Les mutineries des forces armées qui ont secoué la Côte d’Ivoire au début de l’année 2017 ont révélé les fractures qui minent les secteurs de la défense et de la sécurité du pays. Demeurés puissants, les anciens rebelles conservent en effet un pouvoir de nuisance considérable qui a récemment refait surface. D’abord à Bouaké, ex fief de la rébellion qui avait pris le contrôle du nord du pays entre 2002 et 2011 : d’anciens combattants des Forces Nouvelles ont ouvert le feu, le 6 janvier, pour demander le versement de primes. Le mouvement qui s’est propagé à d’autres casernes du territoire a pris de court les autorités ivoiriennes. Il fallut, séance tenante, satisfaire les revendications. Officiellement, 12 millions de Francs CFA (18 000 euros) ont été accordés à chacun des 8500 ex-rebelles. Plusieurs sources sécuritaires avancent des chiffres plus élevés. Selon elles, entre 12 000 et 14 000 ex rebelles sur une armée composée de 23 000 hommes auraient revendiqué des primes.
Réaction en chaîne
Courant janvier, gendarmes, douaniers, pompiers, réclament à leur tour des avantages financiers et dénoncent une inégalité de traitement entre les corps en uniformes. Le 7 février, la grogne gagne même les forces spéciales, l’unité d’élite qui assure la protection du chef de l’Etat.
L’instabilité chronique au sein l’armée ivoirienne n’est pas une nouveauté. En 1990, près de 4000 militaires mécontents de leur condition avaient manifesté pour réclamer l’alignement de leur statut sur celui des autres fonctionnaires d’Etat. Au menu des revendications : garanties de salaires, primes à la hausse et départ à la retraite à 55 ans. En décembre 1999, le non-paiement des primes promises aux soldats de retour d’une opération de paix en Centrafrique déclenche le célèbre « putsch de Noël » qui conduira à la chute de l’ex président Henri Konan Bédié. A l’époque, de nombreux militaires dénoncent les inégalités entre soldats et officiers supérieurs.
Pour apaiser les tensions, des primes sont systématiquement versées. « L’attribution de sommes d’argent pour obtenir des services et s’assurer une loyauté est une habitude dans la fonction publique ivoirienne tout comme chez les militaires » note une source sécuritaire française.
Cinq années de guerre civile officialisent ces pratiques. Début 2002, les rebelles qui occupent le nord du pays reçoivent une prime de 5000 francs CFA par mois destinée à leur assurer de meilleures conditions de vie sur le terrain. En retour, au sud, les forces fidèles à Laurent Gbagbo au front reçoivent une « prime haut les cœurs » d’environ 80 000 francs CFA (120 euros) par mois. Ce système qui perdurera jusqu’à la fin du conflit en 2011 s’étend progressivement à l’ensemble des troupes. Les militaires reçoivent alors 50000 francs CFA (76 euros) par mois.
Monnaie courante
Au total, selon l’économiste et opposant Mamadou Koulibaly, entre 2003 et 2011, « l’Etat de Côte d’Ivoire décaissait en moyenne plus de 3 milliards de francs CFA par mois » (4,5 millions d’euros) pour financer cette véritable assurance loyauté.
Enfin en novembre et décembre 2014, un scénario similaire se dessine. 8800 anciens combattants des Forces Nouvelles bloquent Bouaké et érigent des barricades sur le territoire pour exiger le paiement de primes non versées. Un accord est finalement conclu avec le président Ouattara.
Pérennisé, le versement des primes aux militaires éclaire les relations venimeuses qu’entretient la classe politique ivoirienne avec les forces armées. « A tout moment, les militaires peuvent menacer de retirer leur soutien ou de se retourner contre leurs alliés politiques en cas de non paiement », explique une source diplomatique. A trois ans des élections présidentielles de 2020 qui verront s’affronter plusieurs candidats à la succession de Ouattara, ce système d’allégeances provoque l’inquiétude. « Le moment venu, les prétendants au pouvoir pourraient puiser dans leur vivier de fidèles au sein des forces de sécurité ». Au risque d’entrainer des violences.
Et ce d’autant plus que les corps de sécurité et de défense du pays souffrent toujours d’importantes divisions.
Fractures sécuritaires
Créées en 2011 à l’initiative de Ouattara, les Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) devaient permettre de bâtir une force « républicaine » en rassemblant sous une même bannière les ex forces de sécurité de Laurent Gbagbo et d’anciens rebelles. Mais en interne, les rancoeurs sont encore vives. « Dans les rangs, on se regarde en chiens de faïence » concède un ancien militaire ivoirien. Les nominations massives de gradés originaires du nord justifiées par le président Ouattara au nom du rééquilibrage ethnique ont par ailleurs contribué à creuser ces divisions.
