C’est en guenilles noires et sur un air de requiem que la République libanaise s’apprête à fêter dans quelques jours l’anniversaire de la proclamation du Grand-Liban par la France du général Gouraud, le 1er septembre 1920.
Une chronique de Michel HAJJI GEORGIOU, analyste politique
Littéralement vampirisé par une caste politique de leaders traditionnels ou affairistes kleptocrates héritée de la guerre civile sous les oripeaux d’un sectarisme politique hypnotique ; kidnappé au plan stratégique par une super-milice officiant au service d’un projet régional ; en proie depuis plusieurs mois à une crise économique et financière (avec une dévaluation et une inflation records) sans précédent (sans oublier l’épidémie de Coronavirus) et, partant, à une révolution populaire pour renverser l’ordre établi ; le Liban – Etat-soumis, Etat-failli, Etat-récalcitrant – n’est presque plus qu’une structure cadavérique, qui plus est au lendemain de l’explosion la plus terrible de son histoire qui a frappé le 4 août dernier le port de sa capitale, Beyrouth, et tous les quartiers adjacents.
Il a fallu quelques secondes pour qu’une partie considérable de la capitale soit soufflée par la force de l’explosion, d’une puissance colossale qui a dépassé tout ce que le Liban a déjà connu auparavant dans le même registre, y compris durant les quinze ans de guerre civile (1975-1990). Pour mesurer l’ampleur du désastre, comparable à celui d’une explosion nucléaire, il suffit de savoir que le séisme qu’il a provoqué, d’une magnitude de 4.5 sur l’échelle de Richter, a été largement ressenti jusqu’à plus de 300 km dans plusieurs villes chypriotes.
Jusqu’à présent, une dizaine de jours après l’attentat, il est difficile de dresser un bilan définitif de la tragédie – pas seulement en raison de l’incurie et de l’inertie manifeste des autorités publiques : près de deux cent morts, plusieurs disparus et plusieurs milliers de blessés – les hôpitaux de la ville et de ses alentours ont été rapidement débordés et l’un deux, l’Hôpital Saint-Georges des grecs-orthodoxes, très sévèrement détruit –, des blocs entiers de vieilles maisons traditionnelles habitées dans les quartiers touristiques de Gemmayzé et Mar Mikhaël presque anéantis…
La scène, apocalyptique, n’est pas sans rappeler les images du 11 Septembre. N’était le formidable élan de solidarité des jeunes, toutes communautés confessionnelles confondues, pour venir au secours des victimes et commencer à organiser les secours, le bilan aurait sans doute été beaucoup plus lourd.
Un bain de foule pour Macron
Aussi dévastatrice que l’explosion aura sans doute été l’attitude comateuse de l’Etat face au drame : aucune organisation pour venir en aide aux victimes et aux sinistrés, au contraire d’une société civile pétillante de vitalité, aucun signe d’empathie à l’égard de la population civile, et surtout aucun sens des responsabilités.
Le président de la République (poste occupé selon les usages par un chrétien de la communauté maronite), Michel Aoun, a immédiatement promis une « enquête locale rapide dont les résultats seraient rendus publics en cinq jours » ; dans les faits, il en a fallu dix pour que la ministre de la Justice et le Conseil supérieur de la magistrature s’entendent enfin sur le nom d’un juge pour présider à l’enquête.
M. Aoun a également refusé catégoriquement au nom de la souveraineté l’idée d’une enquête internationale, revendiquée par les familles des victimes, climat de défiance vis-à-vis du pouvoir oblige. Ce qui n’a pas été sans rappeler ce qui s’était produit au lendemain de l’attentat qui avait coûté la vie le 14 février 2005 à l’ancien Premier ministre sunnite Rafic Hariri, en plein cœur de Beyrouth, et à des dizaines de passants. A l’époque, le pouvoir, sensiblement le même que celui qui préside actuellement aux destinées du Liban, s’était empressé de remblayer la scène du crime pour tenter d’occulter l’évènement, en pariant sur un essoufflement rapide de la colère. Seul la mise sur pied d’une enquête internationale puis d’un tribunal international aura permis de faire la lumière sur cet assassinat et d’établir les responsabilités.
Mieux encore, le climat de solidarité internationale, à travers les diverses formes d’aides obtenues, a parfaitement tranché avec l’absence cruelle d’empathie de la part des dirigeants libanais. En visite à Beyrouth au lendemain de l’explosion, le président français Emmanuel Macron a ainsi effectué un véritable bain de foule dans les quartiers chrétiens sinistrés, écoutant les doléances d’habitants furieux contre la classe politique dirigeante – ce qu’aucun autre responsable n’a eu le courage ou la présence d’esprit de faire.
