enquète, sur le paradoxe de la ville de Misrata, lieu d’origine des plus grandes figures de l’islamisme du pays, et celle qui oppose la plus grande résistance aux excès de cette idéologie.
L’auteur de ces textes est Ali Bensaad, Professeur des Universités, Institut Français de Géopolitique de Paris, Université Paris8 Vincennes-Saint Denis.
MISRATA, UNE CITADELLE REVOLUTIONNAIRE CHANCELLANTE
La ville qui a incarné la résistance à Kadhafi et la lutte contre l’Etat islamique est aujourd’hui minée par les divisions. Le meurtre du maire de la ville qui incarnait le courant civil et était la figure haïe de l’islamisme et sur les raisons duquel règne une omerta, a ajouté à ce désarroi et affaiblit le courant civil qui a initié la réconciliation. La ville paie, à sa façon, par l’usure, ce processus de transition qui n’en finit pas avec ses multiples retournements
La perte de la présidence du HCE par le Misrati Souihli, même si elle doit pour une part à un début d’usure[1] du crédit d’une personnalité par ailleurs charismatique et issue d’une famille dynastique symbolisant une part de l’identité libyenne, elle est aussi symptomatique à la fois des divisions de la ville et du recul de son influence qui ont facilité la manœuvre du PJC. La distance prise par une partie de la ville avec Serradj, même si elle se manifeste sous forme de « neutralité », érode encore plus son influence tout en fragilisant également celui-ci.
Sortie exsangue de la bataille de Syrte qu’elle a engagée quasiment seule et qui lui a coûté plus de 700 morts et 3.000 blessés pour une ville de 400.000 habitants, la ville en est surtout sortie gagnée par le doute et des incertitudes qui ont fissuré son consensus, accru les clivages et les concurrences. L’amertume des Misratis est grande face une communauté internationale qui s’est faite pressante pour les pousser à une bataille qui concernait les intérêts de celle-ci, à savoir le danger d’une enclave de l’EI à quelques encablures de l’Europe, mais qui sur-sollicitait leurs capacités. Une sur-mobilisation autour de Syrte, exploitée par Haftar, pour prendre de force, et par surprise, le croissant pétrolier qui lui a donné une stature et un rôle appuyé aujourd’hui par les mêmes européens.
Misrata, pionnière de la réconciliation
Avec son poids symbolique, militaire et économique, le rôle de la ville de Misrata a été déterminant dans l’enclenchement d’un processus de réconciliation qui a abouti aux accords de Skhirat. Sa division est aujourd’hui une menace pour la stabilité.
C’est elle qui, la première, avait tourné le dos aux logiques de guerre, dès les élections municipales d’avril 2014 qui avaient permis d’élire une équipe sur une ligne de réconciliation. Dès avant son installation qui sera retardée par le déclenchement de l’opération « Fajr » en août, cette équipe avait entrepris des contacts avec les localités adverses même si ces initiatives buteront sur les tensions attisées par des milices minoritaires radicales, essentiellement islamistes.
Près d’un an après, ce seront également des milices misraties, les deux principales, El Mahjoub et El Halbous, qui, lassées par le piétinement de la guerre, lancent un appel à la paix civile et s’engagent dans un processus de réconciliation avec leurs ennemis les plus irréductibles, les « Zintanes ». L’équipe municipale est ainsi confortée et les populations désinhibées dans l’expression de leur volonté de paix. Cet appel marque surtout la rupture entre miliciens révolutionnaires et islamistes.
Une ville industrieuse
Mais derrière la scène institutionnelle et militaire, dans cette ville industrieuse aux vieilles traditions commerçantes et urbaines, c’est le rôle des entrepreneurs qui sera fondamental. Directement à travers leurs élus dans le conseil municipal où ils sont la catégorie sociale la plus représentée et à travers également le « conseil des entrepreneurs », un des lieux de pouvoir dans la ville. L’identité de la ville reprenait ainsi le dessus.
Misrata est en effet une ville industrieuse aux vieilles traditions commerçantes et urbaines avec une population originaire de tout le pourtour méditerranéen dont une forte minorité, le tiers de la population, Kouloughlie ainsi que des Tcherkesses venant directement du Caucase ou par le détour de l’Egypte et de la Turquie. Ses négociants, dont certains ont une origine maltaise, crétoise et plus que souvent turque, sont connectés à des réseaux à l’échelle de toute la Méditerranée.
