Réfugié depuis décembre 2017 en France, l’ancien officier des services Haykel Dkhil dénonce sur Facebook les errements de la politique sécuritaire tunisienne dans des messages redoutables de précision.
A quel jeu joue Haykel Dkhil, ce soldat perdu des années post Ben Ali devenu un véritable croisé de la lutte anti corruption? Silhouette émaciée et visage anguleux, cet ancien officier des services de renseignement tunisien a gagné la France, voici neuf mois. Sa seule arme, ce sont des clés USB recelant une documentation fort riche et confidentielle provenant du ministère de l’Intérieur tunisien dont il démissionnait en 2015.
Les courriers internes couverts par le secret qu’il a divulgués alors qu’il était encore en territoire tunisien lui avaient valu deux condamnations de six et huit mois de prison et d’innombrables plaintes. La proximité qu’il reconnait volontiers aujourd’hui avec l’entourage de l’actuel Premier ministre, Youssef Chahed ne lui a guère épargné les ennuis judiciaires « J’ai quitté la Tunisie, explique-t-il, car je ne voulais pas finir en prison ».
C’est peu de dire que les contacts pris avec les autorités françaises depuis son arrivée à Paris et sa demande s’un statut de réfugié en inquiètent plus d’un en Tunisie. C’est qu’il possède dans sa besace numérique des documents consternants, s’ils sont authentifiés, sur la politique sécuritaire menée en Tunisie ces dernières années, notamment après les attentats du Bardot et de Sousse en 2015.
Un passé Benaliste assumé
Cet ancien officier qui a fait ses classes dans l’infiltration des réseaux islamistes (qu’il n’aime guère) et la surveillance des détenus politiques sous le régime du président Ben Ali est d’abord un électron libre habité par sa seul obsession: l’éradication de la corruption.
Haykel Dkhil apparait comme un homme seul, qui n’a plus rien à perdre et dont la seule protection est une poignée de sécuritaires, encore en fonctions, qui restent ses amis et l’alimentent en informations. Les réseaux sociaux, qu’il maitrise parfaitement sont l’objet de toute son attention, le nez collé, vingt quatre heures sur vingt quatre, sur son ordinateur ou son téléphone.
Chafik Jarraya dans le collimateur
Le puissant homme de l’ombre qu’est Chafik Jerraya fut sa première cible. Cet homme de réseaux qui sévit depuis le régime de Ben Ali, a joué un rôle trouble mais déterminant dans les coulisses du pouvoir depuis le printemps tunisien de janvier 2011.Ce grand corrupteur aura arrosé la plupart des partis tunisiens, que ce soit, hier, la famille de Leila Trabelsi, l’épouse de Ben Ali, ou ensuite les islamistes d’Ennhadha, et encore le fils du président actuel, Hafedh Caïd Essebsi, son partenaire en affaires et en discrètes commissions.
Encouragé par l’entourage de Youssef Chahed, en guerre contre Hafedh Caïd Essebsi, notre lanceur d’alerte dépose plainte en 2016 contre Chafik Jerraya, qui sera finalement arrêté plusieurs mois plus tard et emprisonné.
Hélas, la justice militaire saisie du dossier a cru bon de mettre en cause dans cette affaire deux grands flics de l’anti terrorisme qui n’avaient absolument rien à se reprocher et qui croupissent aujourd’hui en prison, dont un gravement malade. Ce sont eux qui avaient mis fin en 2016 à la vague d’attentats que connaissait la Tunisie, en collaborant de façon totalement régulières avec des réseaux libyens de « Farj Libya » susceptibles de leur fournir des informations sur les jeunes tunisiens séduits par l’Etat Islamique.
Disons que « l’opération mains propres » à laquelle avait participé alors Haykel Dkhil a tourné largement au déni de justice contre des hauts fonctionnaires, sans que d’ailleurs on entende beaucoup réagir les médias tunisiens, souvent frileux sur les sujets sensibles.
Ses cibles; Kamel Eltaief et Lotfi Brahem
Les véritables cibles désormais de Haykel Dkhil, ce sont l’ancien ministre de l’Intérieur et chouchou des pays du Golfe, Lotfi Brahem, ainsi que son âme damnée, le redoutable Kamel Eltaief, l’ancien bras droit et « vice Roi » de Ben Ali qui a repris du service après 2011 grâce à ses liens avec le président Beji et grâce aux innombrables réseaux qu’il possède dans les milieux sécuritaires et financiers.
Dans un rapport très documenté d’une dizaine de pages qu’il a rédigé en arabe, Haykel Dkhil décrit la résistible ascension de Brahem, l’ancien patron de la Garde Nationale devenu le patron des flics avant d’être renvoyé en juin dernier. Avec force détails, l’ancien officier de police décrit les moyens utilisés par Brahem, aidé par ses amis de la région du Sahel ,pour arriver à ses fins et le rôle déterminant joué à ses cotés par le colonel Khaled Hanich, dit « le Pacha », son fidèle second placé à la tète d’une brigade des renseignements tactiques au sein de la direction des renseignements.
Notre archiviste, Haykel Dkil, revient dans son rapport sur les raisons du renvoi de Lotfi Brahem en juin dernier et sur la façon dont le Premier ministre a été contraint de faire le ménage au sein de l’appareil sécuritaire. Des réunions sont évoquées, des noms cités et des manoeuvres démontées.
Des menaces à répétition
C’est peu de dire qu’à Tunis, beaucoup cherchent à arrêter les scuds lancés depuis Paris par ce lanceur d’alerte impossible à raisonner car incorruptible.
Restent les menaces indignes qui sont proférées contre sa famille. Sur les réseaux sociaux, des mauvais coucheurs lui envoient des avertissements et des insultes, comme récemment l’homme d’affaires, Taoufik Mkacher, qui passe pour proche de certains milieux judiciaires. Du genre: « On va bien se renseigner sur ta famille pour voir qui va payer la facture! »
Enfin en Tunisie, sa femme comme sa mère reçoivent des visites de fonctionnaires menaçants qui insistent pour obtenir son adresse et son téléphone à Paris.
L’incroyable parcours de cet ancien officier du ministère de l’Intérieur témoigne du climat délétère qui règne en Tunisie gagnée par la généralisation de la corruption et la tentation d’un régime autoritaire. Mais en même temps, le printemps numérique qui a vu le jour après 2011 a donné aux citoyens les plus engagés le gout et la possibilité de s’exprimer sur les réseaux sociaux. Espérons qu’il sera difficile de priver de cette liberté les citoyens les plus courageux et engagés de la Tunisie d’aujourd’hui.