« Se taire aujourd’hui dans la situation du Niger, c’est être complice » .Membre fondateur de l’Association Nigérienne pour la Défense des Droits de l’Homme à l’avènement de la démocratie, en 1992, Dr Badié Hima fut longtemps un des piliers de la société civile nigérienne.
Cette personnalité reconnue explique pourquoi il a signé l’appel au Sursaut Patriotique lancé ces dernières semaines. Enseignant en philosophie, spécialiste de philosophie morale et politique, il se définit comme un « optimiste engagé ». Il évolue désormais au sein du National Democratic Institute, où il œuvre « en faveur d’une société ouverte et démocratique en Afrique ».
Mondafrique : Vous faites partie des premiers signataires de « l’appel au sursaut patriotique ». Pourquoi ?
Dr Badié Hima: C’est le prolongement direct et logique de l’engagement citoyen de certains d’entre nous, depuis des années, dans le domaine des droits de l’Homme et de la promotion de la démocratie. Avocats, enseignants, chercheurs, économistes, personnalités politiques ayant exercé des responsabilités à la tête de l’Etat : chacun avait envie de préserver le cadre démocratique qui nous est si cher à tous. Nous avons appelé à un sursaut parce que nous voyons le cadre démocratique voler en éclats et qu’à un moment, il faut un cri de ralliement. En l’occurrence, l’onde de choc a été créée par les élections législatives et présidentielles du 27 décembre 2020 qui n’ont respecté aucun des critères de régularité, de transparence, d’égalité et d’équité d’une élection démocratique.
Tout ce que nous demandons peut se résumer ainsi : changer de mode de gouvernance. Le pays est géré comme une boite de conserve qui serait la propriété de quelques personnes au sein de l’appareil gouvernemental.
Donc nous demandons aux Nigériens de sortir, d’abord pour voter, puis pour protéger leurs votes. La Commission électorale nationale indépendante a mis des années pour procéder à l’enrôlement. Si l’on en juge aux photos du scrutin du 27 décembre, on retrouve dans le fichier des mineurs de 10 ou 12 ans non émancipés. Qui les a enrôlés ? Comment se fait-il ensuite que les présidents des bureaux de vote aient laissé voter des enfants, mineurs à vue d’œil, sans vérifier leurs pièces d’identité ? Ont-ils voté avec de fausses pièces d’identité ? On est en droit de se poser la question de la fiabilité réelle de l’enrôlement et du fichier.
Mondafrique : Le premier point de cet appel concerne « l’affaiblissement des institutions en charge de la vie démocratique du pays », notamment la Cour Constitutionnelle et la CENI, qui ont perdu, dites-vous, leur crédibilité et leur indépendance. Comment est-ce arrivé ?
B.H. : Nous tous, c’était notre désir, notre souhait, notre prière que d’assister, depuis 1992, à une évolution irréversible dans le sens du renforcement de nos institutions. Le Président Mahamadou Issoufou a dit plusieurs fois qu’il laisserait, en partant, des institutions fortes. Je me demande ce qu’il entend par là. Une institution forte, est-ce une institution personnalisée et un pouvoir fort qui refuse la contradiction ou est-ce une institution ouverte qui tient compte de l’opinion des citoyens ? Je constate au quotidien que les forces politiques, syndicales et sociales n’ont pas le droit à la manifestation, à la liberté d’expression. Ce rétrécissement de l’espace démocratique, j’appelle ça une dérive autoritaire. Il y a autoritarisme quand les citoyens n’ont pas le droit à la parole sur la conduite de l’Etat, quand les leaders de la société civile sont toujours sur le chemin des prisons. Quand les partis politiques sont victimes d’actions de démolition : les Nigériens parlent du « concassage » des partis politiques de l’opposition.
Mondafrique : Comment expliquez-vous que les institutions se soient effondrées de cette manière ?