Mais c’est surtout à l’intérieur du pays que la diaspora misratie domine l’activité économique, y compris et surtout à l’Est, là où se trouve le gouvernement rival de Tobrouk et où, en dehors de l’élevage pastoral, elle est en position de monopole dans tous secteurs d’activités confondus. Aux côtés de ses entrepreneurs, Misrata, au travers du clan des lettrés El Mountasser, a alimenté le corps bureaucratique de tous les régimes sans exception, depuis les Ottomans jusqu’à Kadhafi, en passant par les Italiens et la monarchie senoussie. Même éloignés du pouvoir, ils sont dans tous ses rouages et ses antichambres, constituant une sorte de « bureaucratie profonde »[2].
C’est cette double rationalité à la fois bureaucratique et entrepreneuriale qui a fait des misratis les premiers opposants aux dérives de Kadhafi après avoir soutenu son arrivée au pouvoir avec un espoir de modernisation. Celui-ci les éradiquera de l’armée où, en plus de l’exécution de plusieurs officiers dont son compagnon d’armes Omar El Mahichi, plus aucun misrati n’accédera au grade d’officier supérieur. Cette répression explique aujourd’hui leur crispation sur leurs milices et leur revendication d’une « refondation de l’armée » qu’ils opposent à une « restructuration de l’armée » qui verrait revenir les anciens militaires du régime. Elle explique leur phobie du général Hafter. La personnalité de ce dernier et ses ambitions démesurées ont beaucoup joué dans le ralliement des misratis à l’opération « Fajr ». Le désarroi de la ville et ses divisions privent la ville d’un acteur majeur de la stabilisation. C’est cette situation qui avait permis à des acteurs misratis, islamistes radicaux, comme Le chef de milice Salah Badi ou l’ex chef de gouvernement Ghweil, d’occuper fictivement une place politique et militaire centrale à Tripoli alors que leur poids était très faible à Misrata même.
Deux puissantes milices
Une ambiguïté a longtemps plané sur l’identité politique de la ville, surtout depuis l’insurrection qui a chassé Kadhafi. Elle est en effet le lieu d’un véritable paradoxe politique qui dit, en fait, la richesse de la ville. Elle a été souvent et hâtivement assimilée aux islamistes, notamment le PJD, et constitue effectivement la base arrière de celui-ci. Et pourtant, elle y oppose la plus forte résistance. De fait, les principales figures de l’islamisme sont issus de la ville : le secrétaire général du PJC (Mohamed Sowan), l’argentier et véritable homme fort du PJC (Abderazak Laaradi), le guide de la confrérie des Frères Musulmans en Libye jusqu’en 2017 (El Kebti), le libyen le plus haut placé dans la direction internationale de la confrérie (Ali Sallabi), et le dirigeant de la milice radicale El Marsa (Salah Badi). L’activisme de ces derniers est ainsi particulièrement marquant et bruyant dans la ville. Mais en complet décalage avec leur représentativité. Ils n’ont réussi à avoir aucun député aux deux élections législatives et ont arraché un seul siège sur neuf au conseil municipal.
La véritable force militaire de ce bastion de la révolution est non islamiste et se structure autour de deux milices, les plus puissantes du pays, El Halbous et El Mahjoub, alignant respectivement un effectif permanent de 6.000 et 2.000 hommes et pouvant le tripler en situation de conflit. C’est elles qui, en mettant fin à leur engagement dans l’opération Fajr, ont contraint islamistes et radicaux du CNG à s’engager dans le processus de Skhirat. Bien qu’il y ait un fort sentiment d’identification locale qui contraint l’expression publique de divergences, l’hostilité aux islamistes, toujours présente, connait une exacerbation. Ali Sallabi a encore une fois été conspué en se rendant à Misrata en fin décembre et en a été quasiment chassé. Mais surtout, fait nouveau dans le paysage libyen, un mouvement anti-islamiste « éradicateur » et s’assumant comme tel, le bloc volonté nationale, s’est structuré autour de l’ex ministre de l’intérieur en 2012, Fawzi Abdelali. Ce dernier, à l’origine de la création des Hauts Comités de sécurité et des Boucliers dans les différentes régions du pays, fut pourtant l’un des anciens compagnons de route des islamistes, celui qui les avait alors aidés dans leur structuration notamment militaire. Rompant avec un consensus au nom de l’homogénéité locale qui laissait libre cours à l’activisme des islamistes, le bloc n’hésite plus à risquer la confrontation direct avec eux. Ainsi, après leurs menaces sur la visite de l’ambassadrice française dont l’annulation a surpris la ville, pour la visite du ministre algérien Messahel, c’est le bloc qui s’est mobilisé par ses seuls moyens pour en assurer la sécurité, le but était de démontrer le peu de représentativité