Face à la vaste opération de déconstruction de l’Etat menée par le parti chiite pro-iranien, nous revenons aux facteurs qui ont pavé la voie à la progression ultra rapide de la formation alliée des Pasdarans, née officieusement en 1983 et officiellement en 1985
Une chronique de Michel TOUMA
Un félin coincé au coin du mur et pris d’un sentiment de panique sort instinctivement ses griffes. Telle semble être en schématisant la situation actuelle du Hezbollah au Liban. C’est du moins l’impression que donne le parti chiite libanais pro-iranien qui assène de manière peu raisonnée des coups de boutoir à droite et à gauche contre toute partie ou institution qu’il estime être un obstacle à son rôle d’instrument de la stratégie d’expansion des Gardiens de la Révolution iranienne (les Pasdarans) dans la région.
Au cours des dernières semaines, le Hezbollah a ainsi multiplié ses attaques frontales, directement ou par le biais de ses réseaux sociaux, contre un large éventail de cibles : le patriarcat maronite (pour torpiller le projet de neutralité du Liban, prôné par le patriarche Béchara Raï) ; l’armée libanaise et son commandement (sous prétexte qu’ils sont soumis à « l’influence américaine ») ; le parti souverainiste des Forces libanaises de Samir Geagea (principale faction qui s’oppose au projet régional du Hezbollah et à l’emprise iranienne sur le Liban, ce qui a accru considérablement sa cote de popularité non seulement parmi les chrétiens mais également, de manière significative, dans les milieux sunnites) …
Même le pouvoir judiciaire n’échappe pas aux griffes du Hezbollah, plus particulièrement le juge d’instruction Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur l’explosion cataclysmique du 4 août 2020 au port de Beyrouth. Le parti pro-iranien n’épargne en effet aucun effort, aucun moyen, pour saboter purement et simplement l’enquête en question : menaces directes contre le juge Bitar dont il réclame la révocation ; chantage exercé effrontément au sein du gouvernement (c’est soit la destitution du juge Bitar, soit la paralysie du Conseil des ministres) ; pressions contre certaines familles des victimes de l’explosion du 4 août afin qu’ils réclament le départ du juge d’instruction ; menaces de dérapage sécuritaire et de troubles si Tarek Bitar n’est pas dégommé. Selon les milieux de l’opposition hostile à l’influence iranienne, cet acharnement à obtenir l’arrêt de l’enquête apporte la preuve que le Hezbollah assume une grande part de responsabilité dans l’explosion du 4 août (qui avait fait plus de 200 tués et 6000 blessés).
Déconstruction tous azimuts
Manifestement, le Hezbollah se livre ainsi, d’une manière générale, à une vaste entreprise de déconstruction de l’Etat libanais et des fondements politiques et économiques sur lesquels est édifié le Liban. Cette opération de déconstruction a déjà visé le secteur bancaire – l’une des principales cibles du parti chiite – ainsi que l’économie dans sa globalité du fait de la posture guerrière et de la constante ligne de conduite belliqueuse du Hezbollah qui ont fait fuir les capitaux et les investissements étrangers, provoquant un grave déficit dans la balance des paiements et donc une chute drastique des réserves en devises de la Banque centrale libanaise, avec toutes les lourdes conséquences que cela a entrainé sur le double plan économique et financier, et donc sur les conditions de vie de la population.
Fort du soutien inconditionnel et illimité des Pasdarans, et s’appuyant sur un vaste arsenal militaire (illégal), le Hezbollah continue de se livrer impunément à cette entreprise systématique de déconstruction et se comporte comme s’il était seul maître du jeu sur l’échiquier libanais, faisant fi du caractère pluraliste et multicommunautaire de la société libanaise. Comment le Hezbollah a pu en arriver là? Quelles sont les origines de ce parti ?
L’occupation israélienne, le déclencheur
La lente genèse du Hezbollah remonte au début des années 80, plus spécifiquement à la suite de l’opération « Paix en Galilée » lancée par l’armée israélienne au Liban en juin 1982. Cette offensive avait abouti à l’occupation d’une large partie du territoire libanais, notamment la capitale Beyrouth et ses banlieues ainsi que le Liban-Sud. A l’époque, plusieurs groupuscules islamistes chiites étaient déjà actifs sur la scène libanaise, tels que le Rassemblement des ulémas de la Békaa (la plaine libanaise limitrophe de la Syrie), les « comités islamiques », et la branche libanaise du parti chiite irakien al-Daawa, dont le porte-étendard au Liban était un influent et charismatique uléma chiite, feu Mohammad Hussein Fadlallah.
