Dans un entretien avec Mondafrique, maitres Anges Kevin Nzigou et Dominique Inchauspe, avocats de l’ancien bras droit dAli Bongo, Brice Laccruche, dénoncent une prétendue procédure anti-corruption organisée pour faciliter la désignation du fils d’Ali Bongo, Nourredine Bongo, comme l’héritier incontesté
Mondafrique : Vous venez de déposer plainte à Paris pour détention arbitraire, violences volontaires et menace de mort pour vos clients MM. Brice et Grégory Laccruche. Quel est le contexte de cette affaire ?
Me Anges Kevin Znigou En août 2018, M. Brice Laccruche a été nommé directeur de cabinet de M. Ali Bongo. En octobre 2018, comme on le sait, M. Ali Bongo, a été victime de graves problèmes de santé. Ces problèmes se sont prolongés durant l’année 2019 sans que l’on sache vraiment quel était l’état de santé véritable du président. A tel point que le collectif ‘Appel à Agir’ dont je fais partie avait saisi la justice gabonaise en août de cette année pour demander une expertise médicale de Monsieur le Président. Il semble maintenant en meilleure santé (il réapparait en public) et c’est peut-être la conséquence heureuse de notre demande.
Fin août / début septembre 2019, M. Brice Laccruche a entrepris une tournée dans le pays afin d’y représenter que la santé du président Bongo demeurait satisfaisante et que son indisponibilité temporaire n’empêchait pas que l’Etat continuait à être géré au mieux des intérêts de la chose publique. Cette tournée a rencontré un très grand succès et a pris les allures, involontaires pour M. Brice Laccruche, d’un début de plébiscite.
Le 22 novembre 2019, une réunion spéciale du Conseil Supérieur de la Magistrature du Gabon s’est tenue sous la présidence de M. Ali Bongo. M. le Président est revenu spécialement d’Angleterre pour cette réunion du CSM. Il y a été décidé de changer tous les magistrats de la nouvelle juridiction spécialisée dans les affaires financières (procureur, juges d’instruction) comme aussi le directeur de la prison centrale de Libreville.
Quelques jours plus tard débutait l’opération ‘Scorpion’, c’est-à-dire une prétendue opération anti-corruption. M. Gregory Laccruche est arrêté le 27 novembre. Son frère Brice le 13 décembre, ainsi qu’une vingtaine d’autres personnes, proches des deux frères dont une partie était membre du gouvernement et de la haute administration de l’Etat. Toutes ces personnes sont membres de l’association des jeunes émergents volontaires (AJEV) dont M. Brice Laccruche était le président.
Nous sommes donc clairement en présence d’une sorte de ‘Nuit des Longs Couteaux’ judiciaire (toutes proportions gardées) à l’occasion de laquelle le pouvoir en place s’est brutalement séparé de ceux qu’il estime être des concurrents.
Mondafrique : Votre plainte indique que, à votre connaissance, M. Noureddin Bongo Valentin, fils de M. Ali Bongo, serait à l’origine de la manœuvre. Quels sont les éléments sur lesquels vous vous basez ?
Me AKN :Je pourrais vous répondre que tout Libreville en est convaincu mais, en droit, cela ne suffit pas. Il a d’abord le changement de tous les personnels judiciaires spécialisés quelques jours avant le début de l’opération, alors que ces personnels avaient installé au mois de juillet précédent. Il y a ensuite la nomination de M. Noureddin Bongo Valentin le 5 décembre 2019 en conseil des ministres, « coordinateur des affaires présidentielles ». Il est chargé « d’assister le président de la République dans la conduite de toutes les affaires de l’État ». Il n’a que 26 ans. Certes, la valeur n’attend pas le nombre des années, comme le rappelle Corneille mais le poète avait ajouté, très à propos : « aux âmes bien nées, la valeur, etc. ». Il y a enfin différents témoins prêts à déposer en ce sens, dont certains appartiennent à l’appareil d’Etat.
Me Dominique Inchauspe :Ces personnes demandent à déposer sous le statut spécial des témoins anonymes prévu dans la loi française.
Mondafrique : Des témoins anonymes, c’est suffisant pour prononcer une condamnation ?
Me DI : Non bien sûr. Il faut des éléments pour corroborer ces dépositions. Mais ceux que rappelle mon confrère (changement des personnels et promotion du jeune homme) en paraissent un bon début. D’ailleurs, nous avons pris connaissance avec intérêt de la déclaration du porte-parole de la Présidence à propos de la plainte : « « Noureddin Bongo Valentin n’a aucune fonction dans l’appareil judiciaire. Il ne peut donc pas être tenu responsable des poursuites qui sont du ressort du procureur de la République ».
Le porte-parole ne nie pas le rôle actif que nous pensons être celui du jeune homme. Il se réfugie derrière le fait, exact, que M. Valentin n’appartient pas à l’appareil judiciaire. Mais nous n’avons jamais écrit que c’était le cas.
Quant au procureur de la République évoqué, il fait partie des magistrats installés 5 jours avant à cette fonction.
Mondafrique : Justement, le porte-parole a aussi indiqué : « Cependant il faut se rappeler que dans le cadre d’infraction pénale, c’est la territorialité de l’infraction qui prévaut. Autrement dit, c’est la loi gabonaise qui est applicable et c’est la justice gabonaise qui rendra les décisions. »
Me DI : Pour ce qui est des poursuites contre MM. Laccruche et leurs amis à Libreville, c’est certain que la justice gabonaise rendra les décisions. Nous les attendons d’ailleurs. Peut-être pourrons-nous enfin avoir accès au dossier.
