Dans son rapport annuel, Human Rights Watch dresse un constat dramatique de la situation des droits humains en Syrie Extraits
En 2023, les Syriens ont subi de graves abus et difficultés en raison du conflit en cours, des conditions économiques dégradées et une insécurité générale. Les Nations Unies ont estimé que, pour la première fois depuis le début du conflit, les Syriens de tous les sous-districts du pays avaient fait l’expérience d’un certain degré de « stress humanitaire ». Alors que les conditions demeurent dangereuses, les pays accueillant des réfugiés comme la Turquie et le Liban ont expulsé illégalement des milliers de Syriens vers la Syrie.
Les tremblements de terre dévastateurs de février ont aggravé les conditions déjà très dures, surtout dans les zones du nord-ouest contrôlées par les rebelles, qui ont été durement frappées par les séismes et où des millions de personnes se sont retrouvées sans pouvoir bénéficier de renforts en équipes de recherche et de sauvetage et sans l’assistance vitale dont elles avaient besoin. En dépit des appels à un cessez-le-feu national, les hostilités ont persisté, causant des pertes civiles et des déplacements de personnes. Les États arabes ont réadmis la Syrie au sein de la Ligue arabe sans lui demander des comptes ni exiger d’elle des réformes.
Du côté des avancées positives en faveur de la lutte contre l’impunité, le Canada et les Pays-Bas ont déposé plainte conjointement devant la Cour internationale de Justice contre la Syrie pour son recours généralisé et systématique à la torture. Les efforts individuels pour établir les responsabilités se sont poursuivis avec des condamnations pour crimes de guerre dans des tribunaux européens, et en juin, les Nations Unies ont établi un nouveau mécanisme pour se pencher sur le sort des plus de 100 000 personnes ayant disparu en Syrie.
Les zones contrôlées par le gouvernement (centre, ouest et sud de la Syrie)
Les forces de sécurité syriennes et les milices associées au gouvernement ont continué à détenir de façon arbitraire, faire disparaître et maltraiter des personnes dans tout le pays. Les autorités ont également continué à confisquer illégalement des biens et restreindre l’accès à leur région d’origine des Syriens revenus au pays.
Malgré l’adoption, en mars 2022, d’une loi pénalisant la torture, les actes de torture et les mauvais traitements ont perduré et des décès en détention ont été enregistrés, d’après un rapport de juillet 2023 de la Commission d’enquête de l’ONU. Dans un autre rapport publié en août, la Commission a aussi documenté des arrestations et détentions arbitraires liées à l’application d’une loi draconienne sur la cybercriminalité introduite en avril 2022.
Fin août, poussées au départ par la détérioration des conditions économiques, des manifestations contre le gouvernement se sont propagées dans la province de Soueïda, à majorité druze, et dans une moindre mesure dans la province voisine de Deraa, anciennement contrôlée par l’opposition. Il s’agissait des plus importants mouvements de protestation qui se soient tenues dans la Syrie contrôlée par le gouvernement depuis 2011, mais contrairement à dix ans auparavant, le gouvernement s’était, à l’heure de la rédaction de ce rapport, abstenu d’utiliser la force létale contre les manifestants.
Début septembre, le président syrien Bachar al-Assad a aboli les tristement célèbres tribunaux militaires de campagne au sein desquels, estime-t-on, des milliers de personnes ont été condamnées à mort sans procès en bonne et due forme, renvoyant toutes les affaires en cours devant la justice militaire. Les défenseurs des droits humains réclamaient depuis longtemps la dissolution de ces tribunaux, mais ils s’inquiètent que cette décision n’entraîne la destruction de dossiers judiciaires et d’autres preuves liées aux disparitions forcées, ce qui pourrait porter atteinte aux efforts des membres de la famille des victimes qui souhaitent savoir ce qu’il est arrivé à leurs proches.
