En 2011, l’opposant Mahamadou Issoufou fut porté au pouvoir, un vent d’espoir souffla sur ce pays sahélien marqué par la sécheresse et les dictatures. Mais en ce bas-monde, les contes de fées tournent presque toujours au vinaigre.
Une chronique de Thomas Dietrich, écrivain et journaliste, ancien haut-fonctionnaire.
C’est le pays d’un fleuve immense et de la grande mosquée d’Agadez. C’est le pays des hommes bleus et de l’arbre du Ténéré. C’est le pays des résistances. De la reine Sarraounia au mouvement anti-Tazarché, en passant par la grande rébellion touarègue contre le colonisateur français de 1916-1917. Le Niger mérite mieux que son sobriquet de « pays le plus pauvre du monde ».
En 2014, j’avais été impressionné par les étudiants, leur culture, leur impertinence et leur courage loin des arrogantes têtes blondes que je croisais à Sciences Po.
J’y ai séjourné à plusieurs reprises, la dernière fois en 2016. Je me souviens du vent du soir à Agadez et des berges chaudes du fleuve Niger. Je me souviens surtout d’une conférence que j’avais donnée devant les étudiants de l’université Abdou Moumouni de Niamey. C’était en 2014, à la sortie de mon premier roman. L’amphithéâtre se trouvait en plein d’air, les portraits peints de Kadhafi et de Thomas Sankara surplombaient l’auditoire. J’avais été impressionné par les étudiants, leur culture et leur impertinence et leur courage. Il y avait un monde entre eux et les arrogantes têtes blondes que je croisais à Sciences Po, si sûres de préserver leur monde et d’écraser les autres.
Je me souviens que ces étudiants nigériens ne mâchaient pas leurs mots. Ils citaient Frantz Fanon, Aimé Césaire et Victor Hugo, pour dire à quel point leur chère patrie n’était pas libre, qu’un demi-siècle bien tassé après l’indépendance, ils ployaient encore sous le joug de l’ancien colonisateur la France.
A Arlit au nord, les habitants n’ont peut-être pas d’eau courante, mais ils baignent dans la radioactivité.
Un mot revenait, répété comme un mantra : Areva. La multinationale hexagonale, devenue entre-temps Orano, extrait du ventre du Niger l’uranium qui alimente nos centrales nucléaires. A Arlit au nord, les habitants n’ont peut-être pas d’eau courante, mais ils baignent dans la radioactivité. A Thonon-les-bains, la cure thermale, à Arlit la cure d’uranium. Des salariés de filiales d’Orano, représentés par l’avocate parisienne Elise Le Gall, ont déposé plainte devant la cour de justice de la CEDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest). Contaminés, malades, ils réclament justice. L’Etat nigérien s’en moque. Orano aussi. Que valent quelques vies face à tous ces profits ?
Très vite, le démocrate Issoufou, le socialiste Issoufou s’est laissé gagner par le plus dangereux poison qui soit, plus toxique encore que le compteur Linky et les édulcorants dans les fraises Tagada : le pouvoir. Pour assurer sa réélection en 2016, il opta pour une méthode radicale : il fit enfermer son principal challenger, Hama Amadou, et s’octroya 92 % des suffrages. Dans les mois qui suivirent, il embastilla dans des prisons de haute sécurité les principales figures de la société civile, Maikoul Zodi de Tournons la page ou encore Moussa Tchangari d’Alternatives Espaces Citoyens. Issoufou le président n’est plus. Il est devenu Issoufou le tyran. Sur le plan économique, le bilan n’est guère plus brillant : le Niger n’a pas perdu sa triste couronne. Il demeure le pays le plus pauvre du monde, selon l’indice de développement humain des Nations Unies. Seule 28,7 % de la population sait lire et écrire. La manne de l’uranium continue à profiter aux puissants, et non aux manants.
