En Mauritanie, les élections législatives et municipales de novembre et décembre 2013 ont consacré le parti Tawassoul, branche nationale des Frères Musulmans, comme deuxième force politique du pays. Si le boycott des élections par une grande partie de l’opposition relativise l’importance de cette percée, l’arrivée de ce mouvement au rang de première formation de l’opposition marque une évolution dans l’histoire des rapports entre le pouvoir mauritanien et les islamistes.
Avec 16 sièges remportés à l’Assemblée Nationale, les islamistes mauritaniens de Tawassoul ont pris pour la première fois en décembre dernier la tête de l’opposition dans le pays. Une victoire due largement à la non-participation d’une grande partie de l’opposition, mais qui transforme ce parti légalisé seulement en 2007 en un acteur politique national de premier plan.
Le score des dernières élections est difficile à interpréter compte tenu des forts soupçons de fraudes qui pèsent sur les élections. Mais à première vue, l’ampleur de la victoire électorale des islamistes parait toute relative. Le parti doit d’abord sa montée en puissance au boycott des élections suivi par la plupart des autres formations politiques de l’opposition réunies au sein de la Coordination de l’opposition démocratique (COD). En octobre 2013, Ahmed Ould Daddah, alors président de la COD avait déclaré qu’une dizaine de partis ne participeraient pas au scrutin en signe de protestation face aux conditions non transparentes des élections.
A rebours de ses alliés, Tawassoul annonce qu’il ne suivra pas cette stratégie. En toute logique, la concurrence affaiblie face à l’UPR — le parti majoritaire du Président au pouvoir, Mohamed Ould Abdelaziz — a donné un avantage considérable aux islamistes. C’est donc avant tout dans le cadre restreint de ces élections et grâce à sa rupture stratégique avec ses alliés de la COD que Tawassoul est devenu un parti d’opposition de premier plan. Par ailleurs, comme l’ont noté plusieurs observateurs, le poids du parti islamiste est aujourd’hui inférieur à celui du Rassemblement des forces démocratiques (RFD), principal parti de l’opposition en 2006. A l’époque, ce dernier avait remporté 16 sièges sur 95 députés, contre 147 aujourd’hui.
Pourtant, à bien des égards, l’ascension de ce quasi « outsider » dans le jeu politique mauritanien est surprenante et significative. Elle marque en effet une nouvelle étape dans les relations des islamistes avec le pouvoir.
Les islamistes au banc des accusés
Réprimés depuis leur apparition dans les années 1970, les premiers mouvements islamistes mauritaniens ont fait en grande partie leurs armes en dehors des institutions et du circuit politique national dont ils ont longtemps été exclus.
Aux heures sombres du régime du président Maaouiya Ould Taya (1984-2005), le pouvoir multiplie les rafles dans les milieux islamistes. Agitant à la moindre occasion la menace islamiste et faisant volontiers l’amalgame avec les terroristes pour justifier les arrestations, Taya fait d’une pierre trois coups. Il réussit d’abord l’exploit d’obtenir le soutien politique et financier des Etats-Unis après s’être fait l’allié de Saddam Hussein durant la guerre du Golfe. Il élimine par la même occasion un adversaire politique en puissance et fait passer la pilule des exactions menées par le régime contre les populations noires africaines entre 1989 et 1990.
Au début des années 1990, après un semblant d’ouverture démocratique, le pouvoir prend conscience que la mise en place d’une formation politique islamiste pourrait à la longue lui faire de l’ombre. Taya tente alors de reprendre la main sur le champ religieux. Il créé en 1992 le Haut Comité Islamique (HCI), organe du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique en charge d’encadrer plus rigoureusement les oulémas. En parallèle, il lance, tambours battants, une série d’actions répressives. Une soixantaine de personnes travaillant pour des ONG caritatives islamistes sont arrêtés en octobre 1994, accusés d’ « appartenance à des organisations islamistes clandestines préparant des activités subversives ».
Isolé sur la scène internationale par ses atteintes aux droits de l’homme répétées et ses accointances avec Saddam Hussein, le régime donne ainsi des gages de bonne volonté aux autorités de Washington dont il souhaite se rapprocher.