Ces groupuscules ont mené des opérations ponctuelles contre les troupes de Tsahal (l’armée de l’Etat hébreu), soutenus en cela par des cadres des Pasdarans qui avaient mis à profit la conjoncture née de l’attaque israélienne pour se répandre dans la Békaa où ils ont installé des camps d’entrainement militaire et d’endoctrinement politique. Rapidement, il s’est fait ressentir dans ces milieux la nécessité de fusionner ces groupuscules afin de mettre sur pied une seule formation bien structurée dont les fondements devaient être basés sur trois axes fondateurs :
– L’islam fondamentaliste constitue la base idéologique de la pensée sur laquelle devrait être bâtie la nouvelle formation politique.
– La résistance contre l’occupation israélienne suppose de créer une structure adéquate pour le jihad et de mobiliser toutes les potentialités nécessaires sur ce plan.
– Le commandement revient au guide suprême de la République islamique d’Iran (à l’époque l’Ayatollah Khomeyni), en tant que descendant du Prophète et des imams. C’est à lui que revient la charge de définir les grandes lignes de l’action au sein de la nation (islamique), et ses décisions sont contraignantes (du fait qu’il est le descendant du Prophète).
Processus de fusion des groupuscules
À la lumière de ces trois principes fondamentaux préétablis, les responsables des groupuscules chiites multiplieront les réunions et les débats internes afin de jeter les bases de la nouvelle formation politique en gestation. Ces débats déboucheront sur l’élaboration d’un document politique fondateur qui sera soumis au guide suprême de la République islamique. Après avoir obtenu l’aval de l’Ayatollah Khomeyni, les différents groupuscules se sont autodissous pour former un seul parti fédérateur qui prendra pour nom le Hezbollah.
Ce processus de fusion a donc été lancé dans le courant de l’été 1982, mais ce n’est qu’à la fin de l’année 1983 que le Hezbollah verra formellement le jour. Le processus ne viendra à maturation qu’au début de 1985 lorsque la formation chiite dévoilera son premier programme politique. Le nouveau parti bénéficiera d’un vaste soutien iranien, militaire, financier, logistique et politique, qui ira crescendo au fil des ans pour atteindre aujourd’hui son apogée.
Il reste que l’émergence du Hezbollah est aussi l’aboutissement d’une longue et lente maturation de l’affirmation de la présence et de l’identité des chiites en tant que communauté sociopolitique sur l’échiquier libanais. Cette communauté avait été longtemps marginalisée à travers l’Histoire, notamment sous l’empire ottoman (sunnite) lorsque les chiites ne bénéficiaient pratiquement d’aucun droit politique. Au XIXe siècle, à titre d’exemple, ils n’étaient pas directement représentés au sein des instances en charge de la gestion des affaires de ce qui était à l’époque l’entité libanaise (la Montagne libanaise, ou le petit Liban). C’était un notable sunnite qui parlait en leur nom.
Cette discrimination se poursuivra jusqu’à la chute de l’Empire ottoman, avec la Première Guerre mondiale, et il faudra attendre pratiquement jusqu’en 1926, après la proclamation du Grand Liban (en 1920), pour que l’existence de la communauté chiite, en tant qu’entité, soit officiellement reconnue.
Plus tard, durant l’époque contemporaine, deux facteurs essentiels ont pavé pratiquement la voie à l’émergence et au développement du Hezbollah : l’action d’un certain nombre d’ulémas chiites arrivés à Beyrouth dans le courant des années 60 après avoir achevé leur formation religieuse à Qom (en Iran) ou à Najaf (en Irak) ; et plus récemment l’instauration de la République islamique en Iran en février 1979, suivie de la politique d’exportation de la Révolution, initiée et entretenue par les Pasdarans qui ont constitué ainsi, sans conteste, le principal catalyseur au développement du parti chiite.