L’héritage républicain de Bourguiba s’inscrit, pour le meilleur et pour le pire, dans la tradition d’un État fort, d’un autoritarisme tempéré par la modernité et d’une ouverture sur le monde, notamment vers les alliés occidentaux de la Tunisie. Dans ce cadre apaisé d’un régime solide, le Combattant suprême, comme on surnommait le fondateur de la Tunisie moderne, a toujours cantonné l’arme tunisienne dans les casernes, tout en lui donnant les moyens d’accroitre son influence au sein de l’appareil d’état. au point de voir un général devenu son Premier ministre, Zine Ben Ali, lui succéder en 1987.
Une enquête d’Olivier VALLÉE
L’armée tunisienne n’est pas issue comme l’ALN algérienne du combat pour l’Indépendance. Certes, elle se retrouve mobilisée pour la libération de la base de Bizerte jugée capitale pour l’armée française. Les exactions de cette dernière contre les civils et militaires envoyés attaquer la base rendent populaire la naissance hétéroclite de l’armée nationale de Tunisie, dont la moitié de l’effectif vient de l’armée coloniale française. Mais la matrice originelle et authentique de l’armée nouvelle de la Tunisie reste bel et bien celle de l’empire ottoman établie depuis le XIXème siècle par le Bey, d’où son nom d’armée beylicale, aux effectifs importants.
Auréolé de sa lutte et de ses années de prison, le Président Bourguiba saura interdire aux officiers de se mêler de politique. Le Combattant suprème n’a pas besoin d’une armée puissante, ses frontières sont sûres. Cependant l’épisode de Bizerte a déjà amené des partenaires, dont les Etats-Unis, à souhaiter que l’armée puisse représenter un élément d’équilibre dans un Maghreb agité.
De 1959 à 1964 l’effectif militaire passe de 8 000 personnes à 15 000 tandis que la diplomatie du juste milieu de Tunis rassure l’Occident. Le contingent de casques bleus tunisiens au Congo en 1960 qui remplit son rôle honorablement conforte cette réputation d’une armée responsable et professionnelle.
Un passé beylical
Lors de cette rapide insertion de l’armée tunisienne dans la culture militaire mondiale, que cette armée dispose d’un passé ottoman et beylical, considérable, en dépit de l’éteignoir que le colonisateur français va mettre sur l’expérience martiale des Tunisiens. Bourguiba, qui passera par pertes et profits l’épreuve de force de Bizerte, suscitera de vives contestations de la part des militaires de l’armée naissante de l’Indépendance. Leur contribution à l’Indépendance est minorée et leur histoire est passée sous silence.
L’arrivée toute récente au poste de Premier ministre d’Ahmed Hachani (1) illustre ce retour du refoulé. En 1962, son père se rallie à un groupe d’anciens résistants et d’officiers pour préparer un coup d’État contre Bourguiba. La faction, menée entre autres par Lazhar Chraïti, combattant nationaliste tunisien, n’a pas digéré la lourde défaite essuyée par l’armée tunisienne contre les soldats français encore présents lors de la bataille de Bizerte de juillet 1961. Le grief s’ajoute au virage autoritaire pris par le « combattant suprême », lequel a éloigné – et liquidé – ses anciens compagnons de lutte depuis son accession au pouvoir.
Cette mémoire d’une armée pré coloniale veut retrouver toute sa place, et cela dans une posture anti occidentale. L’actuel Président tunisien, Kaîs Saïed, qui joue sur cette corde là le sait parfaitement dans le choix qu’il fait de son nouveau chef de gouvernment.
Le passé beylical est encore le fondement constitutionnel de la Tunisie en 2023 et le tandem posté au sommet de l’État en 2023 trouve là sa vision de l’armée : « La Constitution du 26 avril 1861 est celle qui a réservé le plus de dispositions juridiques concernant l’armée et le personnel militaire. Dans l’article 13, le chef de l’État commande les forces militaires de terre et de mer, déclare la guerre… ensuite viennent les articles 26, 44 et 63 où la constitution de 1861 prévoit respectivement la création d’un conseil de guerre pour connaitre les affaires militaires, et la création aussi d’un conseil suprême. Composé partiellement de fonctionnaires militaires, ce conseil est habilité, entre autres, à décider de l’augmentation des forces de terre et de mer et du matériel de guerre…
L’article 77 assimile les fonctions civiles aux grades militaires où la hiérarchie est échelonnée en six classes, la première correspond au grade de général et la sixième à celui de chef de bataillon, l’équivalent du grade de commandant aujourd’hui… Les articles 80, 85, 91et 108 spécifient respectivement que le départ à la retraite des militaires est fixé après 30 ans de service rendus à l’État, les militaires assument leurs responsabilités vis-à-vis de la loi en cas de trahison, désobéissance d’un ordre écrit ou autres fautes… L’âge du service militaire est de 18 ans et cette obligation ne concerne ni les étrangers ni les juifs tunisiens. »
La défense du régime
La transformation du pays dans les années 1970, avec la montée de la contestation sociale animée par le puissant syndicat UGTT, demande à l’armée de s’orienter vers la défense du régime de Bourguiba. Celui-ci intime à la troupe de remplir les taches de maintien de l’ordre que la police ne veut ou ne peut assumer, mais il croit Ben Ali, devenu le responsable de la défense du régime, soumis à la République. Si Bourguiba depuis 1962 se méfie de l’armée, il a compris toutefois qu’elle renforce son prestige national et international et sert sa dynamique diplomatie. La police, elle, n’a ni le passé, ni la qualité de l’armée et a conservé, aux yeux de Bourguiba et des siens, toutes les mauvaises habitudes de la « sûreté » coloniale, peu avare de la chicotte et de la brutalité.