Affaibli, le mouvement islamiste se disperse. Certains activistes fuient vers les pays du Golfe ou acceptent de collaborer avec le pouvoir. D’autres tentent de recouvrer leur influence à travers des activités sociales ou des canaux politiques détournés. C’est à cette époque que Mohamed Jemil Ould Mansour, militant réformiste et actuel secrétaire général de Tawassoul, fait ses armes en politique en tant que leader de la branche islamiste de l’UFD/EN dont il prend la tête jusqu’à l’interdiction du parti en 2000. De 2001 à 2003, il est élu maire d’Arafat, l’une des communes les plus pauvres de Nouakchott où les Frères musulmans bénéficient aujourd’hui d’une forte popularité.
A partir de 2003, la stratégie du pouvoir s’intensifie. Jusqu’en 2004, trois tentatives de coups d’Etat relancent la répression contre les islamistes. L’enquête révèle rapidement l’implication de soldats rebelles surnommés « les Cavaliers du Changement », un groupe a priori détaché des mouvances islamistes, mené par l’ancien commandant de la garde nationale Saleh Ould Hannena, et que Nouakchott accuse d’être soutenu par le Mali et le Burkina Faso. En octobre 2004, le pouvoir saisit l’occasion pour procéder à l’arrestation de trois leaders islamistes : Mansour, Mohamed el Hacen Ould Dedew et Mokhtar Ould Mohamed Moussa. A l’époque, les autorités soupçonnent « des jeunes évoluant dans leur sillage », d’avoir été recrutés et envoyés vers le nord de la Côté d’Ivoire afin d’y être formés à des actions de terrorisme en Mauritanie. Les trois leaders sont cependant relâchés quelques jours plus tard sans qu’aucune connexion entre islamistes et « Cavaliers du Changement » ne soit établie. L’épisode se prolonge avec de nouvelles arrestations début novembre. Les leaders sont cette fois accusés d’avoir diffusé sur internet, de fausses photos montrant des scènes de torture pratiquée par la police. A nouveau, l’enquête écarte leur responsabilité et ils sont libérés le 14 février 2005. (1)
Côté affaires étrangères, la nouvelle lune de miel entre la Mauritanie et les Etats-Unis conforte l’écho populaire des islamistes lorsqu’éclate la guerre en Irak en 2003. Au cours des nombreuses manifestations organisées en faveur du peuple irakien, ces derniers s’imposent comme les détracteurs les plus virulents du régime, nouvel allié de l’administration Bush. La popularité que leur confère leur position sur ce sujet inquiète le pouvoir qui relance une dernière fois la machine répressive.
En Avril 2005, une cinquantaine de personnalités islamistes sont arrêtées, suspectées d’être liées à des réseaux terroristes à l’étranger. Le pouvoir tente d’établir des connexions entre islamistes et organisations terroristes pour lutter contre de potentiels adversaires politiques et amplifier la collaboration avec Washington. Un événement tombe alors à point nommé. Quinze soldats mauritaniens sont assassinés lors d’un raid contre la base militaire de Lemgheity à la frontière de la Mauritanie, de l’Algérie et du Mali. Un attentat revendiqué par le GSPC (l’ancêtre d’AQMI).
L’attaque tombe à pic pour justifier la répression intérieure contre les opposants islamistes. Dans un document intitulé « Impasse politique et réflexes sécuritaires en Mauritanie : comment fabriquer le terrorisme utile», l’opposition mauritanienne en exil accuse alors le régime Ould Taya d’avoir «multiplié les provocations vis-à-vis du GSPC avec lequel il entretenait des relations notoirement connues ». Le texte, dénonce les efforts mis en œuvre par le pouvoir pour prouver l’existence d’une menace terroriste en Mauritanie et faire croire à des liens entre réformistes musulmans mauritaniens et terroristes islamistes. L’implication des courants islamistes dans les attentats ne sera pourtant jamais établie.
Après cette période de chasse aux sorcières, l’arrivée au pouvoir de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, premier président civil démocratiquement élu de Mauritanie en 2007 ouvre une courte parenthèse. Le pieux dirigeant aujourd’hui devenu imam et qui fit construire une Mosquée au siège de la présidence, légalise Tawassoul dès sont arrivée au pouvoir. Sous son mandat, des ministres islamistes font leur entrée au gouvernement à l’exemple de Habib Ould Hemdeit, l’un des fondateurs de Tawassoul, nommé ministre du Travail et de la Formation professionnelle ou de Mohamed Mahmoud Ould Sidi, ancien enseignant, devenu ministre de l’Education Supérieure. Les festivités ne dureront toutefois pas plus de trois mois. En proie à de vives critiques, le président est forcé de modifier la composition de son cabinet. Quelques jours plus tard à peine, il est renversé par le général Mohamed Ould Abdel Aziz lors d’un coup d’Etat. Contrairement à aujourd’hui, ce dernier n’hésite pas à l’époque à lui-même entretenir l’amalgame entre islamistes et terroristes, critiquant leur présence au gouvernement.