La chasse gardée du Hezbollah
Le manque de transparence et la confusion des autorités sur les origines de l’explosion – d’abord attribuée à « l’incendie d’un dépôt de feu d’artifices », puis à une négligence, le stockage au port depuis 2014 de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium débarquées par un obscur navire russe – n’ont pas facilité la donne, plusieurs indices dans le déroulement des faits suivant l’explosion laissant entrevoir la possibilité d’autres causes éventuellement occultées par la thèse officielle et mettant en cause la responsabilité de la milice du Hezbollah, véritable pouvoir de fait au Liban au service de l’Iran, dans l’entreposage de missiles au port de Beyrouth. D’autant que le port, en tant que zone stratégique, constitue depuis des années la chasse gardée du Hezbollah et des services de sécurité qui sont proches de lui.
Pratiquement, au lendemain de l’attentat (le 10 août), le cabinet de technocrates présidé par un professeur d’université, Hassane Diab, largement acquis au Hezbollah, a démissionné, mais en donnant plus l’impression d’une volonté d’éluder toute responsabilité liée au drame que par sursaut de conscience.
Les causes du climat de défiance
Pour comprendre ce climat de confusion et de défiance qui règne au Liban, il convient sans doute d’en expliquer les causes profondes à travers une grille d’analyse en triptyque qui en résume l’essence : le Liban en tant qu’Etat-soumis/ Etat-récalcitrant/Etat-failli.
En mars 2005, l’onde de choc de l’assassinat de Rafic Hariri avait provoqué le retrait de l’armée d’occupation syrienne en place depuis la fin de la guerre (1990). Un bras de fer a suivi pendant une quinzaine d’années entre la tendance souverainiste pro-occidentale et arabe, la coalition du 14 Mars, et la tendance pro-iranienne emmenée par la coalition du 8 Mars, et plus précisément par l’alliance entre chiites et chrétiens, celle du Courant patriotique libre de Michel Aoun avec le Hezbollah. Ce bras de fer s’est terminé en 2015-2016 avec l’essoufflement et l’implosion du camp du 14 Mars, dont la plupart des leaders ont rallié la candidature de M. Aoun, cheval de course du Hezbollah, à la présidence de la République (il sera finalement élu en octobre 2016).
Il faut imaginer le Liban sous le mandat Aoun comme une sorte de vieille demeure victorienne à deux étages : l’étage inférieur occupé par la quasi-totalité des forces politiques, revenues à de meilleurs sentiments par pragmatisme, nécessité, cupidité et obédience au fait accompli et partenaires pour le meilleur et pour le pire au sein de la formule monstrueuse du « cabinet d’union nationale » ; et l’étage supérieur, celui de l’ensemble des pouvoirs régaliens et des décisions stratégiques de l’Etat, aux mains du Hezbollah et de son parrain régional, l’Iran.
Organisées sur base d’une loi électorale favorable au Hezbollah, les élections législatives de 2018 donneront également une majorité confortable au Hezbollah et à ses alliés stratégiques à la Chambre des députés, parachevant ainsi une conquête des institutions libanaises, initiée au lendemain de la guerre de juillet 2006 contre Israël.
Etat-soumis à la volonté de l’Iran, donc, mais aussi de plus en plus Etat-récalcitrant, progressivement en marge de la communauté internationale, amputé de son rôle historique de pays ouvert sur le monde arabe et la communauté internationale, de plus en plus aligné sur l’Iran des mollahs, la Syrie d’Assad, la Russie de Vladimir Poutine ou la Chine.