Idlib, ville martyre
Le nord-ouest de la Syrie, contrôlé par l’opposition, est peuplé de plus de 4,1 millions de civils, dont au moins la moitié ont été déplacés au moins une fois depuis le début du conflit. Les civils de ces régions sont de fait pris au piège puisqu’ils n’ont pas assez de ressources pour déménager, qu’ils ne peuvent pas demander asile en Turquie et qu’ils craignent les persécutions s’ils essaient de se réinstaller dans des zones contrôlées par le gouvernement.
À Idlib et à l’ouest d’Alep, les attaques sans discrimination des forces syro-russes contre des civils et des infrastructures civiles ont perduré en 2023.
D’après le rapport de la Commission d’enquête de l’ONU publié en août, Hay’et Tahrir al-Sham (HTS), le groupe armé antigouvernemental qui domine à Idlib a continué à attaquer et détenir arbitrairement des activistes, des journalistes et d’autres civils exprimant des opinions critiques. Un autre rapport de la Commission publié en juillet a documenté de nouveaux cas de torture et de mauvais traitements en détention.
À la suite d’informations crédibles rapportées de façon indépendante selon lesquelles une frappe de l’armée américaine avait tué un civil le 3 mai 2023 à Idlib, Human Rights Watch et vingt autres organisations ont appelé les États-Unis à garantir une enquête solide, s’engager en faveur de la transparence, demander des excuses et garantir que les responsabilités soient établies.
Au nord, la présence turque
Dans les territoires occupés par la Turquie au nord de la Syrie, plusieurs factions de l’Armée nationale syrienne (ANS) ainsi que la police militaire, une force constituée par le gouvernement intérimaire syrien (GIS) pour diminuer les abus des différentes factions, ont infligé de multiples abus à de très nombreuses personnes en toute impunité. Parmi ces abus, figurent des arrestations et détentions arbitraires, des disparitions forcées, des actes de torture et mauvais traitements, des violences sexuelles et des procès militaires inéquitables. En 2023, les États-Unis ont replacé la Turquie sur leur liste de pays impliqués dans le recours aux enfants soldats, en raison du soutien de ce pays aux factions de l’Armée nationale syrienne accusées de recruter des enfants.
Des factions de l’ANS ont continué de bafouer les droits des civils au logement, à la terre et à la propriété, notamment en s’emparant de force de domiciles, de terrains et de commerces. De plus, des centaines de milliers de Syriens ayant fui leur domicile pendant et après les opérations militaires successives dans la région demeurent déplacés et dépossédés.
Les dérapages des Kurdes au Nord est
Les Forces démocratiques syriennes (FDS), un groupe armé dirigé par des Kurdes qui contrôle une grande partie du nord-est de la Syrie, a continué à détenir arbitrairement des civils, y compris des journalistes, selon un rapport d’août 2023 de la Commission d’enquête de l’ONU qui documentait également des décès en détention dans les prisons centrales de Hassaké et Raqqa.
Un rapport des Nations Unies de 2023 sur les enfants dans les conflits armés a conclu que le recrutement des enfants avait augmenté en Syrie, sachant que les cas rencontrés dans les zones contrôlées par les FDS représentaient plus de la moitié des cas documentés.
À la mi-novembre, les FDS et les forces de sécurité régionales d’Asayish détenaient toujours arbitrairement plus de 60 000 membres supposés de l’État islamique (EI) et membres de leur famille, originaires de Syrie et d’une soixantaine d’autres pays. Les conditions de détention sont demeurées dangereuses pour la vie des personnes détenues, dégradantes et inhumaines. La plupart des détenus sont des enfants. Au moins 39 pays ont déjà rapatrié ou facilité le retour d’au moins 9 000 ressortissants, dont 4 000 rien qu’en 2023. La majorité des rapatriements étaient à destination de l’Irak voisin.
Tout au long de l’année, les frappes de drones effectuées par les forces turques et les hostilités entre les FDS et les groupes armés locaux soutenus par la Turquie ont causé des décès et des blessures de civils.
Un litige concernant l’eau entre la Turquie et l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES), l’aile civile des FDS, a continué à porter atteinte au droit à l’eau de près d’un million d’habitants de la ville de Hassaké et de ses environs.