Je rappelle qu’un élément essentiel de la plainte est l’impossibilité d’accès au dossier, en violation de la loi gabonaise. En principe, dans les affaires financières, les dossiers comptent de nombreux tomes en format A4… quand il y a des charges contre les suspects. Dans une affaire pendante devant le tribunal criminel spécial de Yaoundé, il y avait 4 tomes d’auditions, de rapports et d’annexes. Il est donc singulier qu’on ne présente aucune pièce, aucun document, à la défense pour étayer les accusations portées contre MM. Brice et Grégory Laccruche et ce depuis près de deux mois.
Me AKN :J’ai pu voir, très brièvement, dans un des services de police qui ont entendu un des clients le dossier, après avoir insisté fortement. Il est moins épais que notre plainte avec ses pièces. Il semble qu’on ait arrêté d’abord et que, depuis, on cherche des preuves. C’est la raison pour laquelle je pense qu’on ne veut pas nous communiquer lesdits dossiers. J
En revanche, cette procédure à Libreville n’empêche pas, bien au contraire, notre procédure en France. Et, même si les infractions de détention arbitraire, violences volontaires et menace de mort que nous y dénonçons ont été commises à Libreville, la nationalité française de MM. Laccruche et aussi celle de M. Noureddin Bongo Valentin en donnent la compétence à la France.
Me DI : e note d’ailleurs que, dans le communiqué du porte-parole de la présidence, il n’est pas répondu aux critiques de notre plainte sur les violations du droit gabonais. Pourtant, ces critiques sont précises : défaut d’accès au dossier pendant l’enquête du procureur puis devant les deux magistrats instructeurs, absence de tout débat contradictoire au moment de l’inculpation et du placement en détention préventive. Nous aurions aimé avoir l’opinion de la présidence sur ces sujets. J
Mondafrique :A ce sujet, vous indiquez que c’est la nationalité française des plaignants, vos clients, qui permet une plainte à Paris, comme d’ailleurs la nationalité française de l’instigateur, selon vous, M. Noureddin Bongo Valentin. Mais peut-on faire juger la justice gabonaise par la justice française ?
Me DI :Les tendances de fond de la justice moderne sont à ne pas accepter les violations des droits fondamentaux. Le Gabon, comme la France, est signataire d’engagements internationaux qui nous lient tous. Au cas particulier, considérer qu’un Etat fait ce qu’il veut chez lui reviendrait à considérer comme normal, par exemple, que M. Brice Laccruche soit confiné à l’isolement, dans une cellule surchauffée, sans droit de visite, sans soin pour son otite aigue (il a fallu l’intervention de la Consule générale de France). Maintenant, nous apprenons qu’on n’autorise plus sa famille à lui porter de la nourriture. Or, c’est la seule qu’il peut recevoir puisque la prison ne le nourrit pas. Ce n’est pas normal. C’est injuste. C’est donc illégal. Ce sont des violences volontaires.
Me AKN :De plus, maintenant, tous les inculpés de ce dossier, qui étaient au quartier des fonctionnaires, viennent d’être placés à l’isolement dans des cellules individuelles infectes comme celle où se trouve M. Brice Laccruche. Ce sont des représailles au dépôt de plainte de nos clients. C’est scandaleux mais cela illustre bien le caractère politique de cette ‘opération scorpion’ : nous sommes en présence d’une punition collective sans lien avec la situation particulière de chacun et donc sans respect de l’état de droit. La plainte à Paris se justifie à nouveau.
Me DI :J’ajoute que la justice française a accepté d’instruire la plainte d’une franco-camerounaise détenue au Cameroun à la suite de décisions de la justice de Yaoundé.
Mondafrique : N’est-ce pas un peu néo-colonialiste ?
Me DI : Non, car la justice française a aussi accepté d’instruire la plainte pour détention arbitraire de deux ressortissants français détenus à Guantanamo par les Etats-Unis. Ils avaient été faits prisonniers en Afghanistan par l’armée américaine.
Mondafrique : Quelle peut être la suite de la plainte ?
Me DI : Nous demanderons au juge d’instruction d’entendre nos clients. Il convoquera aussi à Paris les différents protagonistes du dossier. Si les intéressés ne se rendent pas à une première convocation, une seconde est adressée. Si personne ne se présente, en général, un mandat d’arrêt est délivré. J
’ai eu le cas récemment avec un personnel judiciaire d’un Etat européen. Le juge peut aussi vouloir exécuter ces actes en se rendant sur place. On se souvient aussi de M. Trévidic marchant sur la piste d’atterrissage de Kigali où fut abattu l’avion qui transportait Juvénal Habyarimana.
MondafriqueFinalement, le mobile de tout ceci serait-il la volonté de ‘placer’ Noureddine Bongo pour succéder à son père plutôt que Brice Laccruche ?
Me DI : Dans le livre de Samuel, Saül s’offusque de la popularité grandissante de David et veut le tuer. Son fils Jonathan, ami de David, intervient auprès de son père pour l’en empêcher. A la Présidence de la République de Libreville, on a peut-être mal lu le texte (1 S 18, 6-9 ; 19, 1-7).