On ne compte plus les crimes perpétrés par l’armée contre de présumés islamistes, qui ne sont en général coupables que d’appartenir à la mauvaise ethnie
Cerise sur le pain noir, le Niger subit aujourd’hui les coups de boutoirs d’un hydre djihadiste, dont les têtes repoussent à chaque fois qu’on les coupe. Et l’armée nigérienne est bien incapable de défendre le territoire national. Elle n’a pas la puissance de feu de son terrible voisin le Tchad, ou les équipements dernier cri de son autre frère de frontières, le géant nigérian. Elle n’a que son courage, et souvent sa brutalité.
On ne compte plus les crimes perpétrés par l’armée contre de présumés islamistes, qui ne sont en général coupables que d’appartenir à la mauvaise ethnie. Dans la région de Tillabéri, on ne compte plus les fosses communes d’éleveurs nomades peuls, qui finissent par se réfugier dans les bras des djihadistes, non parce qu’ils partagent leur idéologie, mais parce qu’ils veulent simplement rester en vie. On ne dénombre plus les vendettas et les massacres et la terre brûlée dans une guerre dont plus personne ne sait si elle est faite au nom d’Allah, au nom des communautés ancestrales, de l’eau et des rares pâturages, ou tout simplement au nom du Saint Argent. Car le Niger n’est pas seulement devenu une terre bénie pour les islamistes, elle est devenue un repère pour les trafiquants en tout genre (qui sont parfois des islamistes). Il y a notamment la drogue, qui transite par le Niger avant de traverser le Sahara et de se déverser sur l’Europe. Pendant que l’immense majorité se meure dans la misère la plus noire, on s’enrichit avec la blanche. Jusqu’au plus haut sommet de l’Etat.
En mars 2020, une nouvelle fut la goutte d’eau qui fit déborder le fleuve Niger, et la colère du peuple. Les Nigériens apprirent que 111 millions d’euros avaient été détournés dans le cadre de contrats publics d’armements. Des hommes d’affaires proches d’Issoufou ont surfacturé des achats d’équipements militaires, pendant que l’armée était en guenilles, que les populations étaient livrées à la folie des islamistes.
Le plus célèbre de ces margoulins est Boubacar Hima alias « Petit Boubé », qui bénéficie de la protection de cette bonne vieille Françafrique
Le plus célèbre de ces margoulins est Boubacar Hima alias « Petit Boubé », qui bénéficie de la protection de cette bonne vieille Françafrique et notamment de Pascale Jeannin Perez, la femme d’influence qui aurait aidé à faire disparaître le coffre de Benalla. D’ailleurs, des entreprises françaises comme Renault Trucks auraient trempé dans ces ignobles tours de passe-passe. Face à ce scandale, la société civile est sortie dans la rue. Issoufou, comme toujours, a choisi son camp. Au lieu de faire arrêter Petit Boubé et ses complices, le président nigérien a brandi le coronavirus comme prétexte pour faire interdire les manifestations ; alors même qu’aucun cas de Covid-19 ne s’était encore déclaré au Niger. Une fois de plus, les leaders de la société civile ont été mis aux fers. Trois mois après leur arrestation, les courageux Maikoul Zodi, Halidou Mounkaïla et Moundi Moussa n’ont toujours pas été relâchés.
En France, on se tait et on regarde ailleurs. Pour Emmanuel Macron, pas question de critiquer les dérives de l’allié nigérien. Mahamadou Issoufou serait même « un exemple pour la démocratie ». Sans rire. Il faut dire que le Niger est devenu, depuis le début des années 2010, un des piliers de la Françafrique. L’armée française dispose d’une base aérienne à Niamey, la base 101, d’où décollent les drones qui repèrent les mouvements djihadistes. Sans grande efficacité, d’ailleurs. L’opération Barkhane a longtemps établi un poste avancé à Madama, à l’extrême nord-est. Madama a servi de base arrière dans la guerre secrète qu’a mené la France au sud libyen, en 2018-2019. En effet, des membres des forces spéciales ont appuyé le maréchal Khalifa Haftar dans sa brutale conquête du Fezzan, dont les populations civiles, notamment touboues, ont été les premières victimes. De plus, Issoufou rend régulièrement des services, très appréciés à Paris. En 2012, il a accueilli et protégé l’ancien directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi. Béchir Salah était alors en cavale, et Nicolas Sarkozy voulait le soustraire à la justice française, un peu trop curieuse sur le financement libyen de sa campagne de 2007. Il fallait donc trouver à Béchir Salah un point de chute, sur une terre oubliée des Dieux et d’Interpol. Ce fut le Niger.