Des affrontements entre les FDS et une de leurs entités, le Conseil militaire de Deir ez-Zour, dirigé par des Arabes, ont éclaté fin août et fortement impacté les civils : le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) a ainsi documenté le meurtre d’au moins 23 civils et l’arrestation par les FDS de dizaines de personnes soupçonnées d’être impliquées dans les hostilités.
Crise économique
Au milieu de l’année 2023, plus de 90 % des Syriens vivaient en-dessous du seuil de pauvreté. Au moins 12 millions d’entre aux – plus de la moitié de la population – n’avaient pas accès à une nourriture correcte, ou pas les moyens d’en acheter, et plus de 15 millions avaient besoin d’une forme d’aide humanitaire pour survivre. Au moins 600 000 enfants souffraient de malnutrition chronique. Plus de douze années de guerre ont décimé les infrastructures et services civils, affectant gravement l’accès aux refuges, aux soins médicaux, à l’électricité, à l’éducation, aux transports publics, à l’eau et à l’assainissement. Selon la Commission d’enquête de l’ONU, les femmes et les enfants ayant des problèmes de santé chroniques et des handicaps, y compris certaines personnes n’ayant pas été soignées pour des blessures datant de 2019, sont particulièrement touchés par le manque d’accès à des soins médicaux adéquats dans les camps d’internement du nord-est de la Syrie. Des gens de tout le pays subissaient des difficultés dues à de graves pénuries de carburant et à la flambée des prix alimentaires. D’après le Bureau de coordination des affaires humanitaires (BCAH), les foyers dirigés par des femmes, les séniors, les personnes handicapées et les enfants sont affectés de façon disproportionnée par les facteurs aggravant la crise en Syrie.
Le gouvernement syrien a continué à imposer d’importantes restrictions à l’arrivée de l’aide humanitaire dans les zones de la Syrie qu’il contrôle et ailleurs dans le pays, ainsi qu’à détourner l’aide pour punir ceux qui expriment une contestation. En raison du manque de procédures de précaution efficaces dans les pratiques d’approvisionnement des organismes de l’ONU apportant une aide à la Syrie, il existe un risque important de financer des entités commettant des abus.
En juillet, le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas pu renouveler le mécanisme d’aide transfrontalier en faveur de la Syrie car la Russie a émis un véto bloquant cette résolution, ce qui a fermé une voie qui depuis neuf ans permettait d’apporter de l’aide humanitaire dans des parties non contrôlées par le gouvernement du nord-ouest de la Syrie, sans le consentement du gouvernement syrien. Fin septembre, après des négociations auxquelles participaient des organismes de l’ONU, le gouvernement syrien et HTS, le groupe armé dominant à Idlib, un accord a été conclu. Cet accord a permis de reprendre les livraisons d’aide humanitaire au niveau du poste frontalier de Bab al-Hawa pendant six mois et de prolonger de trois mois l’usage des postes frontaliers de Bab al-Salam et al-Ra’i. Le gouvernement syrien a autorisé les organismes de l’ONU à utiliser ces deux passages frontaliers une semaine après qu’une série de séismes dévastateurs avait frappé le nord de la Syrie, causant de graves interruptions du système de livraison de l’aide géré par les Nations Unies via Bab al-Hawa. À cause de cette interruption de l’assistance, des millions de personnes vivant dans des zones contrôlées par les rebelles se sont retrouvées sans pouvoir accéder à une aide vitale précisément au moment où elles en avaient le plus besoin.
Même si le détournement discriminatoire de l’aide humanitaire par le gouvernement syrien demeure le premier obstacle à une livraison équitable de l’assistance dans de nombreuses régions de Syrie, les sanctions complexes et de vaste portée infligées, entre autres, par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne contre des responsables du gouvernement syrien et des entités ayant des liens avec lui, ont parfois également empêché d’apporter l’aide humanitaire d’une façon impartiale et basée sur des principes aux communautés qui en avaient besoin, ainsi que de réhabiliter des infrastructures clés comme les centres médicaux et les structures d’assainissement.