Khalifa Haftar, le général libyen devenu allié de Washington

Autrefois proche de Kadhafi, le général Haftar a vécu vingt ans aux États-Unis avant de venir jouer les hommes forts dans son pays. Pour éradiquer les islamistes, dit-il. Et, sans doute, servir les desseins de Washington. Portrait

libya_haftar_wikiLe discours prononcé par le président Obama le 28 mai 2014, à la prestigieuse académie militaire de West Point, semble marquer un ajustement majeur dans la politique étrangère américaine à l’égard du monde arabe. Fini le temps des envolées lyriques faisant l’éloge du « printemps » arabe : cette expression n’a pas été une seule fois prononcée durant toute son allocution. Elle a été remplacée par « upheavals of the Arab world », c’est-à-dire « soulèvement (ou bouleversement) du monde arabe ». Le mot « démocratie » n’a été prononcé qu’à deux reprises, mais dans un contexte très général.

Changement de cap

Real politik oblige, Obama a avoué : « Le soutien de l’Amérique pour la démocratie et les droits humains va au-delà l’idéalisme ; c’est une question de sécurité nationale. » On ne peut être plus clair. « Je crois que nous devons réorienter notre stratégie de lutte contre le terrorisme, en nous appuyant sur les succès et les insuffisances de notre expérience en Irak et en Afghanistan, vers des partenariats plus efficaces avec les pays où les réseaux terroristes cherchent à prendre pied », a-t-il ajouté. Des exemples libyens ont été utilisés pour illustrer cette nouvelle stratégie américaine. En effet, la mise en place des « partenariats efficaces » est primordiale pour éviter que des tragédies comme celle de l’assassinat, en 2012, de l’ambassadeur américain en Libye, Christopher Stevens, ainsi que trois autres Américains, ne se reproduisent. Rappelons, à ce sujet, que ce méfait, commis exactement au onzième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, a été attribué aux islamistes  d’Ansar al-Charia.

Cette politique « antiterroriste » exposée par le président Obama à West Point semble déjà être en oeuvre en Libye. En effet, un des dispositifs assurant actuellement un « partenariat efficace » avec la Libye repose sur la collaboration avec le général  Khalifa Haftar, dont les « faits d’armes » font présentement la une des médias. Sa mission : l’éradication du terrorisme islamiste qui a proliféré dans le pays depuis la disparition du colonel Kadhafi. Sa cible principale : Ansar  al- Charia, contre laquelle de nombreuses voix américaines se sont élevées pour exiger des représailles afin de venger la mort des diplomates américains sauvagement assassinés, et pour accuser Obama de ne pas avoir fait grand chose dans ce sens.

De Kadhafi à la CIA

Décrit comme une des « deux étoiles militaires de la révolution », Haftar est apparu dans le « décor » insurrectionnel libyen en mars 2011 pour « apporter une certaine cohérence tactique aux forces terrestres rebelles » anti-Kadhafi. Mais qui est donc ce Haftar pour être louangé de la sorte par les médias mainstream et dont le partenariat est prisé par les États-Unis ? Le général Khalifa Haftar est un officier supérieur de l’armée libyenne qui a participé au coup d’État ayant mené Kadhafi au pouvoir en 1969. Principal officier dans le conflit armé tchado-libyen à propos de la bande frontalière d’Aozou (riche en uranium et autres métaux rares), il mena, sept ans durant, une guerre contre les troupes de Hissène Habré, ex-président tchadien soutenu par la CIA et les troupes françaises. Aidés par les forces françaises, le Mossad israélien et la CIA, les Tchadiens infligèrent une sérieuse défaite aux troupes libyennes le 22 mars 1987, à Ouadi Doum (nord du Tchad). Haftar ainsi que ses hommes (un groupe de 600 à 700 soldats) sont capturés et emprisonnés. Désavoué par Kadhafi qui n’aurait pas du tout apprécié la défaite lui ayant fait finalement perdre la bande d’Aozou, le général a alors fait défection pour le Front national du salut de la Libye (FNSL). Soutenu par le Tchad, la CIA et l’Arabie Saoudite, il constitua alors, en 1988, l’Armée nationale libyenne, l’aile militaire du FNSL, pour tenter de renverser Kadhafi. Un article du New York Times datant de 1991 nous apprend que les membres de cette armée « ont été formés par des agents de renseignements américains dans le sabotage et autres compétences de la guérilla, dans une base près de N’Djamena, la capitale tchadienne » .