Si certains leaders islamistes ont donc pu accéder – pour de courtes périodes — à des postes politiques, c’était, du moins jusqu’en 2007, le plus souvent sous étiquette indépendante. A ce stade, l’exercice du pouvoir et des institutions nationales en tant que parti constitue donc encore pour eux une nouveauté. Pour palier cette expérience encore insuffisante et se faire rapidement une place sur l’échiquier mauritanien, le parti s’est imposé comme véritable champion du pragmatisme politique. Une stratégie payante qui lui vaut aujourd’hui en grande partie sa rapide montée en puissance.
La force du pragmatisme
Dès 2009, bien avant la rupture avec la COD lors des dernières élections — au risque de se mettre à dos ses anciens alliés à long terme — Tawassoul s’était déjà distingué par des méthodes du même ordre. Après le renversement de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, en août 2008, le parti légalisé depuis un an à peine, intègre la coalition anti-pustch baptisée Front national pour la défense de la démocratie (FNDD). Lorsque des présidentielles sont organisées en juillet 2009, la FNDD s’apprête à lancer son poulain de l’époque, Messaoud Ould Boulkheïr — actuel Président de l’Assemblée nationale — dans la course. Mais à la dernière minute, Tawassoul présente son propre candidat, Mohamed Jemil Ould Mansour. Lorsque les résultats consacrent la victoire de Mohamed Ould Abdel Aziz, la direction de Tawassoul ne se joint pas à ses anciens partenaires de l’opposition pour dénoncer les fraudes électorales. Elle reconnaît ainsi ouvertement le nouveau Président avec qui elle noue même une alliance pour les élections sénatoriales.
Les câbles diplomatiques révélés par Wikileaks apportent des précisions sur le changement de cap des islamistes à l’époque. Interrogé par l’ambassade américaine à Nouakchott, l’imam Mohamed el Fadeh Ould Enahoui président du groupement culturel islamique explique que le rapprochement stratégique des leaders de Tawassoul avec Mohamed Ould Abdel Aziz leur permet avant tout de se préserver d’éventuelles nouvelles persécutions : chat échaudé craint l’eau froide. C’est sans doute l’une des raisons, mais en 2009, les ambitions des islamistes semblent aller plus loin. Au cours d’un entretien à l’ambassade des Etats-Unis également révélé par Wikileaks, Jemil Ould Mansour explique que cette alliance est avant tout motivée par une ambition électorale et qu’elle n’exclut pas une collaboration à plus long terme avec la majorité. Il ajoute qu’Aziz pourrait bien leur proposer d’entrer au gouvernement. Un espoir rapidement jeté aux oubliettes, mais qui achève de brosser le portrait d’un parfait « parti girouette » qui embrasse les vents changeants du pouvoir. Le fait de nouer des alliances au gré des échéances électorales a d’ailleurs permis à ce jeune parti d’accélérer son accession aux institutions politiques nationales et de renforcer ainsi son expérience en politique. La percée de Tawassoul aux dernières élections remet aujourd’hui sur la table les discussions sur la place à accorder aux islamistes dans les arcanes du pouvoir. L’arbitrage du président est, à cet égard, déterminant.
Les islamistes, dans le giron d’Aziz
Contrairement aux militaires qui l’ont précédé à la tête de l’Etat, Aziz concède d’ailleurs, depuis son arrivée au pouvoir, une relative marge de manœuvre aux islamistes. S’il tente de garder la main sur le champ religieux notamment à travers un programme de recrutement de 500 imams incités à ne pas prononcer de prêches radicaux moyennant un salaire de 150 euros par mois, il ne réprime pas les activités sociales, politiques ou médiatiques des islamistes. Mieux, en utilisant les dignitaires religieux comme intermédiaires pour convaincre des prisonniers salafistes de se repentir en 2010, il fait signe qu’il ne souhaite pas user de la manière forte prônée par les premiers cercles du pouvoir.
La mécanique est rodée : le rapprochement prudent de la présidence avec les islamistes lui permet de mieux garder la main sur cet opposant. Une logique qui pose également son empreinte sur le discours du pouvoir : en rompant les relations diplomatiques avec Israël en 2009, il court-circuite en partie la rhétorique des islamistes qui surfent depuis toujours sur l’argumentaire anti-israélien.