des islamistes. Cette hostilité aux islamistes se fonde sur l’argument d’une volonté hégémonique et leur propension à l’entrisme dans toutes les structures, et le reproche d’une stratégie duplice. Après avoir construit un rapprochement avec les révolutionnaires et pesé dans le sens de la radicalisation de la loi d’exclusion qui a éliminé la majeure partie des élites dont les précurseurs de l’opposition à Kadhafi mais qui, par un artifice, les a préservés[3], ils cherchent aujourd’hui à s’entendre avec Haftar et l’ancien régime en tournant le dos à leurs alliés d’hier qui les ont remis en selle[4]. La ville de Misrata a été un terrain particulier de cette stratégie qualifiée de duplice. En 2014, dès l’installation du Conseil municipal, les islamistes, déçus par le résultat des urnes, se sont alliés avec certains radicaux pour constituer un conseil de notable et sages de la ville. Il fera alors une guerre d’usure violente au conseil municipal, allant jusqu’à murer son siège, lui reprochant d’avoir engagé des concertations pour la réconciliation soutenues par les entrepreneurs conscients qu’un enclavement de la ville, même puissante et victorieuse comme elle l’était alors, serait fatal à cette ville entreprenante dont la puissance économique tient surtout à son rayonnement national. La réconciliation avec les Zintan était encore plus stratégique. Au-delà du fait que les deux villes incarnent emblématiquement chacun des deux camps en conflit, elle leur est vitale dans leur rapport à la capitale, pas tant sur le plan militaire où dominent les milices de Tripoli mais en terme d’influence sociale, celle-ci étant vecteur du poids économique. Pour les Misratis, leur éloignement de la capitale et l’affaiblissement des Zintan plus proche, laisserait libre cours à celui des Amazighs. Toutes deux par ailleurs se méfiant des minorités notamment chez les Zintan où le courant nationaliste arabe est influent, représenté par Djouili, actuel commandant militaire de la région Ouest où se trouve précisément le pays Amazigh. Les islamistes et le conseil de notable et sages, menés par l’ancien secrétaire régional du PJD, dorénavant dissident, ont alors violemment attaqué ce rapprochement avec les Zintan et criminalisé le conseil municipal. Mais dans un retournement complet, trois ans après, au mois de mars de cette année, ils prennent de court le conseil municipal et ses alliés pour les devancer chez les Zintan avec une offre de réconciliation plus ouverte. Au-delà de la stratégie islamiste cherchant à se désenclaver à tout prix, l’enjeu est le rapport de force dans une ville dont le désarroi relance les compétitions entre acteurs politiques. Mais il n’est pas exclu que ces reconvertis de la dernière heure de la réconciliation, préparent en fait une autre guerre pour mettre en difficultés Serradj et le processus onusien. Exclu de Tripoli par les milices soutenant Serradj, les islamistes et radicaux misratis pourraient être tentés de chercher une nouvelle alliance militaire avec les Zintanes dont le retour à Tripoli bute sur le refus ferme de la milice de Ghenioua Kikli, soutien de Serradj et originaire de Kikla qui a été détruite par les Zintan.
[1] Elu en 2012 au CNG pour une circonscription de Misrata avec 20.000 voix et en première position, il n’en a recueilli pour le parlement en 2014 que 3.000 et en 5ème position, il est vrai avec un fort taux d’abstention à l’échelle nationale.
[2] Le pouvoir des Misratis ne se mesure pas au nombre de leurs ministres.
[3] Les islamistes avaient poussé à une radicalisation de la loi d’exclusion politique en pesant pour son élargissement à toute personne ayant occupé une fonction dans les structures de l’Etat depuis l’arrivée de Kadhafi au pouvoir, ce qui a conduit à l’élimination de tous les opposants historiques qui avaient pu, au début de l’arrivée de Kadhafi au pouvoir, soit rester à leurs postes technocratiques élevés ou même l’accompagner à ses débuts prometteurs avant de passer à l’opposition. La loi a ainsi éliminé la plupart des élites politiques y compris les promoteurs du soulèvement contre Kadhafi. Par contre les islamistes y ont échappé car la plupart soit ont fait leur apprentissage politique à l’étranger soit avaient intégré la fondation de Seif al-Islam Kadhafi, « La Libye demain », sorte de gouvernement parallèle destiné à le préparer à la succession et qui n’a pas été considérée par cette loi comme un lieu de pouvoir formel, pour les préserver.
[4] La plupart des islamistes, particulièrement les FM et les Madakhila, engagés dans un processus de ralliement à Kadhafi et d’entrisme, s’étaient opposés au soulèvement. Il a fallu attendre l’appel d’El Kardaoui sur Al Djazira, pour qu’ils s’y joignent