Le Niger est donc devenu un Etat sous tutelle, tributaire pour sa survie de la France mais aussi des Allemands ou des Américains, qui y ont installés des bases.
Ce pays est d’autant plus stratégique qu’il est devenu la nouvelle frontière de l’Europe. En 2015 et en 2016, plus d’un demi-million d’exilés ont emprunté la route qui passe par Agadez et s’enfonçant dans le Sahara, débouche en plein cœur de l’enfer libyen, où les rêveurs d’Europe sont rançonnés et même réduits en esclavage. L’Union Européenne, estimant ne plus pouvoir faire face à l’arrivée quotidienne d’exilés sur les côtés italiennes, a alors pris les choses en main, promettant à Issoufou d’importants financements. De 2014 à 2020, l’UE aura versé au Niger 1 milliard d’euros au titre de l’aide au développement. Une véritable rente migratoire : en contrepartie, le Niger a du s’engager à filtrer les candidats à la migration, qui n’étaient plus que 33 000 à franchir Agadez au cours de l’année 2017 (soit officiellement dix fois moins que les années précédentes).
Agadez et sa mosquée du XVIème siècle sont devenus un immense cul-de-sac en plein désert, où s’entassent des exilés en provenance quatre coins de l’Afrique. Les migrants tentent par tous les moyens d’atteindre la Libye, empruntant des voies toujours plus périlleuses afin de contourner les patrouilles de la police nigérienne. Cette politique de la honte a fait du Sahara un vaste cimetière où loin des caméras et du regard de la ménagère de plus de cinquante ans, des dizaines de milliers d’exilés trouvent la mort, cinq fois plus qu’en Méditerranée.
Le Niger est donc devenu un Etat sous tutelle, tributaire pour sa survie de la France mais aussi des Allemands ou des Américains, qui y ont installés des bases. Niamey pullule autant de moustiques que d’espions, et au restaurant le Toulousain ou au grand Hôtel du Niger, s’affrontent à fleurets mouchetés des grandes puissances qui s’intéressent à tout, excepté au bien-être des Nigériens. A la nuit tombée, la capitale s’enfonce dans l’électricité, et la peur. Ces dernières semaines, plusieurs personnes ont été arrêtées sur la base d’une loi sur la cybercriminalité très controversé. Une employée du tribunal de Niamey été condamnée à trois mois de prison avec sursis pour avoir critiqué la politique du gouvernement… dans une conversation privée whatsapp. Plus récemment, c’est la journaliste Samira Ibrahim Sabou qui a été embastillée, sur lettre de cachet du fils du président, Abba (et j’ai du mal à croire que le jeune diplômé d’Harvard avec qui je faisais des parties de FIFA soit devenu une sorte de « Baby doc »… Mon Dieu, que le pouvoir corrompt l’Homme).
L’ancien syndicaliste étudiant, Mohamed Bazoum, aujourd’hui ministre de l’intérieur et chouchou des milieux sécuritaires français, est le fer de lance de la répression
Des élections présidentielles sont prévues à la fin de l’année. Certes, Mahamadou Issoufou ne se représentera pas -Macron lui a fait miroiter le poste de secrétaire général des Nations Unies-, mais son successeur désigné, Mohamed Bazoum, n’est pas un bonze bouddhiste. Loin de là. L’ancien syndicaliste étudiant, aujourd’hui ministre de l’intérieur et chouchou des milieux sécuritaires français, est en effet le fer de lance de la répression qui s’abat sur le pays. Il est évident que la France fermera les yeux sur de probables fraudes, qui permettront au très autoritaire Bazoum de se faire « élire », même contre l’avis de son peuple.
Une fois de plus, entre opprimés et oppresseurs, entre indépendance et ingérence, entre révolution pacifique et Françafrique, Emmanuel Macron a choisi son camp.