Le sentiment d’exclusion chez les communautés du sud et de l’ouest est d’autant plus fort que les ex « comzones », ces anciens seigneurs de guerre auxquels Alassane Ouattara doit son ascension, ont bénéficié de promotions. A la suite des dernières mutineries, le célèbre chef de guerre, Idrissa Ouattara dit « Wattao » a été nommé commandant en chef de la garde républicaine. Une autre grande figure de la rébellion, Chérif Ousmane, a quant a lui été promu commandant du premier bataillon parachutiste. Réputés indisciplinés, les deux hommes ont pourtant été cités dans plusieurs rapports de l’ONU et d’ONG dans des cas d’exactions commises pendant la guerre. Pourtant, contrairement au camp opposé, aucun « comzone » n’a été poursuivi devant la justice internationale, donnant le sentiment d’une justice à deux vitesses. « Leur présence à des postes de commandement met en danger la stabilité des forces armées » affirme une source onusienne. Le risque d’abus est d’autant plus grand que l’armée ivoirienne est traversée par une multiplicité de chaines de commandement échappant à tout contrôle civil.
L’héritage Gbagbo
Selon le rapport de la chercheuse Anne Leboeuf, « La réforme du secteur de la sécurité à l’ivoirienne » (1), l’armée pâtit encore des lignes de fractures héritées de l’ère Gbagbo. Des divisions persistent, note t-elle, « entre bataillons opérationnels et bien armés et bataillons hérités de l’ancienne armée pro-Gbagbo auxquels on ne fait pas confiance et qui sont en partie désarmés ». La méfiance du pouvoir persiste également vis-à-vis de la gendarmerie et de la police réputées traditionnellement proches de Gbagbo. Résultat, les corps perçus comme des alliés fidèles au régime sont mieux équipés et mieux formés que les autres.
Enfin, les récentes mutineries ont braqué les projecteurs sur les défaillances des mesures mises en place pour réformer les secteurs de la sécurité et de la défense.
Conçue pour rétablir « la confiance entre tous les acteurs », la réforme du secteur de la sécurité (RSS) n’a pas mis un terme à l’influence des anciens « comzones ». Chargé d’encadrer les réformes, le Conseil national de sécurité (CNS) créé en 2012, dirigé par le président Ouattara et constitué pêle-mêle de décideurs politiques, de hauts responsables administratifs, de civils et de militaires a permis au chef de l’Etat d’exercer un contrôle accru sur un système sécuritaire déjà perçu comme profitant au régime à défaut d’assurer la sécurité des populations. Selon le patron d’une société de sécurité privée, « tout est entre les mains du président. Il n’y a pas de ministre de la Défense mais un ministre auprès du Président de la République chargé de la Défense. Les répercussions sont nombreuses, notamment sur la volatilité du budget normalement réservé au secteur. » A Abidjan, plusieurs sources sécuritaires s’inquiètent par ailleurs la nomination de Fidèle Sarassoro au poste de directeur de cabinet du Président. Ancien directeur général de l’Autorité pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration (ADDR) des ex-combattants, cet ancien chef de cabinet de Ouattara est soupçonné de détournements de fonds.
De quoi donner du grain à moudre à l’opposition qui dénonce une gestion affairiste du secteur de la défense et de la sécurité. Avec la levée de l’embargo sur les armes en avril 2016, l’adoption de la loi de programmation militaire 2016-2020 prévoyant un budget de 800 milliards de Francs CFA pour l’amélioration de l’équipement et la formation des unités et le développement de la lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire, est devenue un pôle d’attraction pour les sociétés privées spécialisées dans le domaine. En témoignent la tenue du salon de la sécurité et de la défense Shield Africa 2017 à Abidjan en février dernier et la signature d’importants contrats sur la période 2016-2017. Or, « les sommes engagées sont parfois très importantes au regard des prestations fournies » concède un professionnel du secteur. « Dans un pays où les mutineries dans l’armée vont crescendo, ces gros contrats extérieurs peuvent être pris comme une provocation ». Reste que de nombreux doutes planent sur l’avenir du budget de la loi de programmation militaire dont une partie a servi à financer les primes versées lors des dernières mutineries.
Caches d’armes
Enfin, le processus de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) des combattants officiellement achevé en juin 2015 est loin d’avoir rempli toutes ses promesses. Selon la chercheuse Anne Leboeuf « il est fort possible que des caches d’armes existent toujours ». Et ce, malgré le chiffre avancé d’environ 69 000 combattants passés par chaque étape du processus. « Trop peu d’armes ont été portés aux centres de collecte où les sommes versées pour le dépôt n’étaient pas suffisamment incitatives. Pour beaucoup de ces hommes, la kalachnikov reste un bien précieux qu’il vaut mieux conserver » note, sceptique, le directeur d’une entreprise de BTP ayant participé à la reconversion d’ex rebelles au secteur civil. A la fin de la guerre, les acteurs du conflit ont par ailleurs gonflé les effectifs combattants afin de profiter des accords de réconciliation prévoyant l’intégration de rebelles à la fonction publique. Résultat, note la même source, « parmi les 69000 combattants dits désarmés, la majorité sont des pieds nickelés qui ne représentent pas le cœur de la menace ».
(1) « La réforme du secteur de la sécurité à l’ivoirienne », Anne Leboeuf, Etude de l’Ifri, mars 2016.