Mais à partir de 2011, les révoltes dans les pays arabes entament l’entente apparente entre le pouvoir et les islamistes. La direction de Tawassoul qui se sent pousser des ailes joue l’éloignement avec la Présidence et embrasse une campagne contre Aziz sous le mot d’ordre « rahil » (dégage). Dans les media et dans la rue, le parti dénonce la corruption des élites, le manque de transparence du gouvernement, et séduit de plus en plus de jeunes, victimes des difficultés économiques du pays. Contrairement à une grande partie de leurs leaders modérés, cette nouvelle génération des militants de Tawassoul embrasse plus facilement les thèses islamistes d’inspiration wahhabite — rite rigoriste pratiqué en Arabie Saoudite — qui ont le vent en poupe dans le pays.
Depuis le début des années 1990, les pays de la région, Arabie saoudite en tête, financent en effet les imams ainsi que la construction de mosquées. Selon l’anthropologue Yahya Ould el-Bara, près de 70 % des mosquées sont concernées (le pays en compterait environ 1 800). Le pouvoir, considéré par les puissances occidentales comme un allié privilégié dans la lutte contre le terrorisme au Sahel reprend volontiers à son compte un discours rigoriste en interne. Récemment, lors de l’arrestation d’un jeune mauritanien de 28 ans accusé d’avoir publié des écrits jugés blasphématoire sur internet, le Président a plaidé la cause de l’islam. « Tout le monde doit comprendre que ce pays est un Etat islamique et que la démocratie ne signifie pas l’atteinte aux valeurs et symboles sacrés de la religion », avait-il alors affirmé. A terme, l’emploi d’un discours rigoriste est peut-être le meilleur moyen pour le pouvoir de court-circuiter Tawassoul. En cas d’échec de la politique sécuritaire, les autorités pourraient facilement avoir recours méthodes des précédents régimes et accuser les islamistes de tous les maux pour donner le change à l’occident. Le parti Twassoul, encore faible, et qui, dans une société déjà largement islamisée n’est pas en mesure de proposer de grandes nouveautés, constitue dans les faits, un opposant idéal pour le pouvoir.
Le recul historique fait donc apparaître que depuis l’émergence des courants islamistes mauritaniens dans les années 1970, leur force et leur écho ont été en grande partie déterminés par leur relation avec l’Etat. Ils ont été un élément commode d’utilisation ou d’instrumentalisation permettant aux présidents de déplacer à leur guise le curseur de leur politique vis-à-vis de plusieurs dossiers comme par exemple la relation aux pays occidentaux, la sécurité ou encore l’opposition à Israël.
Aujourd’hui, Aziz laisse Tawassoul endosser le rôle de principale force de l’opposition. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix. Les précieux réseaux de certaines personnalités du parti avec le Golfe et les pays d’Afrique du Nord peuvent constituer un atout de taille à la disposition du pouvoir. A travers son secrétariat national pour les relations extérieures, Tawassoul a noué de nombreuses relations à travers le monde musulman. L’influent leader religieux Hacen Ould Dedew, proche de Tawassoul, dispose encore de nombreux contacts en Arabie Saoudite où il a été formé et s’est illustré en 2010 en tant que médiateur recommandé par le président soudanais Omar el-Béchir, lors de la libération d’hommes d’affaire arrêtés pour corruption. Dedew fut également invité en 2011 par Aziz lors d’une rencontre avec une délégation du Hezbollah. (2). De son côté J.O. Mansour entretient des relations personnelles avec le tunisien Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste Ennahda, et se dit proche de plusieurs personnalités de l’AKP, parti du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan. Pour de nombreux observateurs à Nouakchott, le Président a tout intérêt à promouvoir une opposition islamiste qu’il pourra agiter à sa guise comme une menace afin de renforcer le soutien de ses alliés occidentaux et maintenir son assise au pouvoir. Les interprétations restent ouvertes. Du côté des leaders islamistes, cette entrée dans le giron politique d’Aziz est à double tranchant. Une trop grande proximité avec le pouvoir pourrait entrainer un retard sur la mise en œuvre de leur agenda et la perte d’une partie de leur électorat.
(1) Rapport d’ICG Moyen-Orient/Afrique du Nord N°41 – 11 mai 2005 : Contestation islamiste en Mauritanie: Menace ou bouc émissaire?
(2) Carnegie Paper Middel East/March 2012 – Mauritania’s Islamists, par Alex Thruston.