Lorsqu’Idriss Déby arriva au pouvoir en 1990 à N’Djamena, la situation changea complètement pour les rebelles libyens, car le nouveau maître du Tchad était en bons termes avec Kadhafi. Cette bonne relation entre les deux hommes perdurera d’ailleurs jusqu’à la chute du leader libyen. En effet, Déby aurait même envoyé ses troupes pour le soutenir au début du « printemps » libyen. Haftar et ses hommes durent quitter le Tchad et ce sont les Américains qui les exfiltrèrent en organisant un pont aérien via le Nigeria et le Zaïre. Ils furent alors admis comme réfugiés aux États-Unis, bénéficiant de nombreux programmes de réinsertion, y compris une formation et une aide financière et médicale. Selon un porte-parole du Département d’État, « les restes de l’armée de Haftar ont été dispersés dans chacun des cinquante États ».

Avant son retour pour encadrer les forces rebelles durant le « printemps » libyen, Haftar aura passé les deux dernières décennies dans une banlieue de la Virginie. Questionnée sur les revenus du général, une de ses anciennes connaissances avoua qu’elle ne savait «  pas exactement ce que Haftar faisait pour subvenir à ses besoins ». Cette phrase donna lieu à une interprétation claire, car Haftar a en fait vécu à Vienna, à environ huit kilomètres du siège de la CIA à Langley : « Pour ceux qui savent lire entre les lignes, ce profil est une indication à peine voilée du rôle de Haftar comme agent de la CIA. Sinon, comment un ancien commandant militaire libyen de haut rang peut-il entrer aux États-Unis au début des années 1990, quelques années seulement après l’attentat de Lockerbie, puis s’installer près de la capitale des États-Unis, si ce n’est avec la permission et l’aide active des agences de renseignement des États-Unis ?  » Selon le Washington Post , Haftar aurait obtenu la citoyenneté américaine étant donné qu’il a voté à deux reprises (en 2008 et 2009) à des élections organisées dans l’État de Virginie.

Joker contre les milices

Dès son arrivée à Benghazi en mars 2011, le général Haftar fut nommé chef des forces terrestres par le Conseil national de transition (CNT) et participa activement à la guerre contre les forces de Kadhafi. Mais rattrapé par sa réputation d’« agent de la CIA », il fut écarté après le renversement du Guide libyen. Cependant, l’anarchie qui s’est emparée du pays, la faiblesse du gouvernement central vis-à-vis d’une profusion de milices islamistes radicales qui font la loi chacune dans son fief et les velléités séparatistes menaçant la Libye lui ont permis de revenir au premier plan de la scène libyenne. Tout d’abord le 14 février 2014, lorsqu’il surprend tous les observateurs en annonçant une nouvelle feuille de route pour le pays, la suspension du Parlement et la formation d’un comité présidentiel pour gouverner le pays jusqu’à l’organisation de nouvelles élections. Cette tentative de prise de pouvoir s’est soldée par un échec. Mais pas pour longtemps. Après la fuite de l’ex-premier ministre Ali Zeidan, Haftar est revenu à la charge à la mi-mai 2014. Après de violents combats contre des milices islamistes de Benghazi et contre le Parlement qui ont fait des dizaines de morts et de blessés, il a réitéré les mêmes revendications. Affirmant ne répondre qu’à l’« appel du peuple pour éradiquer le terrorisme en Libye  », Haftar a démenti les accusations de coup d’État. Contrairement à la précédente tentative, il a reçu cette fois-ci l’appui de nombreuses personnalités militaires et civiles. Son opération militaire, qu’il a baptisée « El Karama » (« Dignité », en arabe) semble fédérer différentes forces susceptibles « d’écraser le pouvoir des islamistes qui dirigent le Parlement  » et qui « ouvrent la porte aux extrémistes et alimentent le chaos qui ébranle la Libye  ».

Partenaire efficace

Il faut dire qu’à Washington, certains experts politiques et les fonctionnaires du Département d’État expriment discrètement leur satisfaction de voir quelqu’un combattre des islamistes comme ceux d’Ansar al-Charia. De son côté, Deborah Jones, l’ambassadrice des États-Unis en Libye, a affirmé qu’elle ne condamnait pas les actions du général Haftar qui a déclaré la guerre à des « terroristes  » islamistes en Libye. Une manière indirecte d’affirmer son soutien à Haftar, un de ses concitoyens revenu au pays faire la guerre, après avoir bénéficié pendant des années de la générosité américaine et du confort douillet des banlieues cossues de Virginie. Unconcitoyen qui fait partie – au moins actuellement – de l’arsenal américain, des « partenaires les plus efficaces  » qui soient

PAR AHMED BENSAADA