Profitant de la crise économique et sociale, comme au Venezuela, l’Iran inonde progressivement le Liban de ses produits et de ses médicaments, par le biais du Hezbollah, afin de contourner les sanctions US sur le Liban. De même, le Hezbollah et ses alliés profitent, depuis le début de la crise sociale et économique actuelle, de l’élan révolutionnaire pour tenter d’abattre le système bancaire et l’économie de marché et d’essayer de faire des banques et du Gouverneur de la Banque centrale le seul responsable du désastre en cours (en déployant divers moyens et divers acteurs, y compris au sein de la société civile, pour tenter de persuader l’opinion publique locale et internationale qu’une seule solution économique est possible sans solution politique et qu’il ne faut absolument pas parler de l’arsenal du parti divin)…
Le Hezbollah continue en outre de s’opposer tout naturellement à l’application des résolutions internationales des Nations-unies, notamment les résolutions 1559 et 1701 qui stipulent clairement le désarmement des milices et le rétablissement du monopole de la violence légitime sur l’ensemble du territoire libanais. Il faut voir enfin dans le refus officiel par Michel Aoun d’une enquête internationale sur l’explosion du port le fruit d’une insistance de la part du Hezbollah à ce que la vérité ne soit pas faite sur l’origine du drame, dans la mesure où cela pourrait ouvrir les yeux sur l’existence de caches d’armes du Hezbollah dans diverses zones densément peuplées.
Le parrain d’une caste corrompue
Etat-failli, enfin, parce que la mainmise stratégique du Hezbollah sur le Liban s’est parfaitement combinée, depuis 2016, à l’appétit gargantuesque de la mafia politique libanaise. Le Hezbollah est devenu, dans les faits, le parrain d’une caste politique corrompue, transformée en un bloc informe digne de la tératologie. Son entreprise de phagocytose des pouvoirs est telle que toute entreprise de reddition de compte à l’ombre de sa tutelle paraît impossible.
Depuis le 17 octobre 2019, une révolution qui transcende toutes les communautés spirituelles et religieuses, toutes les régions libanaises et toutes les classes sociales, a éclaté au Liban, dynamique sans pareille dans l’histoire de ce pays. Cette révolution se heurte, depuis ses débuts, à des divergences endogènes sur les priorités – le fait de savoir s’il faut tirer d’abord sur le Hezbollah ou sur la caste politique corrompue, quand bien même les deux forment désormais un tout insécable – ou encore sur les actions politiques à entreprendre : élections législatives anticipées, formation d’un gouvernement indépendant, chute du président de la République.
Elle est également confrontée à des obstacles exogènes considérables : la puissance guerrière du Hezbollah, organisé, discipliné, et sans cesse oxygéné par l’Iran ; la capacité de cette caste politique semblable à l’Hydre de Lerne à pouvoir se reconstituer à chaque fois de manière à empêcher toute brèche, tout changement au sein du système politique ; la répression violente des forces de l’ordre, du Hezbollah et des partisans du mouvement Amal du président de la Chambre chiite Nabih Berry , qui n’hésitent pas à tirer qui à balles en caoutchouc, qui à balles réelles sur la foule dans un pays où les libertés s’amenuisent progressivement, et le peu d’intérêt que le Liban suscite au niveau de la communauté internationale à l’aune des divers appels d’empire dans la région, sinon pour tenter de trouver des solutions temporaires qui ne font in fine que retarder l’explosion de quelque temps.
Le prix de la paix
Ce dont Le Liban a besoin aujourd’hui, c’est d’un changement global et radical qui passe par l’application des résolutions internationales et le rétablissement de la souveraineté de l’Etat sur le territoire, la mise en place d’un groupe international de suivi qui puisse imposer la neutralité de ce pays vis-à-vis des conflits régionaux, la mise en place d’un gouvernement indépendant formé de personnalités crédibles et capable d’organiser des élections libres sous le contrôle étroit de l’Onu et sur base d’une nouvelle loi électorale saine et équitable, l’élection d’un nouveau président de la République, un renouvellement de la classe politique au pouvoir et l’établissement d’une commission vérité, justice et réconciliation pour déterminer les responsabilités, demander des comptes et tourner la page du passé. Et, surtout, sitôt que tous les Libanais seront de nouveaux égaux sans la menace des armes, une discussion profonde autour de la modernisation du système politique, de manière à implanter une bonne fois pour toutes un Etat civil libérant l’individu du carcan des communautés et des clans.
Sans cela, ces mots récents confiés, avec une douleur qu’aucun esprit ne peut comprendre, par cheikh Michel el-Khoury, 93 ans, ancien ministre et ancien gouverneur de la Banque centrale, fils du premier président de la République Libanaise postindépendance (1943) Béchara el-Khoury et véritable serviteur d’Etat, constitueront sans doute l’épitaphe tragique du pays du Cèdre à la veille du 1er Septembre : « Je n’ai plus aucune fierté d’appartenir à ce Liban (dirigé par le Hezbollah, Aoun et la classe politique actuelle). Je ne m’y reconnais plus du tout. Je ne veux pas reposer en terre libanaise. Je souhaite être enseveli en terre de France. »