B.H. : Par la caporalisation et la personnalisation des institutions.Un travail efficace de manipulation scientifique a été accompli pour placer à la tête de chacune de ces institutions des acteurs affiliés au parti au pouvoir. Quelle est l’institution de la République qui a levé le doigt contre les actes de mauvaise gestion du régime ? Aucune. Et cela vaut pour tous les dossiers : ceux de de l’uranium, du ministère de la Défense, du chemin de fer, comme pour les dossiers judiciaires des prisonniers du régime.
Au sein de l’Association Nigérienne des droits de l’Homme, nous avons travaillé dur pendant vingt-cinq ans sur des dossiers de graves violations des droits humains. Bien sûr, je regarde avec regret cette démolition programmée de tous les acquis que nous avons laborieusement construits.
Il n’y a pas d’autre moyen pour mettre un terme à ce processus que la vigilance démocratique, qu’un sursaut, un réveil des citoyens. Les Nigériens doivent opposer un front du refus à ce système de gouvernance d’une autre époque. Il faut recommencer ce qu’on a toujours fait : lors des virages dangereux, les partis politiques attachés à la protection du cadre démocratique, les forces démocratiques se sont levées, se sont battues et ont fait face. Ce sursaut devra se prolonger, aujourd’hui et demain, c’est-à-dire même après ce deuxième tour. C’est l’ambition de l’ensemble des signataires du Manifeste du 31 Janvier 2021.
Mondafrique : Les signataires évoquent également le « bâillonnement des libertés publiques » ainsi que l’affaiblissement des contrepoids de pouvoirs politiques « de plus en plus oppressifs. »
B.H. : Les leaders de la société civile ont passé presque les deux mandats sur les chemins des prisons. Ce sont Nouhou Mahamadou Arzika, Ali Idrissa, Moussa Tchangari, Maître Lirwana, pour ne citer que ceux-là. Quant aux journalistes, le cas emblématique est celui de Baba Alpha. Tout le monde sait au Niger que l’arrestation, la condamnation et la déportation vers le Mali de Baba Alpha[1], célèbre journaliste éditorialiste de la Radio Bonferey, obéit à des mobiles exclusivement politiques.
C’est un régime qui ne parle que pour les sommets diplomatiques ! Vous connaissez la célèbre formule de Soljenitsyne, dans L’Archipel du Goulag : « Nous savons qu’ils mentent, ils savent qu’ils mentent. Ils savent que nous savons qu’ils mentent, nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Pourtant, ils continuent de mentir. »
Mondafrique : dans quelle mesure la communauté internationale est-elle complice?
B.H. : On se demande, quand on voit certaines missions de la communauté internationale, si leurs membres sont allés parler avec les acteurs. Quand on voit des filles de dix ans qui votent allégrement, bien sûr, on peut s’étonner du silence complice. L’observation internationale doit ouvrir l’œil pour ne pas cautionner les fraudes et les manipulations qui ont émaillé le 1er tour, au risque d’être comptable d’une crise postélectorale qui pourrait survenir à l’issue du scrutin du 21 février prochain.
Mondafrique : la position de l’opposition, qui avait émis beaucoup de critiques sur le processus électoral avant d’appeler finalement à voter, est-elle cohérente ?
B.H. Si vous pensez que l’élection ne vous laisse aucune garantie de régularité et d’intégrité, à quoi bon y aller ? Et s’il ne faut pas y aller, qu’est ce qu’un démocrate doit faire ? Il fallait trouver des formes de lutte non violentes mais qui contestent les préparatifs du scrutin. L’opposition ne l’a pas fait et a laissé le champ libre au parti au pouvoir durant tout le processus de l’enrôlement pour ne reprendre sa place à la CENI qu’après le 1er tour. Résultat : des mineurs non émancipés qui votent ! Je sais que la lutte contre la Covid-19 et le terrorisme a été utilisée pour rétrécir l’espace de manifestation. Mais devant l’arbitraire, faut-il respecter la décision manifestement illégale d’un maire ? Notre propos n’est pas seulement une critique de la gouvernance actuelle mais aussi des formes de lutte de l’ensemble des acteurs. Est-ce que cette méthode de lutte sert le cadre démocratique ?