Ce sera d’ailleurs ce comportement de mépris et de violence qui sera l’étincelle qui allumera la flamme de la révolution populaire.L’armée de terre ne peut se désengager complètement ni radicalement de son image de gardienne du régime et d’ultime recours pour assurer l’ordre public. Cependant la lutte contrel e terrorisme et la surveillance des frontières l’ont contrainte à se moderniser et à nouer des alliances à l’international
La coopération étroite aujourd’hui de la marine et de l’aviation avec les Américains, renforcée par la livraison cette année d’aéronefs attendus depuis un moment, contraste bien sûr avec une trajectoire purement nationale. Celle-ci, comme on va le voir, relève en partie d’une mythologie, à l’abri de laquelle l’armée tunisienne a pu jouer en sous main de son influence sur le pouvoir, fut-il celui de chefs d’état autoritaires comme Bourguiba, Ben ali ou actuellement Kaïs Saied
(1) Ahmed Hachani a passé l’ensemble de sa carrière à la Banque centrale de Tunisie jusqu’à sa retraite en 2017. Depuis, il a exprimé ses positions politiques sur son compte Facebook personnel au moins jusqu’en 2019. Si son soutien tardif à Kaïs Saïed cette année-là n’était pas encore tout à fait abouti, il s’est exprimé tour à tour sur l’aversion que lui inspire l’héritage de Bourguiba, les « ultraféministes » qui auraient une « peur bleue de Kaïs Saïed » ou encore sur le « danger islamiste », tout en rêvant d’une Tunisie ou la monarchie beylicale serait toujours en vie. Source : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/08/09/a-tunis-un-nouveau-premier-ministre-hostile-a-l-heritage-de-bourguiba_6184940_3212.html
Encadré, L’armée beylicale tunisienne
Sous le règne des Beys, l’armée est l’ensemble des forces armées régulières du Beylicat de Tunis. État indépendant de fait, avec le règne de la dynastie Husseinite, instaurée le 15 juillet 1705 par le Bey Hussein Ben Ali. Les premiers bataillons de l’armée régulière tunisienne moderne sont créés en même temps que la réforme de l’armée ottomane en 1830. À l’initiative du ministre de Hussein II Bey, Chakir Saheb Ettabaâ, un bataillon de fils d’origine ottomanes et d’autochtones sans distinction est créé à Tunis dès janvier 1831. L’année suivante, un autre bataillon est basé à Sousse. Les soldats et officiers sont entraînés, habillés et équipés à l’européenne, à l’image des premiers régiments de l’armée ottomane issue des réformes du sultan Mahmoud II, au lendemain de la suppression du corps des janissaires. Ahmed Ier Bey reprend les timides réformes du règne de son oncle Hussein II et engage le pays dans une profonde modification de son armée et de son État avec la création de l’École militaire du Bardo, première institution d’enseignement moderne dans la région.
En 1855, l’armée tunisienne se divise en sept brigades d’infanterie réparties sur le territoire, avec à leurs têtes un amîr liwa (général de brigade) puis, à partir de 1864, un amîr oumara (général de division). Les effectifs de chaque brigade d’infanterie varie de 2 000 à 5 000 hommes selon les périodes : La 1re brigade stationnée en permanence à Tunis à partir de 1831 ; La 2e brigade basée à Sousse à partir de 1832 ; La 3e brigade basée à Monastir; La 4e brigade basée à Kairouan ; La5e brigade mouvante; La 6e brigade mouvante; La7e brigade basée à Gharb El Melh.
L’armée de terre tunisienne comptait plusieurs régiments irréguliers de cavalerie tribale (zouaoua) répartis un peu partout dans le pays et dont les effectifs allaient jusqu’à 40 000 fantassins et cavaliers, basés principalement dans les casernes du Kef, de Nefza et de Tunis et catégorisés en lanciers ou en cavalerie lourde. Alors que le besoin d’un régiment de cavalerie régulière (spahis) s’est fait sentir, Ahmed Ier Bey en crée un vers 1850, basé à La Manouba.