Mondafrique : les signataires du sursaut dénoncent « la misère généralisée » et « l’abandon des secteurs de développement à la base ». Quel bilan dressez-vous des dix ans de mandat de Mahamadou Issoufou ?
B.H. : On a investi dans le béton plutôt que dans les secteurs sociaux de base. Quand on sait que l’éducation, la santé, l’agriculture et l’hydraulique sont ce qui permet d’infléchir positivement le rang d’un pays dans le classement de l’Indice de Développement humain, il ne faut pas se plaindre d’être dernier quand on n’investit que dans le béton. En dix ans, le Niger a été 8 fois dernier et 2 fois avant dernier.
Pourtant, le Niger n’a jamais disposé d’autant de ressources que ces dix dernières années. Le ministère du Pétrole lui-même a dit que le secteur du Pétrole a généré plus de 935 milliards de francs CFA en neuf ans. Ils sont partis où ? Le Niger a investi des centaines de milliards dans le béton, entre les 4 échangeurs de Niamey (une moyenne de 111 milliards de FCFA) et les 6 fêtes nationales annuelles tournantes, avec une moyenne de 300 milliards de FCFA. C’est cela, la vision du développement qui a été proposée aux Nigériens depuis dix ans. Les citoyens qui ont besoin des services sociaux de base, ils ne vivent pas dans la capitale !
Mondafrique : Vous réservez aussi quelques flèches à la gouvernance, la corruption et l’impunité.
B.H. : Les Nigériens disent que l’insécurité a permis de museler et de détourner. Qu’est devenu le dossier du ministère de la Défense ? Est-il passé aux pertes et profit ? A ce jour, aucune des personnalités proches du Président de la République n’a fait l’objet d’une minute d’entretien avec un juge. Et ça, les Nigériens vont le retenir.
Notre Manifeste insiste aussi sur la marchandisation de la politique : le troc soutien politique contre postes. On constate que la cinquantaine de partis politiques qui ont accompagné le Président à la victoire au 2e tour en 2016, chacun a eu droit à son département ministériel. Ajoutons les dizaines de conseillers avec rang de ministres et l’on arrive à un gouvernement d’à peu près 80 ministres. Est-ce sérieux, pour le pays le plus pauvre du monde ?
Mieux, plusieurs départements ministériels classiques ont été morcelés comme des parcelles de terrain et scindés en deux, trois ou quatre ministères. C’est le cas de l’Education nationale, morcelée en 5 départements ministériels. Les secteurs de l’hydraulique, de l’agriculture, de l’élevage et de l’environnement auraient pu être portés par un seul département au lieu de trois. Et il en va de même pour presque tout le gouvernement.
Il y a un autre indicateur de la mal gouvernance administrative. Des ministères ont été privés de leur moelle épinière, au profit d’agences et de Directions générales logées à la Présidence de la République. Ce n’est pas une fiction, je vous parle de faits réels, concrets : l’Agence Nationale pour la société de l’information (ANSI), l’Agence Nationale de l’Economie des conférences/ANEC, l’Agence Nationale de l’Aviation Civile (ANAC), le Haut-Commissariat à l’Initiative 3N etc. Elles sont nombreuses, les agences, à la Présidence. Si vous ajoutez les programmes des deux premières dames, vous comprenez aisément que le gouvernement est à la Présidence, avec des directeurs généraux plus puissants que les ministres. Le résultat est le suivant : le système démocratique est dévoyé. Comment exercer le contrôle parlementaire de l’action gouvernementale, ou même le contrôle citoyen, sur des ministères vidés de leurs prérogatives ?
Alors, au revoir les Institutions fortes, le slogan préféré du Président de la République !
[1] . Après avoir purgé un an d’emprisonnement pour usage de faux et détention de papiers d’identité falsifiés, Baba Alpha fait l’objet, le jour de sa sortie de prison, le 3 avril 2018, d’un arrêté d’expulsion immédiate et définitive au Mali pour « menace à la sécurité intérieure d l’Etat. » https://rsf.org/fr/actualites/niger-le-journaliste-baba-alpha-expulse-vers-le-mali-des-sa-sortie-de-prison